30

10 minutes de lecture

Dans la salle d’interrogatoire, je suis face à Kenneth. Avec les mains toujours menottées dans le dos. Son collègue reste avec nous, debout, calepin à la main.

— C’est pas possible, Jack. À chaque fois qu’il y a une embrouille, je tombe sur toi. Qu’est-ce que t’as fait cette fois ?

— Rien.

Kenneth fronce les sourcils, tape fortement la table avec sa main droite.

— Arrête de jouer ce numéro avec moi !

— Vous ne me croyez pas de toute façon !

— Pourquoi t’en es-tu pris à Lenny ?

— Je me suis défendu. Il m’a attaqué.

— Pour quelle raison ?

— Je n’en sais rien.

— Tu vas me sortir le même discours à chaque fois, c’est ça ?

Je ne réponds pas, me contente de le fixer. Il se lève, puis pose brutalement les mains sur la table. Il se penche vers moi.

— Je sais pourquoi Lenny t’en veut.

Ah bon ? Vas-y j’écoute.

— Il est persuadé que tu as tué ton professeur, Madame Johnson. Ainsi que ta petite amie, Sofia, si je ne me trompe pas.

— Je ne les ai pas tués. J’aimais Sofia et… je respectais Madame Johnson.

Je baisse la tête tristement, dents serrées pour contenir ma déception et mon irritation.

— Alors, qui les as tués ?

— Je vous ai déjà répondu. Je ne sais pas.

— Pourtant Lenny est persuadé que c’est de ta faute. Qu’est-ce qui lui ferait penser cela d’après toi ?

— Il me déteste ! Il ne peut pas me blairer ! Alors il s’en prend à moi.

Kenneth s’enfonce sur sa chaise, bras posés sur les accoudoirs, soupire. Son collègue, lui, se contente de prendre des notes. Kenneth tapote le bois de ses doigts boudinés, puis se penche en avant, pose ses coudes sur la table.

— Bon… Tu ne veux pas me donner un nom ?

— Pardon ?

— Qui a fait le coup ?

— Je ne sais pas.

Il bondit de sa chaise.

— Tu sais qui c’est ! Qui les a tués ?

— J’en sais rien !

Il se tourne, souffle d’exaspération. Puis s’adresse à son collègue.

— Va me foutre ça en cellule !

Le collègue s’exécute.

— Et pour Lenny ? Vous ne l’arrêtez pas ? Il a essayé de m’étrangler !

Les deux collègues lèvent un sourcil, dubitatifs.

— Ne commence pas petit !

— Je vous jure !

Le collègue interpelle Kenneth.

— Il a des marques sur le cou…

— Ça ne prouve rien, assure-t-il, tout en me fixant, mains sur les hanches.

— Vous allez le laisser s’en sortir ?

— Lenny est un chic type. Je ne te laisserai pas raconter n’importe quoi sur lui.

— Mais il…

— S’il s’en est pris à toi, c’est que tu l’as bien mérité.

Je grince des dents. Kenneth me prend par le bras, me conduit en cellule.

— Tu sais quoi ? Je vais te mettre en cellule avec des adultes, de purs américains. Ils vont t’apprendre la politesse de ce pays.

— Quoi ? Mais ça va pas la tête ?! Vous n’avez pas le droit de faire ça !

— Je représente la justice ! Et ce qui est juste, c’est que tu reçoives une bonne leçon.

Je m’inquiète, stoppe net. Il me tire de force.

— Avance !

— Je n’ai rien fait ! Pourquoi vous ne voulez pas me croire ?!

— T’es un napolitain, et tous les napolitains et les siciliens sont des escrocs et des meurtriers.

— Je suis né ici !

Il me gifle, la raclure.

— Tu mens ! Je sais que tu connais le tueur ! Mais tu ne veux rien dire pour le protéger, n’est-ce pas ?! Et moi, je n’ai aucun élément pour te coffrer !

