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Je me retrouve dans le bureau de ce lourdaud de Kenneth, le flic qui se prend pour un chérif du Texas. Il tourne en rond. Je ne sais pas comment il arrive à se déplacer avec sa grosse bedaine, dans cette pièce exiguë. Mains plaquées sur sa ceinture, il me fixe.

— Alors, qu’est-ce qui s’est passé ?

J’en sais rien. Mon esprit se brouille. Je me contente de baisser la tête sur mes mains et mes bras couverts de sang. Je suis pris de tremblements, je n’arrive pas à les arrêter.

— Bon, on va aborder la chose autrement. Pourquoi tu la suivais ?

Je plaque mes mains sur le visage pour cacher mes pleurs. Kenneth frappe sur le bureau.

— Ça suffit ! Tu vas me répondre ! Pourquoi tu la suivais ?!

— Chè ..a..mo… mais el… qui…

— Articule bon sang ! Tu me fatigues !

Kenneth m’empoigne les cheveux pour me relever la tête de force. J’écarte les mains de mon visage.

— C’est pas moi, mais elle qui m’a suivi !

— Tu plaisantes ? Tu crois que je vais gober un truc pareil ?

— Il se faisait tard. Elle a refusé de me laisser rentrer seul. Elle a insisté pour m’accompagner ! Je ne voulais pas qu’elle vienne !

— Et peut-on savoir la raison pour laquelle tu trainais ?

— Je suis resté après les cours, pour étudier.

Kenneth éclate de rire. Il ne me prend pas au sérieux cet abruti.

— Vraiment ? Moi je crois plutôt que tu rackettais tes petits camarades. Elle t’a grillé et tu n’as pas apprécié.

— C’est faux ! Je vous assure que je bossais !

Il frappe de nouveau sur le bureau de ses deux poings.

— Arrête de mentir !

— Je dis la vérité !

— Qui l’a tué ?

— J’en sais rien.

— Menteur, je suis sûr que tu le sais !

Il est convaincu de ce qu’il dit. Je vois bien que je perds mon temps à discuter. Il souffle comme un boeuf. Il sent l’alcool à plein nez. Bravo pour un flic, quelle exemplarité. Les États-Unis viennent d’interdire la vente d’alcool. Comment se procure-t-il les bouteilles, hein ? Je suis trop petit pour lui sortir un truc pareil, et ça risque d'envenimer la situation. À cet instant, le code d’honneur a défilé dans ma tête. Je n’avais plus qu’à me taire. Il se penche vers moi.

— J’ai déjà vu ta tête quelque part.

Je secoue la tête, laissant mes mèches de cheveux se balancer, puis arrêter leur course devant mon visage. C’est plutôt pratique.

Kenneth appelle un de ses collègues. Il ramène une fiche. Il me la tend avec un stylo plume.

— Complète-moi ça. T’as dix minutes.

Je fronce les sourcils. Dix minutes et après quoi ? Qu’est-ce qu’il peut contre moi ? Sans preuves, ni témoins. Personne ne m’a vu la tuer. Il s’assied, bras croisés. Je prends le stylo et lis le document. Je soupire, ce n’est qu’une fiche d’identité. Nom, prénom, adresse, date de naissance… tout ce qu’il y a de plus classique. Un document banal. Sauf pour moi. Remplir ces lignes implique de lourdes conséquences pour ma famille. Je ne peux pas lui dire qui je suis, ni où j’habite. Mon père n’appréciera certainement pas qu’un flic fouille dans ses affaires. Qu’est-ce que je dois faire ? Je me mords la lèvre inférieure. Je fixe ma main tenant ce stylo plume argenté. Le sang a séché. Elle tremble de nervosité. Je voudrais me laver, effacer ces traces. Kenneth se lève d’un bond, je sursaute.

— Tu ne sais pas lire notre langue à ton âge ? À quoi ça sert que tu ailles à l’école si tu n’apprends rien ?

Il m’agace !

— Je ne peux pas…

— Tu ne sais pas écrire non plus ? râle Kenneth.

Va te faire foutre. J’ai l’impression qu’il lit dans mes pensées, vu son regard. Il m’arrache la feuille des mains.

— Je vais écrire pour toi. Comment tu t’appelles ?

— Jack.

— Ton nom de famille !

— Je ne vous le dirai pas.

Il tape sur le bureau. Il ne sait faire que ça ? Moi aussi je peux m’énerver sur le mobilier.

— P’tit merdeux, tu vas t’en prendre une dans la tronche, à force de me désobéir. Je te rappelle que je représente les forces de l’ordre ! T’habites où ?

— Nulle part.

— T’es né où ?

— En Alaska.

Il sort de ses gonds, je l’ai poussé à bout. Pas solide le gars. Il me gifle tellement fort que ma tête dévie sur le côté. Il me surplombe, m’agrippe le bras.

— T’es né où ?!

— À San Francisco.

Il me frappe à nouveau. Il a le droit de faire ça ? Sérieux ?

— Mais c’est vrai !

