18

6 minutes de lecture

La semaine suivante, l’école reste fermée. Un temps de deuil pour respecter la mémoire de Madame Johnson. Je m’y rends discrètement. Je veux savoir ce qui se dit. Est-ce que quelqu’un a vu la scène ? Était présent ? Ou en a eu écho ? J’avance d’un pas peu assuré dans le couloir. Je passe devant la salle des professeurs. Ils sont trois.

Je m’arrête, caché derrière le grand pot de fleurs, pour écouter leur conversation.

L’enquête de recherche est au point mort. Aucun témoin pour dénoncer qui que ce soit. Les enquêteurs tablent sur la malchance d’une balle perdue. Le quartier où je vis est connu pour des cas de fusillade sur fond de règlement de comptes. L’insécurité y règne.

— C’est incroyable que personne n’ait rien vu ! s’indigne un professeur.

— Que vont devenir ses élèves ? demande un autre.

— Que pouvait-elle bien faire à une heure pareille dans ce coupe gorge ?

— Peut-être qu’elle souhaitait s’entretenir avec les parents de Jack.

Ils parlent de moi ? Non. Pas ça.

— Ah oui, le garçon dangereux, Jack Calpoccini, c’est bien ça ?

— Exact, il est dans la classe de Madame Johnson.

Pourquoi dangereux ? Ils me voient comme un criminel. Leur réaction me blesse.

— C’est vrai ça ! Ce n’est pas parce qu’il a une gueule d’ange qu’il est insoupçonnable.

— C’est sûrement de sa faute !

— C’est un fils de criminel, ça ne peut être que lui !

Comment ça ? Et ils me soupçonnent de quoi au juste ? De son meurtre ? Ils sont timbrés ! La peur les rend aveugle.

— Du calme, pas de conclusion hâtive ! déclare l'un des professeurs. 

J’en ai assez entendu. Je recule discrètement dans le couloir, sans faire de bruit. Je me retourne, tombe nez à nez avec un gars maigrichon, qui me fixe méchamment.

Il agrippe ma chemise, contenant sa colère entre ses dents serrées.

— Tiens donc, ne serait-ce pas là le petit Jack qui écoute aux portes ? Celui dont m’a tant parlé Lindsay ?

— Pardon ?

— Oui, c’est bien toi. L’élève préféré de Madame Lindsay Johnson ! Tu l’as tuée ?

Ce serait lui, Lenny ? Le professeur de la discussion ?

— Non… Non ! Bien sûr que non !

— Menteur !

Il me projette violemment contre le mur. Ma tête heurte la plinthe tranchante en tombant. Une fente se créée à l’arrière de mon crâne. Du sang coule sur ma nuque.

— Vous êtes… Lenny ?

— D’où connais-tu mon nom ? Tu veux aussi te débarrasser de moi ?!

Ses cris et le bruit de la chute rameutent les professeurs de la salle.

— Que se passe-t-il ici ?! intervient l’un d’eux.

Lenny pointe un doigt tremblant, bras tendu, en ma direction.

— C’est lui ! J’en suis sûr ! C’est lui le coupable !

J’observe les professeurs, apeuré. La choc à la tête me lance. Je passe une main, sens un liquide visqueux. Je regarde. Elle est pleine de sang.

— Mon Dieu ! Qu’est-ce que vous lui avez fait bon sang ?

Les professeurs s’inquiètent, mais aucun ne bouge. Personne ne vient m’aider, me soigner, ou même me demander si je vais bien. Je me relève, sous leur regard soupçonneux.

— Qui t’a dit de te relever ?! hurle Lenny.

Il s’élance vers moi pour me frapper, mais l’un des professeurs l’intercepte aussitôt.

— Va-t’en ! me crie l’enseignant. Ne remets plus jamais les pieds ici ! Tu m’as bien entendu ? Ne reviens jamais dans cette école !

Pendant que le professeur le retient de toutes ses forces, je m’enfuis, les larmes aux yeux, percevant les insultes de Lenny criées à mon encontre.

— P’tit con ! Salaud de rital ! Crève !

Je sors de l’école, essoufflé. Je tombe cette fois sur des élèves de la classe d’Alberto. Trois jeunes garçons, un peu plus âgés que lui, entre treize et quinze ans, m’interceptent. Avec le martèlement de la haine envers les Italiens par les journaux et par leurs propres parents, ces jeunes Américains, fils de pêcheurs, détestent ces enfants d’immigrés. Ils se croient permis de les remettre à leur place.

