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Au commissariat, dans une pièce légèrement éclairée, Kenneth me fait passer un interrogatoire. Encore. Je reste assis, les mains derrière le dos, retenues par les menottes.

— Bon, alors, pourquoi tu les as tabassés ?

— Je me suis juste défendu.

— Pour quelle raison t’auraient-ils attaqués ?

— J’en sais rien.

Le policier me regarde dans les yeux. Il semble déstabilisé. Je le fusille du regard.

— Hey, mais attends voir… T’es le gamin que j’ai attrapé sur la scène du crime de la professeure d’école ! J’ai raison ?

Il est long à la détente ce type. S’empiffrer de donuts, arrosés au whisky, ce n’est pas bon pour la santé. Ni pour la mémoire.

— Tu ne veux pas me répondre ? s’agace Kenneth.

— Non.

— Bon, qu’est-ce que je vais faire de toi alors ?

Inutile de répondre.

— Et le sang sur ta nuque, qui t’a fait ça ?

— C’est rien. Ça va.

Son collègue entre, une main sur la poignée de la porte.

— Pour info, les blessures des trois victimes sont superficielles. Pas de quoi faire un scandale.

Les deux policiers se saluent. L’homme claque la porte, me laissant seul avec Chef Whisky. Je n’ai pas trouvé mieux comme surnom. Je réfléchis. P’têt un truc qui finit en « ette » pour la rime. Rien de bien drôle ne me vient. Passons.

— On dirait que tu y as été mollo. J’appelle tes parents pour qu’ils viennent te chercher. Ne recommence plus, compris ?

— Je peux rentrer tout seul.

— Non, tu n’as que onze ans et tu es blessé. Un de tes deux parents doit venir te chercher.

Je grimace, n’aimant pas du tout la tournure des événements.

Le collègue m’emmène dans une cellule en attendant que ma mère vienne me chercher. Derrière ces barreaux se mêlent des sans-abris, des alcooliques, et de petits délinquants. Tous des adultes. L’agent de police m’ôte les menottes. Certains m’observent avec étonnement, d’autres m’ignorent, trop défoncés pour comprendre quoi que ce soit. Je m’assieds sur le sol, en tailleur, faute de place. Un des hommes s’approche de moi.

— Qu’est-ce que tu as bien pu faire pour arriver là ?

Un sans-abri afro-américain, d’une cinquantaine d’années je dirais. J’esquive sa question. Vous ne pouvez-vous pas vous occuper de vos problèmes au lieu des miens ? Et il insiste le bougre ! Voilà qu’il s’accroupit devant moi.

— Tu sais, tu devrais bien te tenir pour éviter d’avoir des ennuis.

Tiens donc. Un clodo qui me fait la morale. On aura tout vu. Je soutiens son regard, les sourcils froncés.

— Et vous ? Pourquoi vous êtes là ?

— Je vis dans la rue. J’ai tabassé un homme qui me volait mes pièces.

— Ce n’est pas juste.

— C’est comme ça, c’est la vie. Et toi ?

— J’ai tabassé trois garçons qui me menaçaient avec des couteaux à poisson.

L’homme se met à rire.

— Des fils de poissonnier qui ne voulaient pas de moi dans les parages.

— Ce n’est pas juste non plus alors.

J’enlace mes jambes, me recroquevillant un peu plus.

— Tu sais, nous aurons toujours tort, quoi que l’on fasse, quoi que l’on dise, nous serons toujours soupçonnés.

— Pourquoi ça ?

— Parce que nous sommes différents.

— Et alors ?

— Les gens n’aiment pas les personnes différentes. Alors tu dois faire avec, et ne plus t’en soucier. Il faut vivre et non survivre, tu ne crois pas ?

Il est bienveillant cet homme. Ça ne me déplaît pas de discuter avec lui.

— La grande majorité des immigrés travaille dur et mène une vie honnête. Pourtant… pas mal d’ouvriers se sont vite retrouvés victimes de préjugés, d'exploitation économique et parfois même de violences. Ils ne peuvent pas se faire une opinion juste sur une minorité violente.

— Et toi, tu fais partie de quel groupe ?

Je ne l’ai pas vu venir celle-là. J’ai trop parlé.

