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Quelques jours plus tard, je profite d’un bel après-midi ensoleillé pour m’absenter de l’école. Je retourne à l’hôtel de ville voir Danny, en évitant la rue de mon ancienne école. Arrivé sur Grove Street, aucune trace de Danny. Je hausse les épaules. Il s’est peut-être trouvé un logement s’il ne mendie plus là. Je lui ai donné une belle somme d’argent.

Tant pis, demi-tour. À cet instant, un groupe de six jeunes gens m’intercepte à l’angle de la bâtisse. Quoi, c’est interdit de se balader ? Je n’ai pas le droit ? Un type, peut-être vingt-cinq ans, à la peau blanche et aux cheveux aussi blonds que les blés, m’empoigne le bras. Son visage est tellement disgracieux, qu’on ne peut pas l’oublier. Parmi eux, se trouve une jeune femme, portant des lunettes rondes aux verres opaques, lui tenant la main. Il prend la parole.

— Jack, c’est bien ça ?

D’où connait-il mon nom ?

— Oui, et alors ?

— C’est pas commun comme prénom pour un Italien. Tu ne devrais pas le porter.

— Je suis Américain !

— Ben voyons.

Il ricane en plus ! Je serre les poings, fusille du regard ce gars au gros nez épaté et aux yeux rapprochés.

— C’est toi le gosse qui a filé du fric au noir, n’est-ce pas ?

— Pardon ?

— J’t’ai vu la dernière fois. T’as donné des billets au vieux sans-abris, Danny, si j’ai bien entendu.

J’ai été discret pourtant… Qu’est-ce que ça peut lui foutre ?

— Et alors ? En quoi ça vous concerne ?

— Avec ton fric, il est venu dans notre hôtel se payer une nuitée.

— Et alors ?

— Ça me gêne qu’un noir ait pu mettre les pieds dans le même hôtel que nous !

— Ouais, c’est répugnant ! s’écrie un des hommes à ses côtés.

— Vous êtes crétins ! C’est un homme comme tout le monde. Il a bien le droit de faire ce qu’il veut ! D’où vous vous permettez de le juger ?!

— Si tu ne lui avais pas donné d’argent, il serait resté là à mendier. Gentiment à sa place, là où il doit être !

— Bande d’enflures !

— T’es qu’un déchet de toute manière, vu ta peau et ta sale couleur de cheveux ! Tu ne vaux pas mieux que lui !

Le type à la sale tête me donne un coup de poing dans le visage. Je riposte par un coup de pied dans le tibia. Il braille, puis ordonne au groupe de m’attaquer. Ce sont eux qui ont commencé ! Je me défends ! Ils sont trop nombreux. Je cours le long de Polk Street. Les quatre autres me rattrapent, se ruent sur moi, me frappant de tous les côtés. Je ne suis pas assez rapide. Merde. Je me défends comme je peux, en administrant des coups de poing et des coups de genou. Mais quatre adultes contre moi, cela me rend la tâche bien difficile. Je tombe sur le dos, suite à un coup de pied reçu dans l’abdomen. Sale Tête lève la main pour stopper les gestes de chacun. Je me relève péniblement, essuyant le sang dégoulinant sur mes lèvres fissurées.

Il se penche pour attraper ma chemise. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à s’en prendre à elle ? Elle va encore se déchirer et Paola va me gronder. Il me soulève pour me plaquer contre le mur de l’hôtel de ville de San Francisco. Il a de la force ce type ! Je me tiens sur la pointe des pieds. J’agrippe ses avants-bras de toutes mes forces pour qu’il lâche prise.

— P’tite pourriture !

— C’est toi la pourriture ! Tu n’acceptes pas les différences ! Et en prime, tu t’attaques à plus petit que toi. T’es qu’un lâche !

Et voilà, vlan, un autre coup au visage. Je le fixe. Tiens… sa tête me dit quelque chose… J’ai l’impression de l’avoir déjà vu… Mais où ?

— Arrête ! crie la jeune femme.

— Quoi ? Qu’est-ce que t’as ? râle l’affreux.

— Ça suffit, arrête de t’en prendre à lui ! Laisse-le tranquille !

— Pourquoi lui tout d’un coup ? D’habitude tu es la première à m’encourager.

— Je sais, mais là… arrête. Laisse ce garçon tranquille.

Il plisse les yeux, m’examine.

— Il te plait, c’est ça ?

— Je n’ai pas dit ça. Il a un beau visage, c’est vrai. Il est jeune… Je t’en prie, arrête là…

Ce n’est pas bien difficile. Il est tellement laid, que n’importe qui parait beau à ses côtés.

— T’aimes ses cheveux épais et noirs comme ces oiseaux de mauvais augure ? raille-t-il en me tirant une poignée de mèches de cheveux.

— Arrête j’te dis ! sanglote la jeune femme d’une voix stridente.

Le moche grimace, puis me fixe. Où est-ce que j’ai pu le voir ? Je n’arrive pas à me souvenir.

