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San Francisco, 1924

Sans vouloir me vanter, je suis plutôt beau gosse pour un adolescent de douze ans. Je maitrise quelques techniques de combat et les armes. Je m’en sors pas mal au football et à l'école. Mais Marco, lui, il voit les choses autrement. J’ai atteint l’âge pour l’accompagner dans des affaires plus coriaces.

Surprise, pour mon anniversaire, il m’offre un cadeau ! Ça ne lui était jamais arrivé. Enfin, on ne peut pas appeler ça un cadeau à proprement parler non plus. Une idée ? Non ? Un revolver ! Youpi, tous les enfants de douze ans reçoivent ce genre de présent, c’est bien connu. Non ? Ah oui, il n’y a que Marco pour offrir un tel objet. Bref, je reçois un Colt M1911 de 1924, un semi-automatique à platine simple action, avec un chargement par recul. Il est neuf, robuste et fiable. Un Colt parfait pour moi.

J’ai déçu ma mère, je n’ai pas eu la réaction espérée. Recevoir un truc pareil, ça te met dans un tel embarras… Je n’ai pas sauté de joie. Il n’a pas remarqué. Il s’est contenté de sourire, satisfait de sa connerie, et il est reparti à ses occupations. Ma mère m’a reproché de ne pas l’avoir remercié. On marche sur la tête.

Ah, je me suis trompé. Marco revient avec Alberto. Le sourire aux lèvres, mon frère m’annonce :

— Hey, on va faire une photo tous les deux avec nos armes ! Papa est d’accord, c’est marrant, non ?

Il ne manque pas une occasion de se faire détester celui-là. Je fronce les sourcils. Qu’est-ce qu’il a dans la tête ? Il m’attrape par le bras, me tire jusqu’au patio. Nous nous plaçons devant la fontaine de Neptune. Une pâle copie de celle de Naples, une oeuvre monumentale qui se trouve à la piazza Municipio contre le palais San Giacomo, près du Castel Nuovo. Mon père nous raconte ça comme si on connaissait Naples comme notre poche. Je lève les yeux au ciel. Je ne situe même pas cette place ! Marco donne une mitraillette « Tommy Gun » à Alberto. Elle pèse jusqu’à 5 kilos. Il doit la tenir à deux mains, mais il est content l’andouille. Et moi, j’ai mon Colt… chargé. Bien sûr que je ne vais pas appuyer sur la détente ! Même si ça me démange de défigurer cette statue. On pose, papa prend la photo, c’est fini. Il reprend sa mitraillette, puis nous laisse tranquille.

— Je me demande bien ce que fait papa pendant ces rendez-vous… demande mon frère.

— Pose-lui la question.

— J’ai déjà essayé, il ne veut pas me répondre. Dis-le moi, toi.

— J’en sais rien.

— Arrête de me mentir.

J’avance vers la fenêtre pour regarder mon père et les affranchis monter en voiture.

— Ça y est, ils partent.

Je range mon colt à l’arrière de mon pantalon, puis me tourne vers Alberto.

— Hey Al, ça te dit d’aller dans son bureau ?

— Pour quoi faire ? Il va nous tuer s’il l’apprend !

— Si on reste discret, tout ira bien. Il consigne ses rendez-vous et ses comptes dans des boites d’archives. Allons y jeter un œil !

— Je suis pas sûr…

— Tu veux savoir ce qu’il fait oui ou non ?

— Oui, mais...

— C’est bien toi qui m’as demandé ce que papa trafique ?

— Ouais… Bon, allez, je te suis.

Moi aussi je suis curieux. À part flinguer, je ne connais pas son but, ni comment il gagne de l’argent. Nous nous dirigeons discrètement vers le bureau de notre père. J’ouvre lentement la porte, afin d’éviter qu’elle ne grince. Dès qu’on se retrouve à l’intérieur, Alberto claque la porte. Mais quel crétin !

— Al ! T’es pas discret ! Fais gaffe à ce que tu fais !

— Oups, pardon.

Nous fouillons tous les tiroirs. Alberto s’attarde sur des objets de décoration, venus d’Italie, entreposés sur les étagères en bois massif et vitrées. Il observe des animaux en verre fabriqués à Murano, une miniature de gondole provenant de Venise, des bouteilles de Prosecco, des montres et des bijoux en or, entre autres.

De mon côté, j’ouvre des boîtes d’archives et inspecte leur contenu. Je sors des feuilles manuscrites, des feuilles de calculs, dépenses et revenus, les entrées et les sorties d’argent, des contrats de location,…

C’est comme ça que j’ai compris en quoi consistaient les activités criminelles de la famille.