— Parce que je ne suis pas coupable !

À cet instant, il retire mes menottes, me pousse violemment dans la cellule. Je manque de trébucher.

— Il est à vous ! lance Kenneth aux prisonniers.

Je jette un regard froid et dur envers lui, de rage.

L’un des hommes se mêle de mes affaires.

— Alors, c’est quoi ton crime ?

Je ne réponds pas. Il plaque brusquement sa main sur la grille, juste à côté de ma tête.

— Je t’ai posé une question !

— Je n’ai rien fait.

— D’où tu viens ?

— De San Francisco.

Il m’attrape les cheveux.

— C’est faux ! Pas avec des cheveux aussi noirs ! T’es un putain de Tony !

L’autre prisonnier se met à rire. Je lui donne un coup de pied dans le tibia. Il me lâche.

— Aïe ! Sale môme !

Le second prisonnier tente de m’attraper, j’esquive. Je lui administre un coup de pied dans les côtes, puis le pousse de toutes mes forces contre l’autre type.

Les deux hommes se cognent ensemble contre la grille de la cellule. En entendant le bruit métallique assourdissant, Kenneth arrive en courant, ouvre la grille et me chope par le col de ma chemise.

— C’est pas vrai ! À peine deux minutes enfermé et tu fais déjà des siennes !

Il me trimballe jusqu’à son bureau. Il me menotte au pied de sa table. Assis sur le sol, je ne détourne pas le regard.

— Là au moins, je suis sûr que tu vas rester tranquille !

Je tire sur les chaines. Les menottes me cisaillent les poignets. Je grimace de douleur.

— J’appelle ta mère…

Après l’appel, il se penche vers moi.

— Arrête de faire des conneries, compris ? La prochaine fois, c’est une balle que tu te prendras dans la tête !

Je le dévisage méchamment. La secrétaire, installée en face de lui, plaque une main devant sa bouche.

— Tu… Tu ne devrais pas dire ce genre de choses…

— C’est un sale gamin, rien de plus que de la vermine, venue du continent européen, crache Kenneth, de dégoût.

Je tremble de rage.

— Mais il a pourtant un si joli minois…

Comme je n’ai rien d’autre à faire, j’observe ce flic texan taper son rapport sur la machine à écrire, une Underwood. Je me marre, il ne sait pas s’en servir. Il appuie sur les touches une par une, avec un doigt. Il se prend la tête entre les mains.

— Foutue machine !

Je ricane. Il m’entend.

— Toi, la ferme !

Son collègue entre dans la pièce.

— Hey, Kenneth, y a la mère du gosse qui est là.

Il me détache. Je me relève, m’étire. Il me traîne vers l’accueil du commissariat. Se tient Daniela, droite, cette fois-ci accompagnée de Livio, le nouvel affranchi, un homme mince au nez busqué.

Kenneth me pousse vers ma mère.

— Élevez correctement votre gamin ! Je ne veux plus le voir ici, est-ce clair ?

Elle fronce les sourcils. Elle prend ma main, la serre fortement. Elle ne me regarde pas, se contente d’enfoncer ses ongles dans les éraflures présentes sur mes poignets.

— Aïe… Maman, tu me fais mal…

Daniela ne réagit pas. Elle est en colère.

— Eh, t’es un champion ! lance Livio en italien. Tu sais garder ta langue !

Je lui rend un sourire triste.

Renato nous attend dans sa voiture, une Dodge Series 116 Touring 1925 noire. Elle s’assied à l’avant, aux côtés de Renato. Moi et Livio, à l’arrière. Je ferme la portière, puis me plaque une main devant les yeux. Une larme s’échappe. J’avais juré de ne plus pleurer.

Renato se tourne vers moi. Il me tapote du bout des doigts l’épaule. Il agite son index de gauche à droite.

— Je sais… On ne montre pas ses pleurs… ni ses peurs, ni ses émotions…

Il sourit, se retourne, démarre.