À cet instant, un couple âgé passe près de nous. Je les appelle du regard. Le vieil homme interpelle visage laid, lui demandant s’il vient d’arrêter un de ces petits voleurs qui court les rues ces derniers temps. Il acquiesce. Ils se trompent !

Je veux riposter, mais un de ses amis pose brutalement sa main sur ma bouche pour m’empêcher de parler. Je pousse des grognements étouffés. Je tente des coups de pieds, mais il me bloque les jambes avec sa cuisse droite. Je me tortille de douleur. Ils n’y vont pas de main morte. Je sens un liquide couler lentement de mon arcade sourcilière vers mon oeil. Gêné, je cligne des yeux. Des gouttes de sang tombent sur sa main. Lâche-moi bon sang !

La femme du vieil homme approuve les gestes de ces jeunes Américains. Elle évoque le manque de professionnalisme des policiers. Selon elle, ils ne réprimandent pas assez tous ces jeunes délinquants étrangers venus voler les citoyens de ce pays. Quel esprit étriqué. Ça me désole. Il sourit aimablement au couple, mine satisfaite.

Je suis écœuré. La jeune femme semble étrange tout d’un coup. Elle tangue, en contemplant le sang sur mon visage. La vue de ce liquide lui donne apparemment des vertiges. Le type presse plus fortement mon corps contre la bâtisse en granit. Il m’écrase ! Ses potes en rient. Il retire sa main, l’agite vigoureusement pour se débarrasser de mon sang.

Elle vacille, tandis que son mec presse toujours mon visage. Ça devient pénible. Il me plaque la joue droite contre la paroi rugueuse. Je le griffe pour le repousser, mais il ne réagit pas.

Lâche-moi ! J’agite les pieds. Il riposte par plusieurs coups de genou dans le ventre. Ma peau frotte contre le mur, l’éraflant.

— Arrête ! hurle la femme.

Lorsque je me mets à cracher du sang, l’homme me relâche. Enfin ! Je tombe sur les genoux, me pliant en deux. Mal au ventre.

— Vous me dégoûtez, tous autant que vous êtes ! crache sale type. Toi avec tes cheveux noirs et ce type avec sa peau noire, vous me faites vomir !

Il est gonflé !

— Y a un seul type abject ici, et c’est toi !

Il me frappe de nouveau, m’administrant des coups de pieds dans le ventre. Il prend un malin plaisir à évacuer son rejet des étrangers sur moi. Quelle ordure !

— Assez ! hurle un homme d’une voix rauque.

Il stoppe ses gestes, tourne la tête vers la voix. Je fais de même et vois Danny.

— Qui tu insultes comme ça ? lance Danny.

Tête laide se redresse d’un air arrogant.

Danny avance vers eux, accompagné de trois hommes afro-américains assez costauds. Les jeunes hommes grognent entre leurs dents. Ils déguerpissent vite fait en analysant leur physique imposant. La jeune femme reste en retrait.

Je m’assieds, tremblant de nervosité. Je me recroqueville, sanglotant. Ce face-à-face m’a secoué. Danny s’accroupit devant moi, en posant une main amicale sur mon épaule.

— Hey Jack, ça va ?

— J’en ai marre de tout ça, dis-je, en colère, tête entre les mains.

Les hommes se jettent un regard de pitié. La jeune femme frissonne en me voyant pleurer.

— Tu dois devenir plus fort. C’est le seul moyen de t’imposer face à ces jeunes blancs-becs, conseille Danny.

Je ne réponds pas. Se battre, toujours se battre, dans l’unique but de survivre, d'être capable de faire face aux autres et à leurs coups pour ne pas devenir une victime, ni sombrer dans l’indifférence et la solitude du rejet. Cela commence à me fatiguer sérieusement.

Puis la jeune femme s’approche.

— Je suis désolée… dit-elle, peinée.

Je la fixe, sans un mot. Si ça la rend si triste, elle aurait dû m’aider au lieu de rester spectatrice. Elle sort un mouchoir de son sac à main, essuie le sang sur mon visage. Je la regarde. Ses joues se teintent d’un voile rosé, de la buée se forme sur les verres de ses lunettes.

Les hommes afro-américains croisent les bras, la surveillant de près.

— Qu’est-ce qui vous prend ? interroge Danny.

— Et bien je… Il a besoin d’aide.

— Vous faites partie de ce groupe. Je me souviens de vous. Vous avez vidé une bouteille d’alcool sur ma tête, en riant. Et un de vos amis m’a volé mes pièces de mendiant.

— Je… je suis navrée. Je m’excuse de mon geste, sincèrement.

— Qu’est-ce qui vous arrive tout d’un coup ?

— Elle serait pas du genre… lunatique par hasard ? lance l’un des hommes.

— Vous connaissez ce mot ? dit-elle, stupéfaite.