— Notre famille réussit pas trop mal dans le milieu, dis-je en scrutant les feuilles tenues dans chacun main.

— Ah ouais ? Papa c’est le plus fort, répond Alberto en admirant l’horloge accrochée au mur.

Le clan Calpoccini concentre principalement ses activités criminelles dans les interventions illicites des ventes de contrats pour des travaux publics, dans le racket auprès des commerçants et des entreprises, dans le blanchiment d’argent dans l’économie réelle.

Je lève un sourcil, puis continue mon analyse à voix haute. Alberto siffle. À peine trente secondes de lecture et il me sort :

— Wooo… Je comprends rien.

Je ne comprends pas tout moi non plus, mais je m’abstiens de lui dire. Je me contente de lire des phrases par-ci, par-là.

— Papa est le maître de la mafia locale, en prélevant une partie des bénéfices d’une usine automobile. Il rackette un centre de métallurgie et des épiceries. Il fait la démonstration de son pouvoir par le biais de l’intimidation. Ses investissements dans le bâtiment, le commerce et la restauration sont les plus rentables, en raison de la forte circulation d’argent qui caractérise ces activités. Les affranchis de notre clan rackettent et possèdent en retour quelques entreprises légales.

Alberto n’en revient pas. Moi non plus d’ailleurs. Je n’imaginais pas tout ce que pouvait faire notre père. Contrairement à lui, je comprenais bien que ces activités n’étaient pas tout à fait légales.

Je tente de lui expliquer que ces activités sont illégales. Il maintient que Marco est dans son droit. Il exerce un métier de commercial, tout simplement. Quelle tête de mule. De toute façon, il est reparti admirer ses montres de collection. Je me remets dans la paperasse.

Je découvre que papa profite du restaurant de l’oncle de maman, pour réaliser ses comptes et stocker de la marchandise au sous-sol. On l’appelle tous « Zio », ce qui signifie tout simplement « oncle » en italien. Un homme plutôt sympathique. Il a fui l’Italie quelques années avant l’arrivée de Marco et de son frère en Californie, pour y trouver refuge. Je ne connais pas son prénom…

Le clan Calpoccini possède des parts dans des usines florissantes et récolte une bonne partie des bénéfices, non déclarés, en contrepartie d’une protection rapprochée et d’élimination d’une concurrence gênante. Il dissimule donc la provenance de l’argent en réinvestissant celui-ci dans des activités légales comme la vente de ses produits et de pièces détachées automobiles.

Marco tire profit de la réussite des autres, sans tomber dans le business des prostituées et du trafic d’alcool. En scrutant ces feuilles, je constate qu’il est mouillé dans les affaires de trafic d’armes et de drogues. Ça, je l’ai bien compris. Il vend de la cocaïne et c’est illicite. Je connais ce mot, car j’ai déjà entendu les affranchis en parler, les fameux soirs où Marco essuie le sang sur ses mains. J’ai même surpris Fabio consommer cette poudre blanche. Il m’avait dit le nom à ce moment-là.

J’en informe Alberto. Rien à faire. Il reste en admiration devant notre père. Il veut croire que la vente est en libre accès. Ce fut le cas, certes, mais maintenant ça ne l’est plus depuis la loi Pure Food and Drug Act de 1906 mise en place par les législateurs américains, puis de la loi Harrison Narcotics Tax Act de 1914. Comment je sais tout ça ? Je lis les journaux, contrairement à mon frère. Et je retiens facilement les informations que je vois.

— Tant pis pour eux, ils ont créé eux-mêmes leur perte, souligne Alberto. En interdisant la drogue et l’alcool, les trafics ont augmenté en flèche !

Je l’admets, il n’a pas tort là-dessus. Ces lois ont un effet pervers immédiat. Dès qu’un interdit se met en place, la transgression devient rentable et le trafic remplace le commerce.

— Tant mieux pour nous, ça fait marcher nos affaires ! s’exclame-t-il.

— Oui, mais à cause de ça, les États-Unis jouent à fond la carte de l’immigration. Pour eux, les communautés étrangères contaminent la jeunesse américaine avec leurs pratiques. Les chinois avec l’opium, les noirs avec la drogue, les Italiens avec l’alcool fort…

— Hey c’est pas notre faute à nous s’ils sont aussi cons ces Amerloques !

Je soupire et range les archives soigneusement dans le tiroir. Je ne peux pas discuter deux minutes sérieusement avec lui. C’est à se demander qui est le grand frère dans cette famille.