— Hey toi, ce serait pas ta faute si notre enseignante Madame Johnson est morte ?

— Qu’est-ce-qui vous fait dire ça ?

Je suis fatigué de cet acharnement.

— Y a toujours des problèmes autour de vous. C’est bizarre, n’est-ce pas ? Des meurtres, du sang, des règlements de compte…

— T’es bien le fils du parrain Calpoccini, non ?

Il sait ça, lui ? Ah, mais oui, bien sûr. Alberto. Ce crétin s’en est certainement vanté.

— Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Nous débarrasser de toi ! T’étais où le jour du meurtre ?

— Ça ne vous regarde pas, laissez-moi passer !

Le premier garçon me bloque avec sa jambe.

— Non, tu ne vas pas t’en tirer comme ça !

Ces écoliers sortent des couteaux à filet de sole.

— Vous n’êtes que des lâches. Trois contre un !

— Qui tu traites de lâche ?! C’est toi qui t’es enfui après le meurtre de Madame Johnson !

— Prouve-le !

Les trois se regardent, ahuris. Ils n’ont aucune preuve tangible contre moi. Le premier garçon reprend la parole, provocateur.

— Nos parents disent que c’est toi, t’es le fils du type le plus violent du quartier.

— Et alors ? Vous n’avez pas peur qu’il vienne vous découper en petits morceaux ?

— Oh le petit garçon qui compte sur son papa pour le sauver, c’est mignon !

— On s’en fout, du moment qu’on peut se débarrasser de l’un de vous ! lance le second.

— Vous êtes de la vermine ! ajoute le troisième.

Ils répètent ce que crachent leurs parents, sans réfléchir. Je les toise du regard, ne ressentant aucune peur. Je me prépare à me défendre.

Le premier s’approche pour me frapper. J’évite son coup de poing, riposte par un coup de genou dans le ventre. Le garçon se plie en deux sur le sol, les fesses en l’air.

Le deuxième brandit son couteau, j’attrape sa main, lui tord le bras dans un mouvement brusque et rapide. Il hurle de douleur.

Le dernier se met à trembler, face à mon regard noir. Il n’imagine même pas ce dont je suis capable. Sale gamin. Retourne dans les jupons de ta mère.

— Nous… nous voulions juste te donner une bonne leçon… c’est tout…

— Et bien c’est raté !

Je donne un coup de pied dans son ventre. Il tombe à terre comme une loque. Je lève mon poing droit. Une main m’attrape. Je suis bloqué dans mon geste. Je tourne la tête. Kenneth.

— Qu’est-ce que tu fais ?!

— Je me défends ! Ils s’en sont pris à moi !

— Hey, je te reconnais ! T’es le gamin qui est venu me voir pour aider ton frère !

— Et vous n’avez rien fait !

— Tu crois qu’on allait croire à cette mascarade petit ?!

— Quoi ? Ce n’était pas un jeu !

— Calme-toi !

Kenneth me passe les menottes aux poignets.

— Qu’est-ce que vous faites ?!

— Je t’arrête pour agression envers ces trois jeunes gens.

— Ce sont eux qui ont commencé !

Je me débats, son collègue intervient. Il m’immobilise.

Les badauds observent la scène de manière hautaine. J’entends leurs chuchotements peu discrets.

« Encore un de ces sales gamins »,« Toujours les mêmes qui foutent le bordel ! »,« Quand vont-ils repartir chez eux ? »,« Quelle erreur d’avoir encouragé cette venue de main d’œuvre bon marché ! »,« Ces immigrés italiens ne nous apportent que des problèmes, le gouvernement ferme les yeux là-dessus, ça m’horripile ».

Je grince des dents, vexé par ces réactions injustes. Je ressens cette haine au plus profond de moi-même, cette crainte de «l’Italien» exprimée à travers une attitude négative envers les immigrés directs et leur descendance*. Mon père avait raison, je ne pouvais pas compter sur les flics pour me venir en aide. Je sais me défendre. Je dois me résoudre à me débrouiller tout seul, à remettre à leur place tous ces ignorants.

Les deux policiers me trimballent au poste de police. Une autre équipe prend en charge les trois garçons blessés.

***

*Note : En réaction, le Congrès adopta une législation pour limiter l’immigration en provenance des régions du Sud de l’Italie. Une loi sur les quotas d'urgence, en 1921.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire LauraAnco ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0