Je soupire, observe le paysage de bâtiments défiler.

Nous descendons de voiture dans la cour de la propriété. Renato redémarre pour aller la garer dans le garage.

Valentina, Alberto et Maria sont dehors. Ils jouent au ballon. Livio reste en retrait derrière moi et ma mère. Valentina m’aperçoit.

— Beurk ! T’es crado !

Alberto éclate de rire, gardant le ballon entre les mains. Maria tape sur son épaule.

— Arrête de rire !

— Ouh ! J’ai trop peur !

Cette fois, Valentina pouffe de rire. Maria secoue la tête, exaspérée.

Daniela avance devant moi, me tournant le dos. Puis elle s’arrête net, se tourne vers moi.

— Jack… il faut que tu arrêtes…

— Je te jure que je n’ai rien fait !

— Cesse de mal te comporter. Tu me fais honte.

— C’est ce prof qui m’a attaqué !

— Tu l’as peut-être cherché ?

— Quoi ?

Valentina, Alberto et Maria stoppent leur conversation et leurs gestes pour nous observer, anxieux.

Alberto lâche le ballon. Il rebondit sur le sol, roule et s’arrête dans les broussailles.

Livio ne bouge pas.

— Ton professeur, Madame Johnson, est morte à cause de toi, n’est-ce pas ?

— Mais… enfin…

— Et cette jeune fille… elle aussi, morte par ta faute.

— Que… Pourquoi tu dis ça ? Je ne voulais pas leur mort !

— Oh non, bien sûr. Mais tu les as provoqué.

Je tremble, ne sachant quoi faire.

— Non. C’est… C’était des accidents…

— Par ta faute.

Le vent souffle. Je ressens un frisson me parcourir le corps. Je fronce les sourcils.

— Je ne contrôle pas les agissements de Marco.

— Obéis à ton père, ça t’évitera des ennuis.

— Je fais ce qu’il me dit. J’ai bien le droit de vivre aussi.

— Arrête de me causer du tort.

Je serre les poings, crisse des dents.

— Ce n’est pas mon intention.

— C’est toi qui a coupé les roses ? dit-elle, en montrant le trou sur le parterre de roses.

— C’était pour Sofia.

— Ne touche pas à mes rosiers !

— Ça va repousser ! Et puis t’en as plein !

Daniela se crispe, me fixe d’un regard noir et de dégoût. Je ne comprends pas la réaction de ma mère.

— Ne touche pas à mes affaires ! Et je te le répète, cesse de me faire honte !

— Pourquoi tu ne me crois jamais ?

— Jack tu es un sale gamin, tu…

— Pourquoi tu ne m’écoutes jamais ?

— Jack, arrête ça tout…

— Pourquoi tu ne prends jamais ma défense ?

— Ça suffit !

— Pourquoi tu ne te préoccupes pas de moi ?

— Arrête ! Ton père veut gérer ton éducation ! Ne me reproche rien.

— Si, j’ai le droit ! Tu me laisses tomber !

— Évidemment, mon mari me l’a ordonné !

— Ce n’est pas une raison pour me rejeter à ce point !

— Tu me crées des problèmes et…

— C’est Marco qui a créé cette situation !

— Ne t’en prends pas à ton père !

— C’est lui qui me traîne dans ses affaires !

— Mais c’est toi qui me fait honte !

— J’y suis pour rien ! Je souffre ! Aide-moi !

— Stop !

Daniela se prend la tête entre les mains. Je continue de parler. Je refuse de me taire, faut que ça sorte.

— Tu me traites toujours différemment ! Tu me mets à l’écart de ta vie ! Tu m’ignores continuellement, tu…

Daniela se redresse, me coupe la parole en criant.

— J’aurais aimé que tu ne sois jamais venu au monde !!