— Je ne l’ai pas choisi…

— On ne choisit pas sa famille, mais on peut choisir ses amis.

Il sourit et pose une main amicale sur mon épaule. Deux hommes assez costauds prennent part à notre conversation. Vu leur tronche, sans aucun doute des Américains. Ivres tous les deux par-dessus le marché ! Ils poussent le vieil homme.

— Hey ! Faites attention ! dis-je.

— Fais attention plutôt à toi, le mioche !

Il m’empoigne par le bras. Va falloir que je trouve une parade à cette approche.

— Qu’est-ce qu’un morveux dans ton genre fait ici ?

— Il doit être violent s’il est ici avec nous, ajoute l’autre.

— C’est sa race qui veut ça, n’est-ce pas ?

Je tire sur mon bras, n’osant pas frapper, à cause des agents de police qui se trouvent juste à côté.

— Tu ne sais plus parler ?

— Faut lui causer en italien p’têt ?

Le premier, complètement ivre, chancelle. J’en profite pour retirer mon bras d’un coup sec. Il tombe à terre, et se met à ronfler.

Le deuxième lève le poing au-dessus de moi. Je me protège la tête en croisant les bras. Il n’a pas le temps de frapper. Le type afro-américain lui éclate une bouteille en verre vide sur la tête. Un filet de sang se met à couler de son crâne. Il tombe sur le dos, assommé. Je remarque l’étiquette sur la bouteille. Du whisky. J’en étais sûr. Kenneth se procure en douce de l’alcool ! Les gars ont dû le griller. Il leur a certainement offert cette boisson en échange de leur silence. Ce n’est pas joli joli pour un chef de police. Limite scandaleux.

— Merci… dis-je simplement.

— De rien petit.

L’homme afro-américain m’aide à me relever.

— Ne te laisse pas abattre, la vie est trop courte pour se morfondre. Reste fort face à ces imbéciles. D’accord ?

Je souris timidement, gêné. Il sort un foulard vert de sa poche et file le tremper sous l’eau du robinet du lavabo crasseux. Il me le passe.

— Prends ça. Pour nettoyer le sang sur ta nuque.

J’hésite. Il est crado son bout de tissu. Tant pis, je m’essuie avec.

— Euh… merci…

Au même moment, le policier de garde arrive.

— C’est quoi ce raffut ?

Voyant les deux hommes ivres ronfler, il hausse les épaules, puis repart bredouille vers son bureau. Je rend le foulard à l’homme afro-américain.

— Garde-le. Je sors demain.

Bon, bah, je le range dans la poche de mon pantalon alors.

— Vous mendiez où ?

— Devant l’hôtel de ville de San Francisco. Un magnifique bâtiment avec son grand dôme et ses façades en granit. Le dôme culmine à 94 mètres au-dessus du sol. Tu savais ça, dis ?

— Non.

— Les façades sont construites en granit du comté de Madera et en grès de l’Indiana pour les murs intérieurs. Sa façade s'étire le long de Van Ness Avenue et de Polk Street sur 119 mètres. Les deux autres côtés qui s'ouvrent sur Grove Street et McAllister Street mesurent 82 mètres.

Il m’étonne.

— Comment savez-vous tout ça ?

— Parce que j’ai travaillé à sa construction de 1913 à 1915. J’écoutais les conversations des chefs de chantier. L’histoire me passionne.

— Mais, comment vous êtes-vous retrouvé à la rue ?

— Un morceau de granit m’est tombé sur le pied et l’a réduit en bouillie, répond l’homme en montrant sa jambe de bois. À cause de ça, je boite et je ne peux plus travailler.

— Désolé…

— Tu n’y es pour rien petit. C’est la vie. C’est une épreuve de Dieu tout puissant, je l’accepte.

Je fais la moue, dubitatif.

L’agent de police déverrouille la grille. Elle s’ouvre avec un grincement désagréable à l’oreille.

— Hey, gamin, ta mère est venue te chercher.

— Ne laisse personne t’insulter parce que tu es différent, tu as le droit de vivre, comme tout le monde, me conseille le sans-abri.

Je lui rend son sourire, en me tournant à moitié vers lui, puis sors de là, la tête basse. Je distingue ma mère au bout du couloir, raide comme un piquet, les yeux noirs, visiblement fâchée.