— Hey, tu nous prends pour qui ? C’est pas parce que nous sommes des ouvriers qu’on est forcément stupides ! Nous avons du vocabulaire nous aussi.

— Pardon…

Elle m’observe un instant, puis se retourne, embarrassée. Elle caresse ses cheveux effet paille pour masquer son malaise.

— Hey Jocelyne ! Qu’est-ce que tu fous ?! crie le type laid, revenu sur ses pas.

Elle alterne son regard entre moi et Danny.

— Pardon…

— Vous êtes attendue, Miss Jocelyne, se moque Danny.

— Bien, je… Jack, c’est ça ?

— En quoi ça vous regarde ?

— Désolée.

Elle se retourne, rejoint en courant son ami, confuse.

— Qu’est-ce que tu fous à perdre ton temps avec cette vermine ?

— C’est un enfant bon sang !

— Et alors ?!

— Nous nous en prenons aux adultes, aux vieux et aux femmes, pas à des enfants aussi petits.

— Je te rappelle que nous avons remis à sa place un gamin plus jeune que ça, Jocelyne.

— Pas aussi durement qu’avec lui.

Ils sont débiles ou quoi ? Eh, oh, je vous entends ! Ou alors, ils le font exprès. Ils tournent leur regard vers moi. Je les observe de mes yeux noirs, à demi cachés derrière mes mèches de cheveux.

— C’est le fait d’être devenue mère qui t’assagit comme ça ?

— Et bien, je…

— Ou à cause de son visage ? Tu le trouves beau ?

— Arrête, veux-tu ? Je te le demande en tant que membre de ton groupe, arrête…

Elle a un gosse ? Vraiment ? Alors pourquoi n’a-t-elle rien fait ?! L’homme me jette un regard mauvais, puis s’éclipse, suivi par la jeune femme.

Danny m’aide à me relever. Il arbore un sourire joyeux. Il se présente vêtu d’un costume neuf et d’une coupe de cheveux courte. Grâce à mes remerciements en billets verts, il s’est acheté de quoi se rendre présentable pour un entretien d’embauche. Ne pouvant plus travailler sur les chantiers à cause de sa jambe de bois, il a trouvé du travail dans une chaîne de production de soudure pour pièces automobiles, pas loin de chez lui. Un travail qui lui permet de rester assis derrière un établi.

Nous nous serrons la main, puis chacun se dirige vers sa route.

Aïe, j’ai mal au ventre. Je marche maladroitement. Il m’a bien amoché cette saleté.

— Hey, petit, attends !

Je me retourne. Danny me rattrape.

— Je te raccompagne chez toi.

— Ne vous en faites pas pour moi.

— J’insiste.

Je soupire. Je fais pitié à ce point-là ?

— Bon, d’accord. Jusqu’à l’entrée du quartier. Je ne voudrais pas que des types louches s’en prennent à vous.

— Okay, ricane Danny.

Nous marchons jusqu’à l’église en reconstruction, Saints Peter and Paul Church située sur Filbert Street, discutant de nos projets d’avenir respectifs. Arrivés à destination, Danny fait le signe de croix devant l’église, puis serre ma main.

— Deviens plus fort. Ne lâche rien. Compris ?

— Compris.

Pile à ce moment, voilà Giovanni, Fabio et Renato qui débarquent. En me voyant avec Danny, ils sortent leurs armes, les pointent sur lui. Oh, du calme les gars ! Rangez ça !

— Hey ! Toi ! Laisse ce garçon tranquille ! s’écrie Giovanni.

Mon père a certainement dû les envoyer à ma recherche. Je suis las de cette méfiance. J’avance vers Giovanni en levant les mains.

— Tout va bien ! C’est un ami !

— Vraiment ?

— Oui, il m’a raccompagné jusqu’ici.

Les affranchis rangent leur armes, puis Giovanni s’accroupit devant moi.

— Qu’est-ce qui t’es arrivé ? dit-il en scrutant mon visage éraflé et tuméfié.

J’en ai marre. Je craque. Mes lèvres tremblent. Je serre les dents pour retenir mes larmes. Je me jette au cou de Giovanni, sans un mot. J’ai besoin de réconfort. Je n’en reçois plus de ma propre mère. Pour moi, Giovanni est comme un oncle, un membre de ma famille à part entière. Je le vois comme un gros nounours. Il m’enlace de ses bras douillets, ému par mon geste. Il me tapote le dos maladroitement pour me réconforter. Moment de tendresse passé, je remercie Danny.

— Merci Danny, encore une fois…

— Merci à toi petit. Sans toi, je serais encore dans la rue.

Je lui offre un sourire timide.

— Deviens fort, d’accord ? Ne te laisse pas marcher sur les pieds.

Je hoche la tête. Je n’ai pas vraiment le choix, vu ce qui s’est passé. Danny me sourit, puis repart vers le sud de la ville. Merci Danny, pour ta gentillesse et ta bienveillance. Sincèrement.

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