24

5 minutes de lecture

San Francisco, 1924

Je rentre à la maison, tête baissée pour cacher les égratignures et ecchymoses qui marquent mon visage. J’attrape au passage un chapeau qui traîne sur le buffet. Je le mets sur la tête.

Je traverse le hall d’un pas rapide, monte les escaliers deux par deux. Dans le couloir, je croise maman. Je l’évite et entre dans ma chambre, puis m’installe à mon bureau, ouvre précipitamment un livre de mathématiques, histoire de me calmer. J’ai besoin de penser à autre chose. Marco débarque.

— Qu’est-ce que tu fous là ?!

— Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Où sont mes 120 dollars ?

— Pardon ?

— La came ! Tu l'as vendue ?

— Non, je… je n’ai pas eu le temps…

— Alors qu’est-ce que tu fous ici ? gueule Marco.

Je me lève, mains écartées.

— D’accord, j’y vais…

— Tout de suite !

Il m’attrape par le cou, se baisse à mon niveau, me fixe droit dans les yeux.

— Je déteste attendre. Ramène-moi mon fric.

— Ou… oui.

Il me donne une bonne tape derrière la tête.

— Grouille-toi !

Je sors de ma chambre en courant, puis me précipite dehors, direction les quais. La drogue. Ça m’était complètement sorti de la tête.

Arrivé sur le quai 26, en plein milieu de la soirée, je fais une pause pour reprendre mon souffle. Je sors ma casquette plate de ma poche pour la mettre sur la tête. Il fait frisquet.

Mains dans les poches et grelottant, je me dirige vers le lieu indiqué par Marco. En arrivant sur place, je constate que des groupes d’individus sont postés ici et là, à s’échanger je ne sais quoi. Ils se taisent à mon passage, me lancent des regards interrogateurs. Qu’est-ce que je fous là ? Je soupire, avance sans me soucier d’eux. Un homme, qui n’a pas l’air très commode, m’interpelle.

— Hey petit ! Tu n’as rien à faire ici !

C’est vrai. Mais, allez dire ça à mon père. Vous verrez ce qu’il en pense. J’accélère le pas pour me diriger vers Spear Street. Je croise des SDF et des hommes vêtus de tenues militaires en lambeaux. J’observe les alentours, puis prends une profonde inspiration pour me donner du courage. Je m’approche de deux types à moitié bourrés, assis au sol devant un chantier de construction.

— Hey, salut.

— S’lut, qu’est-ce qu’t’m’veux ? ronchonne l’homme.

— Vous n’avez pas l’air… en forme.

— Qu’est-ce qu’ça peut t’foutre ?

— Vous aider p’têt.

— J’ai fait la guerre moi p’tit ! J’ai vu des choses horribles ! Des trucs que tu n’peux même pas imaginer dans tes pires cauchemars !

L’homme assis à côté de lui ricane.

— Ouais, les pires horreurs ! On en a vu des morts. Des tortures, des ignominies !

Je l’inspecte. Il lui manque deux jambes.

Le premier remarque ma grimace.

— Il a marché sur une mine, explique-t-il. Et moi, j’ai perdu mon bras gauche ! Arraché par l’ennemi !

— Foutue guerre, ajoute le second.

— Sale guerre.

— Et aucune reconnaissance ! Pas de médaille ! Que dalle !

— Bordel j’te jure.

Le gars crache au sol. L'autre se frotte la barbe et me toise du regard.

— Alors le mioche, tu veux quoi ?

— Vous proposer… un médoc. Pour que vous vous sentiez mieux, arrêter vos cauchemars.

— Qu’est-ce tu proposes ?

Je sors le sachet de ma poche et le montre aux hommes.

— Putain de dealer.

— De plus en plus jeune, merde.

— Alors ? Vous en voulez ou pas ?

— Bien sûr. Combien ?

— 8 dollars le sachet de 2 grammes.

— C’est de la vraie, hein ? T’essayes pas de nous entuber ?

Je soupire, ouvre le sachet, prends un peu de poudre sur mon doigt et la dépose dans le creux de la main de l’homme. Il snife la poudre, s’extasie. Bon, dépêchez-vous, je n’ai pas envie de traîner plus longtemps dans les parages. Ce n’est pas à moi de vendre cette merde !

— Aaaah ouais, y a pas d’doute.

Le premier change d’attitude, il me chope le bras.

— Par contre, ce sera gratos.

Je fixe l’homme, vois son poing arriver. J’esquive. Puis riposte avec un coup de pied dans le ventre. Je l’agrippe par le col de sa veste militaire et le plaque au sol. Je pose un genou au creux de son dos. Ce n’est pas parce que je suis un gamin qu’il faut me prendre pour un con.

— Okay, okay ! On va te payer ! Ça va, lâche-moi !

Je le libère, tends la main. Il me donne les billets.

— Hey, moi aussi, j’en veux ! intervient le second.

Il étale direct les billets. Je lui passe son sachet de 2 grammes.

— Merci Messieurs.

Je continue mon chemin. Je croise pas mal d’individus se tenant difficilement sur leurs jambes. En me voyant, ils s’approchent en titubant.

— Moi aussi, j’en veux.

— Hey moi aussi !

Je sors les sachets, échange la drogue contre les dollars. Puis les range dans la poche intérieure de ma veste.

Je continue ensuite sur Spear Street. J’ai bientôt fini. À l’intersection de Folsom Street, un homme plutôt bien sapé par rapport aux autres m’aborde.

— Hey, pssst, m’interpelle l’homme en costume.

Je m’approche, méfiant.

— Oui ?

— Je t’ai vu vendre de la coco.

— Pardon ?

— Fais pas l’innocent.

— D’accord, d’accord. Vous voulez combien de doses ?

— Deux. Deux grammes.

— Okay, c’est… 20 dollars.

— Tant que ça ?

— Oui…

— Tout est de plus en plus cher… marmonne-t-il, en cherchant son portefeuille dans sa sacoche.

— Pourquoi vous en voulez ?

— Tu n’es pas censé vendre ta came sans poser de questions ?

— Je me pose juste une question. Vous n’avez pas l’allure d’un SDF.

— Faut être dans la rue pour en avoir ?

— Ça m’intrigue, c’est tout. Comment en êtes-vous arrivé là ?

— Ça fait un bail que quelqu’un ne s’est pas soucié de moi…

— Vous avez l’air perdu.

— Ouais, tu peux le dire. Je suis un simple employé de banque, mon patron me fait travailler jusqu’à pas d’heures, il me met la pression, m’humilie en public. Je n’en peux plus ! Et ma femme me trompe avec le facteur pour couronner le tout. Pathétique, hein ? Alors je me suis tourné vers la cocaïne pour tenir le coup, supporter mon quotidien quoi.

— Vous ne pouvez pas changer de boulot ?

— Ce n’est pas si simple petit.

Je soupire, lui tends le sachet de 2 grammes.

— Tenez, je vous fais une remise. Donnez-moi 18 dollars.

— Oh vraiment ? Merci petit !

L’homme en costume essuie ses yeux, renifle, puis me file les billets.

— Voilà le sachet, dis-je. Bon courage.

Il repart, le regard brumeux. Je me cache dans un coin pour compter les billets. J’ai tout vendu et en prime j’ai gagné 2 dollars.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 7 versions.

Vous aimez lire LauraAnco ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0