J’en ouvre un autre. Je découvre les plans d’une maison de 120 mètres carrés et ceux de la propriété actuelle. Pourquoi y a-t-il deux maisons ? Je repose les plans, referme le tiroir.

En reculant, je me prends le pied dans le tapis rouge sur lequel est brodé l’écusson de Naples. Je scrute le sol, remarque une découpe dans le parquet. Je m’accroupis, le soulève.

— Qu’est-ce que tu fais ? demande Alberto.

— Y a quelque chose là-dessous.

Alberto vient me prêter main forte. Ensemble, nous tirons sur le loquet pour ouvrir la trappe. Un renfoncement contient des sacs remplis de poudre blanche, ainsi que diverses armes.

— La vache ! Sacrée planque ! s’écrie Alberto.

— Il possède un sacré stock…

— Les affaires tournent bien !

Je prends un sachet par curiosité, le tourne entre les doigts, nerveux.

Soudain des bruits de pas lourds se font entendre. Nous levons la tête, nous nous regardons, anxieux. Je repose à la hâte le sachet, referme la trappe et replace le tapis. Pendant ce laps de temps, Alberto court vers la porte et l’ouvre en grand. Il tombe nez à nez avec Marco. Je me relève d’un bond. Alberto se met à geindre.

— Papa ! C’est Jack qui m’a obligé à venir ici ! Il a voulu fouiller dans tes affaires !

— Sale traître !

— Maintenant tu sais ce que ça fait d’être trahi ! Fallait pas te défiler devant Emilio !

— Quoi ?! T’es encore là-dessus ? Tu…

— File dans ta chambre ! coupe Marco en s’adressant à Alberto.

Alberto s’exécute et en profite pour me tirer la langue.

— Abruti !

— Quant à toi... grogne Marco en me fixant.

— Je voulais juste me renseigner sur les activités de la famille, je…

— Si tu as des questions, tu me les poses directement. Ne viens pas fouiller dans mon bureau !

Il m’agrippe par les cheveux.

— C’est compris ?

Perché sur la pointe des pieds, je réponds « oui » de la tête. Il me relâche. Je me frotte le dessus du crâne. Le regard de Marco se pose sur la tapis. Mince. C’est pas bon signe. Il m’attrape par l’arrière du cou, me fixe d’un regard noir.

— Tu y as touché ?

— Pardon ?

— Ne me mens pas.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

— Ne te fous pas de moi !

Il me baisse de force la tête vers le tapis.

— Le tapis n’est pas à sa place ! L’écusson n’est pas dans le bon sens !

Il l’a bien vu. Je grince des dents. Marco me relâche, se penche vers le tapis, le soulève et ouvre la trappe. Il attrape un sachet avant de tout remettre en place correctement. Il se redresse et me tend le petit sac.

— Prends ça.

— Non, je n’en veux pas…

— Prends-le !

— Je n’en ai pas besoin !

— Ce n’est pas pour toi, c’est pour le vendre !

— Mais…

Je ne dois pas contredire mon père. Alors j’obéis bêtement et prends ce foutu sachet. Ma main tremblote. Quelque chose me dit qu’il ne va pas en rester là.

— Tu dois apprendre les affaires. Alors commence par vendre ça.

— Ce n’est pas le rôle des picciotti normalement ?

— Tu es trop curieux. Tu veux connaitre les activités de la famille, alors va sur le terrain.

— Je voulais juste me renseigner, pas…

— Pas te mouiller ? me coupe sèchement Marco. Pour apprendre, faut mettre les pieds dedans ! Alors va me vendre cette came !

— Je n’en ai pas envie…

— C’est un ordre ! Ne discute pas !

Je serre le poing sur le sachet, tout en fixant mon père.

— Je dois compter sur toi. Tu es la relève de la famille. Obéis si tu ne veux pas être puni. Tu cherches les problèmes ma parole !

— Non. Je…

— Va vendre ça ! C’est un sachet qui contient 15 portions de 2 grammes. Le gramme vaut 4 dollars. Tu vends tout d’ici demain soir. Compris ?

Je baisse la tête, sans un mot.

— Demain soir, tu me ramènes le fric. Je ne veux pas te voir revenir avec un seul gramme de cocaïne. Donc ?

— Quoi ?

— Combien dois-tu me ramener demain ?

Je soupire, réalise le calcul mental demandé.

— 120 dollars…

— Bravo, me félicite Marco, sourire en coin.

Il me gratifie d’une tape derrière la tête.

— Maintenant, sors d’ici !

Je sors du bureau, sans me retourner. Je croise maman dans le couloir. Elle n’est pas de bonne humeur, comme d’habitude.

— Qu’as-tu fait encore pour mettre ton père en colère ?