— Viens, on rentre, lance Daniela sans me regarder, irritée.

Je la suis en silence.

Arrivés à la maison, elle se retourne enfin.

— Ne me cause plus d’ennuis, c’est bien compris ? Tu me fais honte, Jack. Ne te mets plus dans des situations pareilles pouvant me mettre dans l’embarras !

J’aurais préféré qu’elle ne se retourne pas finalement. Je reste planté sur le seuil de la porte, observant ma mère de dos. Elle porte une robe à manches courtes. Je remarque ainsi des hématomes sur ses bras. Sa silhouette disparaît dans le hall sombre. Mon père s’en prend à elle, lorsqu'elle tente de m'aider. Je me sens si mal, le cœur serré par le rejet clair et net de ma mère. Ce qui m'attriste le plus, c’est d’avoir déçu ma mère, plus que de m’être fait prendre par la police.

J’avais beau suivre les règles de la famille, de mon père, étudier convenablement, me montrer courtois, la déception de ma mère ne faisait que s’accentuer. Elle s’éloignait de plus en plus de moi. J’en ai souffert durant mes jeunes années. Je gardais tout de même espoir qu’elle change un jour sa façon de me voir.

Marco m’envoie pendant deux jours dans le garage pour me punir de mon passage en garde à vue. C’est injuste ! Je reste recroquevillé dans la voiture de Giovanni, une Stearns-Knight Town Landaulette de 1920, carrosserie bleu marine, afin d’éviter de me faire mordiller par les souris.

Dès la levée de ma punition, je file emprunter discrètement de l’argent à mon père. Cent dollars, une somme qui passe inaperçue, pour Marco. Il en brasse des milliers chaque mois. Au lieu de me rendre à l’école, je me dirige vers la place de l’hôtel de ville, cherchant les noms de rue. Je marche près d’une heure pour y arriver. Après deux jours d’angoisse enfermé dans le garage sombre et humide, je voulais profiter d’une balade à l’air libre.

Ah, le voilà ! L’homme afro-américain, assis sur un tapis troué à l’intersection de Grove street et de Van Ness avenue.

— Bonjour.

— Oh bonjour petit ! Tu vois, ils m’ont laissé sortir aussi.

L’homme me lance un clin d’œil. Je lui rend son foulard, lavé et séché. Puis je farfouille dans les poches de ma veste, pour attraper une liasse de billets. Que je lui offre discrètement.

L’homme tremble en prenant la liasse.

— Y a cent dollars, dis-je.

— Mais, je ne peux pas accepter…

— Bien sûr que si. C’est pour vous remercier de m’avoir aidé, dans la cellule.

Il essuie une larme de joie au coin de son oeil.

— Oh, merci petit ! Que Dieu te bénisse !

Je grimace. Je ne saurais dire pourquoi, je n’aime pas cette phrase. Cette phrase me gêne plus que de me rassurer. Bénir un criminel, ça se fait ça ?

— Faites attention de ne pas vous les faire voler !

— Oui, j’en ferai bon usage. Je vais aller de ce pas me prendre une chambre d’hôtel. Merci encore !

Il est sympathique ce bonhomme. Je fourre mes mains dans les poches, ravi.

— Au fait, mon nom c’est Danny, déclare-t-il en tendant sa main vers moi.

— Jack, dis-je en la lui serrant en retour.

Demi-tour, je rentre chez moi. Je me perds plusieurs fois dans les méandres de San Francisco. Quelques passants m’indiquent le chemin, par politesse.

Le soir venu, Alberto m’intercepte dans le couloir. Il me nargue ce gros bêta.

— Alors la taule c’était comment ?

Je fronce les sourcils, lui envoie un coup de poing dans le pif. Son nez pisse le sang. Bien fait pour sa gueule.

— T’es chiant à tout prendre de travers ! se lamente-t-il.

Maman m’a vu. Zut. Elle me dévisage, aigrie. Je plisse les yeux, contrarié.

Suite à l’altercation avec les professeurs de mon école, je ne pouvais pas y remettre les pieds. J’ai donc pris la décision de fréquenter un autre établissement, situé à dix minutes de marche de notre maison. Enfin... c'est plutôt un centre socio-éducatif pour immigrants. J’entre sans problème. Personne pour surveiller les allers et venues des enfants. Je m’aventure dans le couloir, m’insère dans une file d’élèves qui semblent avoir le même âge que moi. L’un d’eux me siffle.