À cet instant, le silence. Je suis bouche bée, le regard surpris et confus. Seul le souffle du vent dans les arbres brise ce moment de tensions. Mes lèvres tremblent, mes yeux, au bord des larmes, brillent, mon cœur palpite d’amertume.

— Pardon… je…

Daniela se sent confuse, elle jette des regards partout, évitant de me fixer. Mais c’est trop tard, le mal est fait. Elle se retourne, avance chancelante vers la maison sur ses jambes en coton.

Elle monte les marches, glisse au milieu. Elle tombe vers l’avant. Valentina et Alberto se précipitent vers elle. Tous les deux l’aident à se relever, la guident jusqu’à la maison. Ils entrent, claquent la porte, me laissant dans l’incompréhension la plus totale. Je serre les poings de colère et de déception.

Je tourne la tête vers les rosiers du jardin. J’avance d’un pas décidé, m’agenouille et arrache vigoureusement à mains nues les roses, une par une. Les épines des roses me piquent. Du sang coule sur mes mains. Je m’en fous. Je continue à arracher frénétiquement les fleurs.

Marco me voit par la fenêtre. Il hurle à Livio :

— Balance-lui un seau d’eau ! Ça va le calmer.

Je n’écoute pas, envahi par la haine d’être rejeté ouvertement par ma mère, humilié, délaissé. Je ne ressens pas la douleur des épines qui m’écorchent les doigts.

Livio court chercher un seau d’eau. J’arrache plus d’une vingtaine de roses. Mes mains et mes doigts se couvrent de coupures sanglantes. Il me renverse la flotte sur la tête. Trempé, j’arrête le massacre, pose mes mains au sol, respirant fortement et bruyamment. Puis je broie la terre entre mes mains. Je ferme les yeux pour retrouver mon calme.

Maria, restée tout le long dans le jardin, debout derrière un buisson, m’observe. Puis, elle vient vers moi. Au passage, Elle jette un œil à Livio.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Il hausse les épaules, d’un air triste, puis s’éclipse.

— Jack ?

Je ne dis pas un mot, me contente de la fixer tristement. Je pars en direction de la maison d’un pas rapide, vexé. Je pousse violemment la porte d’entrée. Maria me rejoint en trottinant. À chacun de mes pas, je laisse des traces de terre et d’eau sur le sol.

— Jack ! Attends !

— Quoi ?! dis-je, irrité.

— Dis-moi ce qui s’est passé…

— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? C’est toujours la même chose !

— Jack…

— Tous me reprochent la mort de quelqu’un ! Marco tue des gens et c’est moi qu’on accuse ! C’est moi qui me prend tous les reproches et toutes les injures dans la figure ! J’en ai marre, Maria, tu comprends ça ? Alors, arrête de me poser toujours la même question !

Je me passe les mains dans les cheveux, tremblant de rage. Elle se cramponne les bras, tête basse, penaude.

— Pardon… Je ne le ferai plus… Je veux seulement t’aider…

— Tu ne peux pas. Nous sommes des parias de la société !

— Qu’est-ce que tu vas faire alors ?

— Tout ce que je fais de bien n’a aucune valeur à leurs yeux.

— Qui ?

— Le petit ami de Madame Johnson m’a traité d’ordure, de sale italien. Milo m’a traité de pourriture. L’épicier m’a traité de criminel. Les flics m’ont traité de sale rital. Les badauds dans la rue me traitent comme un moins que rien. Alors… s’ils me voient tous comme ça, c’est ce que je serai !

Je monte les marches quatre à quatre, laissant Maria plantée dans le hall d’entrée.

— Jack, ce n’est pas la solution !

La ferme ! Tu ne comprends pas non plus ? Je disparais dans le couloir, claque la porte de ma chambre.

J’ai dû faire face à ce monde en me construisant avec un sentiment durable de tristesse, mêlé de rancœur, lié à l’humiliation, la déception, le rejet, et l’abandon.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire LauraAnco ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0