— Je ne te vois jamais et la seule chose que tu me sors, c’est ça ?

— Apprends à te tenir correctement si tu ne veux pas d’ennuis !

Je fourre les mains dans les poches, souffle et détourne le regard.

— Qu’est-ce que tu veux ? J’ai du temps libre aujourd’hui.

Quoi ? J’ai bien entendu ? Je réfléchis un instant avant de poser ma question.

— J’ai découvert deux plans de maisons, situées à la même adresse. Tu peux m’expliquer ?

— C’est tout ? Tu n’es pas sérieux ?

Je sais, ce n’est pas très utile comme demande. L’intérêt n’est pas de connaitre la réponse, mais de la faire parler, pour passer un peu de temps avec elle. C’est trop demander, de discuter avec sa mère ? Je ne vais pas lui poser des questions sur les affaires de papa. Je dois trouver un sujet sur lequel elle serait à l’aise. Les plans de maison, c’est ce qui m’est venu à l’esprit.

— Je cherche à connaitre la famille, votre histoire quand vous êtes arrivés ici, dis-je en haussant les épaules.

— D’accord. Suis-moi dans le salon.

Nous nous installons tous les deux sur le canapé. Personne pour nous déranger. Je me sens privilégié d’avoir ma mère pour moi tout seul. Elle se sert un café, sans rien me proposer. Pas grave, je ne vais pas en faire tout un plat. Elle commence son récit, expliquant leur venue aux États-Unis.

D’après ce que j’ai retenu, en arrivant en Californie, ils vivaient dans un logement exigu pour réfugiés. Marco ne le supportait pas. Alors il ne perdit pas un instant pour soudoyer ses compatriotes. Cinq dans un appartement de trente mètres carrés, il ne toléra pas la situation plus de deux mois. Marco fit du repérage, convoita la parcelle d’un propriétaire âgé, vivant seul, sans personne pour lui rendre visite.

Au début, Marco lui proposa de l’argent pour racheter son bien, supplié par son frère Giuseppe d’utiliser la discussion productive, lui qui ne supportait pas la violence. Le vieil homme s’entêta, refusant de laisser son terrain aux prises d’étrangers. Malgré le comportement implorant de son frère pour éviter tout massacre, Marco n’hésita pas à éliminer le propriétaire pour obtenir enfin ce qu’il convoitait. Il était impatient. Avec lui, il fallait agir vite. Ça n’a pas changé.

Suite au bilan des trois mille morts recensés lors de la catastrophe de 1906 l’année précédente, le décès du vieil homme ne se remarqua pas. Marco put se loger, lui et sa famille, aisément, en dehors du centre de Little Italy. Ils logèrent ainsi dans la maison de plain pied de l’ancien propriétaire. Une vaste maison de 120 mètres carrés possédant trois chambres. Marco, Daniela, Maria, son frère Giuseppe et sa femme Monica y vécurent convenablement. Mais Marco voyait grand. Il se mit rapidement en quête, rackettant ses compatriotes, puis réalisant des achats et des reventes de mobilier.

Les habitants de San Francisco devaient rééquiper leur maison, racheter leurs biens perdus lors du séisme. Une aubaine pour Marco qui put profiter de l’engouement pour ce commerce. Avec l’argent du racket, il achetait un fauteuil qu’il revendait deux fois plus cher sur le marché noir. Il commença ainsi. Puis il se mit aux paris truqués, aux locations de locaux ou d’entrepôt, commença à mettre le nez dans des affaires rapportant plus d’argent, comme le milieu de la drogue, usant de menaces par la parole et par les actes pour amadouer ses victimes.

Les voitures le fascinaient, il négocia, ou plutôt, s’appropria des affaires, avec des concessions automobiles, des ouvriers travaillant dans les usines de construction ou bien les revendeurs pour se dégoter les modèles les plus récents. Le vol, en particulier, lui permis de se fournir en véhicules. Il engagea rapidement des affranchis, créant par cette occasion son réseau mafieux. Laissant ainsi le travail aux petites mains d’éliminer les récalcitrants. Par conséquent, il se munit rapidement d’armes -acquises illégalement, bien entendu-. Marco savait se battre, depuis tout petit, ne ressentant aucune pitié pour ces individus qu’il trompait.

Par la ruse et le charisme, il put obtenir, un certain temps, ce qu’il voulait auprès de tous ceux ressentant la peur de mourir ou de souffrir. Grâce aux gains récoltés au cours des années par ses activités lucratives, en particulier dans le racket auprès des commerçants, il put construire son bien à l’image de sa réussite, tout de suite après la naissance de leur fille Valentina, en 1909.