— Je t’ai dit de ne pas me mentir, il me semble ? Alors, j’attends, ton lieu de naissance ?

— Je vous ai déjà répondu.

De la fumée sort de ses narines. Ou alors, c’est mon imagination. Il est rouge de colère. S’il continue de s’emporter, sa tête risque d’exploser.

— Ta tête me revient pas.

— La vôtre non plus.

Il lève le bras au-dessus de ma tête. Un collègue entre dans la pièce. Sauvé in extremis.

— La mère du p’tit est ici.

Quoi ? Daniela ? Comment m’a-t-elle retrouvé ? Kenneth se lève, m’embarque pour me ramener à elle. Son regard est sombre, dépourvu de tendresse. Si elle avait pu, je crois qu’elle m’aurait étripé sur place. Elle laisse notre numéro de téléphone au réceptionniste, au cas où ce genre d’incident se reproduirait. J’ai ressenti de la déception et de la délation cette nuit-là. Si elle fait ça, c’est qu’elle est persuadée que je remettrai les pieds ici. Elle n’a pas confiance en moi. Je crispe la mâchoire, vexé. Nous sortons du commissariat.

Sur le chemin vers la maison, j'en profite pour lui demander comment elle a su que j’étais ici. Elle me répond simplement :

— Giovanni.

Juste un nom, rien d’autre, Aucune explication. À moi d’en déduire ce qui a pu se passer. Giovanni a dû me voir avec Madame Johnson. Puis le coup de feu, le sang, la voiture de flic… Je ne trouve pas d’autre justification.

Passé la porte d’entrée, Marco me tombe dessus.

— Où t’étais passé ?!

— À l’école…

— Nous avions un rendez-vous ! Je t’avais dit de venir ! Ne me dis pas que tu l’avais oublié ?

— Euh…

— Plus tu passes ton temps là-bas, plus ton cerveau se ramollit ma parole !

— Je voulais…. Je ne voulais pas… je….

— Jack ! Tu es un Calpoccini ! Mon fils ! Tu te dois de protéger ta famille, de respecter notre code d’honneur. Les affaires et la famille d’abord !

— Pas comme ça…

— Les gens d’ici n’en ont rien à foutre de notre gueule ! La priorité avant tout le reste, se soutenir et se débarrasser des autres qui nous emmerdent. Combien de fois devrais-je te le répéter ? Fourre-toi ça dans le crâne une bonne fois pour toute !

— Mais…

— Pas de « mais » ! Tu es un napolitain par le sang de nos ancêtres, tu dois honorer notre famille ! Merde !

Marco tape du poing sur le meuble de l’entrée. Je me mets à pleurer de plus belle. Marco se penche encore plus vers moi. Il lève son index bien droit.

— Ne montre pas tes peurs, ne montre pas tes pleurs, ne montre pas tes émotions.

— Je…

— Jack, ressaisis-toi bordel !

Marco chope mon avant-bras, pose ma main brutalement à plat sur la commode, en pressant avec force mon poignet. Il sort un couteau aiguisé de son fourreau accroché à sa ceinture. Puis il le brandit.

— Si tu veux tourner le dos à ta propre famille, dis-le et je te débarrasse de cette main.

— Quoi ?!

Là, je panique. Il est complètement fou pour s’emporter à ce point. Giovanni et Fabio passent dans le hall. Ils nous regardent avec étonnement. Je les comprends. Plus qu’à répéter machinalement ce que mon père veut entendre. Je tiens à mon bras, moi.

— Tu ne dois pas hésiter à tuer. Tes mains te servent à combattre et à tirer pour protéger les tiens. Alors si tu ne t’en sers pas comme il faut, tu n’en as pas besoin, ok ?

— Je… J’ai compris, je vais défendre ma famille !

— Tu en es sûr et certain ? s’écrie Marco en brandissant son couteau. Ne me fais plus un coup pareil ?

— D’a… D’accord !

— Je t’ai attendu moi ! Tu m’as fait perdre mon temps, Jack !

J’ai mal. La main de mon père agit comme un garrot autour de mon poignet, mes doigts virent au bleu-violet.

— J’ai compris, je ne le referai plus ! Je suis désolé !

Marco abaisse sa main d’un geste vif et plante le couteau dans le bois, pile à côté de ma main. J’en ai le souffle coupé.

— Ne me fais plus perdre mon temps, foutu gosse ! Tu représentes la relève. Tu te dois de continuer les affaires. Mafieux de père en fils ! Tu n’as pas intérêt à renier ta famille, est-ce bien compris ?

— Oui, j’ai… j’ai compris…

— Je dois compter sur toi, est-ce bien clair ? Pas d’égarement futile !

— D’accord, je ne le ferais plus, promis…

Marco lâche son emprise, se redresse pour me toiser. Il rejoint les deux affranchis. Ils me laissent seul, dans cette entrée froide et austère.

Je ne me sens pas très bien. Je plaque une main sur ma bouche, sentant la nausée monter. Je file aux toilettes pour gerber.

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