— Salut, t’es nouveau ?

— Oui.

— T’as quel âge ?

— Onze ans.

— Okay, dans ce cas tu peux aller dans la classe de Madame Bill. Elle s’occupe des gosses de dix à douze ans.

— Et où se trouve sa classe ?

— Faut que tu montes à l’étage, c’est la deuxième à gauche.

— D’accord, merci.

Je grimpe l’escalier. Je vérifie le nom de la maitresse sur la porte. C’est ma classe. Quelques élèves sont assis sagement à leur place. Par contre, les autres… Ils occupent, soit le sol, soit leur pupitre. Ce n’est pas la même ambiance que dans mon ancienne école. Ce n'est pas vraiment un établissement scolaire non plus. J'écarquille les yeux, les filles et les garçons sont mélangés. Ils semblent avoir des âges différents. Ça ressemble plus à une garderie pour réfugiés qu'à une école.

J’aperçois un bureau vide.

— À qui est cette place ?

Silence. Pas tous en même temps.

— Y a personne ici, roucoule une fille.

— Ok, merci.

Je m’y installe. Qu’est-ce qu’elle a à me fixer ? En battant des paupières et en tortillant ses cheveux ? Et voilà que ses copines s’y mettent aussi. Elles émettent des sons étranges, une sorte de gazouillis mielleux. Elles sont bizarres ces filles.

Ah, la maitresse arrive enfin, ou plutôt la personne qui doit nous apporter une éducation. Une femme corpulente aux cheveux courts et gris, entre nonchalamment dans la classe. Que peut-elle bien voir avec ses énormes loupes sur le nez ? Visiblement, pas grand-chose, car elle ne remarque ma présence qu’à la vingt-et-unième minute de cours. Elle me fixe par-dessus ses lunettes.

— Tiens, mais tu es nouveau toi ?

Les élèves éclatent de rire. Fallait s’y attendre. Ils se tournent vers moi. Je suis l’attraction du jour.

— Oui. Bonjour, je m’appelle Jack. Je viens d’arriver ce matin.

— Et ton nom de famille ?

— Il n’est pas nécessaire que vous le sachiez.

Un des élèves siffle et applaudit. Milo, un garçon mince, aux cheveux noir frisés, limite provocateur.

La maîtresse lève les yeux au ciel et soupire.

— Je vois… Bon, reprenons la leçon.

Je regarde l’élève. Il lève le pouce. Je souris, puis me concentre sur le cours. Quinze minutes plus tard, un bruit assourdissant me déconcentre. Je vois la fille de tout à l’heure tirer son bureau vers le mien. Les pieds en fer rayent le parquet. Et la maitresse ne dit rien ! Elle est sourde en plus d’être myope ? Nous sommes tous là à la regarder déplacer sa table. Des crayons tombent de son casier. Je me lève pour les ramasser.

— Eh, qu’est-ce que tu fabriques ?

— Bah ça se voit pas ? Je m’installe à côté de toi.

Tous se marrent. La maitresse arrête d’écrire au tableau pour exiger le silence.

— Sofia, retourne t’asseoir !

— Oui, oui, deux secondes s'il vous plait. Je déplace juste mon bureau.

— Fais vite alors, tu perturbes le cours.

Les garçons sifflent, les filles pestent. Celle-ci devient rouge comme une pivoine. J’ai de la pitié pour elle. Je lui viens en aide. Je porte le bureau et le colle au mien. Les réactions ne se font pas attendre.

— Oh les amoureux ! chantonnent les mecs.

Mais non ! Quant aux filles, elles lancent des éclairs sur cette pauvre Sofia.

La sonnerie retentit, annonce enfin l’heure de la récréation. Pendant que j’enfile ma veste, le garçon ayant sifflé s’approche de moi.

— Hey Jack, salut ! Moi c’est Milo. Mais appelle-moi Miles, ça fait plus américain !

Il ricane. Il est marrant. On se serre la main et c’est comme ça que nous devenons amis. Il me présente à son groupe.

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