Je suis étonné par ses explications. Finalement, elle connait plus d’éléments sur les activités illégales de papa que je ne pensais. À y réfléchir de plus près, c’est sa femme après tout. Normal qu’elle sache certaines choses. Elle boit une gorgée de café. Je souris à demi. À cet instant, Marco débarque en furie dans le salon. Il a le don de tout gâcher.

— Qu’est-ce que tu fous ici avec Jack ?!

— Il est venu me poser des questions su…

— Sur quoi ?! coupe sèchement Marco.

— La maison, notre agrandissement, tes activités quand tu es arrivé ici… Rien d’autre, dit-elle tremblante.

— Je te l’ai déjà dit Daniela, ne te préoccupe plus de lui !

Elle me fusille du regard.

— Tu me causes encore des ennuis !

— Pardon… Je… je ne voulais pas…

— Laisse-moi tranquille.

À partir de quel moment, ça a dérapé ? Je regarde ma mère d’une mine désolée et confuse. Marco m’agrippe par l’arrière du col de ma chemise, me jetant à l’extérieur de la maison.

— Dehors ! Ne t’avise plus d’emmerder ta mère, compris ? Ton devoir est de la protéger, pas de lui causer du tort !

C’est nouveau. C’est ma mère, non ? Pourquoi je ne peux pas lui parler ? Il a clairement un problème.

— Ah, et dernière chose, ajoute-t-il. La vente se fait sur Pier 26.

Il me claque la porte au nez.

Je marche jusqu’au centre du jardin, puis me tourne vers la propriété. Cheveux au vent, mains dans les poches, j’observe cette immense demeure en pierres blanche. Une bâtisse construite sur deux étages, combles sous toit, avec quatre colonnes romaines soutenant le porche d’entrée. C’est de mauvais goût. On n’est déjà pas bien vus, alors pourquoi il s’affiche comme ça dans son temple romain ? On n’a pas assez d’ennuis comme ça ? En plus, ça jure avec la toiture en ardoise bleue et les volets en bois peints en noir.

Les rosiers rouge et rose du jardin n’arrivent pas à égayer ce lieu. Ni l’allée de cyprès d’ailleurs.

Le ciel se couvre, la pluie commence à tomber. Je cours me réfugier à l’intérieur de la maison. J’entends une violente dispute à l’étage, sans en comprendre le sens. J’identifie mon prénom dans la conversation. Ils se querellent souvent à mon sujet. Cela me fait mal.

J’essaye de ne pas y prêter attention. Je me balade au rez-de-chaussée, sans trop savoir quoi faire, ni ou aller. Les cris s’intensifient, me transpercent. Ils s’engueulent clairement à cause de moi. Les « Jack » fusent parmi les insultes. Pendant que je discutais avec maman, j’ai entendu mon frère et mes sœurs partirent aux courses avec Paola, accompagnés par Renato et Fabio. Je me retrouve seul avec ces cris. Je finis par me blottir dans le fauteuil, tête entre les genoux. Je n’aime pas cette grande maison, située dans le quartier de North Beach au nord-est de San Francisco, à l’angle de rue de Kearny street et de Bay street. Les Calpoccini dominent le Little Italy californien, et pourtant, personne ne me voit.

En pleine période de la prohibition, au cours desquelles Lucky Luciano et Meyer Lansky fondent le syndicat du crime, Marco Calpoccini continue de faire prospérer ses affaires en solo. Contrôler une grande partie de San Francisco lui suffit et il obtient le respect des autres gangs. Marco sait aussi qu’il se fait vieux dans le milieu et que les autres familles le guettent comme des loups prêts à dévorer leur proie. Ce qu’ils ignorent, son joker, en d’autres termes, moi. Je me recroqueville encore plus, yeux rivés sur la table basse du salon. Tiens, la photo de moi avec Alberto devant la fontaine est posée là, à côté du pot à crayons. Je la prends, ainsi que de quoi écrire. Je la retourne, une phrase est écrite. La devise de la Camorra, « pour faire du business tranquille, restons cachés ». Je soupire. Je gribouille une pieuvre. C’est le symbole de notre organisation, piquée à la Cosa Nostra, mais pour moi, il représente Marco. Il contrôle tout : le trafic, ses hommes et sa famille. Il dirige tout et tout le monde avec ses tentacules qui se collent partout… Je dessine une tête de mort à la place des yeux. Il détruit tout. Il sème la terreur autour de lui, il donne les ordres, les balles des flingues enlèvent les vies… Je soupire, fourre la photo dans ma poche, puis monte dans ma chambre, tête basse.

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