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San Francisco, 1927

À l’aube, Marco, Giovanni, Fabio, Renato et moi, nous nous rendons au bureau d’un fonctionnaire de l’hôtel de ville, un homme petit et maigre dénommé Daryl.

Celui-ci fouille nerveusement dans les tiroirs. Renvoyé de son poste d’adjoint, rétrogradé au poste de secrétaire, mis au placard, il se retrouve au bord d'un gouffre financier. Souhaitant remonter la pente, il fait appel aux services de Marco.

En échange d’un contrat sur les travaux de construction d’un bâtiment industriel, mis en vente par adjudication aux enchères, Marco lui propose une coquette somme d’argent, équivalente à vingt pour cent du montant de la vente. Pas assez aux yeux de Daryl, qui en demande plus. Lors de la signature, il tremble, n’arrive pas à écrire. Marco lui chope le poignet.

— Hey ! Fais ça correctement, d’accord ?

— Oui, mais c’est une intervention illicite d’attribution de contrat… s’embourbe Daryl.

— Tu tiens à perdre ton bras ? menace Marco.

Les affranchis ricanent.

— N… non… bégaye Daryl.

— Alors, y a pas de problème ? Compris ?

Marco le relâche. Daryl respire calmement, se reprend, puis se concentre pour réaliser l’accord. Après signature, il tend le document à Marco.

— Voilà, c’est fait. Je présente ça aux enchères ce soir, et le bâtiment est à toi.

— Parfait.

Marco sort, suivi de ses affranchis. Giovanni s’arrête à la hauteur de Daryl qui se tortille les mains pour stopper ses tremblements. Il se penche vers lui, lance un « bouh ! » qui le fait sursauter. La sueur perle sur son front. Giovanni et Fabio rient, puis sortent à leur tour. Je sors les mains dans les poches, sans le regarder, tête haute.

Une semaine plus tard, nous revenons le voir. Cette fois-ci, chez lui et au beau milieu de la nuit. Mon père vient récupérer les intérêts de la transaction. Renato ouvre la porte, sans difficulté, d’un coup de pied. Nous entrons dans ce petit appartement délabré, situé au deuxième étage d’un ancien immeuble de Vallejo Street.

Daryl sursaute, se lève d’un bond du canapé taché et déchiré dans les coins, tiré de son sommeil.

— Daryl, tu n’es pas venu me payer les intérêts, reproche Marco. Tu devais venir me rendre visite le lendemain de la transaction. Et tu n’es pas venu.

Il déteste qu’on le fasse attendre. C’est un homme impatient. Il ne supporte pas qu’on lui fasse faux bond. Il se balade dans l’appartement et déplace des objets sur des étagères.

— Je… je sais… j’ai eu un empêchement… tremble Daryl.

— Tu caches la somme quelque part ? Nous avons signé un contrat si tu te souviens.

— T’as juste posé ton nom sur le contrat ! lance-t-il, outré. J’ai fait tout le travail des enchères !

— J’ai mis ton client là où il devait être. Je t’ai débarrassé de la concurrence en intimidant les candidats à l’achat du bien.

— Je refuse d’être mêlé à vos sales affaires de mafieux !

— Fallait y réfléchir avant mon gars.

— Je cherchais juste de l’aide. Tu m’as forcé à mentir aux acquéreurs, obligé à réaliser cette transaction !

— Moi je t’ai forcé ? Tu n’es pas sérieux ?

Marco se tourne vers ses affranchis, ricanant à cette remarque déplacée. Je fais la moue. Ça ne me fait pas rire du tout. J’alterne mon regard entre lui et l’homme.

— Daryl, voyons, tu n’es pas sérieux. Je t’ai sorti de ton poste « placard ». Nous avons conclu un contrat. Rien de méchant. J’ai rempli ma part du contrat, tu remplis la tienne. Tu me dois 80% de la vente.

— Non, je refuse ! J’ai… C’est toute ma vie ce boulot ! Si je te donne une telle part, je vais me retrouver à la rue…

— Ce n’est pas mon problème.

Tu ferais mieux de coopérer Daryl. Ça va mal se terminer cette histoire. Je commence à devenir nerveux. Je me place derrière le bar, mains posés sur le plan de travail. Beurk, c’est visqueux et collant. Je les retire vite fait, les essuie sur un torchon humide. Je grimace.

— Allez, laisse-moi le temps de remonter la pente avec d’autres enchères !

— Lesquelles ? Tu n’as rien sous la main.

— Je vais trouver…

— C’est moi qui t’ai trouvé ce bien public. Tu ne trouveras rien sans moi, soit réaliste.

Daryl panique, jette des coups d’œil à droite et à gauche, puis se précipite vers la fenêtre. Fabio et Renato l’interceptent, lui donnent des coups de poing et des coups de pied pour l’arrêter. Ils l’installent ensuite sur une chaise rouillée, les mains menottées derrière le dossier, sous l’ampoule accrochée à la douille du plafond.

Je tourne en boucle dans l’appartement, ne tenant pas en place, écoutant à moitié la conversation entre Marco et cet homme. Je ne sais pas qui il est exactement. Daryl vit seul visiblement, dans cette ruine. Je n’en ai que faire. Je trouve le temps long. Cette discussion est lancinante et sans intérêt. Mes pensées sont soudainement accaparées par le meurtre de Sofia, la remarque de mon frère, les insultes de Lenny, le comportement de Kenneth et le rejet de ma mère.

Giovanni le remarque. Il m’observe m’agiter dans le coin de la cuisine. Je grommelle. Je ne souhaite qu’une chose, déguerpir d’ici. Je le sais pourtant. Si je tente quoi que ce soit, Marco s’en prendra de nouveau à moi. Je m’ennuie vite, blasé par ces longues conversations. Qu’il en vienne au fait, au lieu de discuter dans le vide ! Je me passe une main dans les cheveux, agacé. Giovanni s’approche de moi, me prend en aparté dans un coin de la cuisine crasseuse.

— Jack, qu’est-ce qui t’arrive ? T’as la bougeotte depuis que nous sommes arrivés ici.

— Rien, j’en ai marre.

— Calme-toi, tu nous stresses tous là.

— Vraiment ? Alors qu’est-ce qu’il attend pour en finir ?!

— Attends, sois patient, laisse faire Marco.

Je me ronge les bords des ongles, m’arrachant au passage les bouts de peau qui dépassent. Les coins saignent. Je fusille du regard mon père, furieux de ce qu’il me fait subir. Je n’ai pas les idées claires. Ça suffit ! J’en ai assez d’attendre ! Je veux crier, rentrer chez moi, me confiner. Je pique une crise. J’écarte Giovanni de mon chemin. Je pousse Renato et Fabio violemment. Je me place bien droit devant l’homme. Je donne un coup dans le pied de sa chaise pour le faire tomber au sol. Il est toujours attaché à la chaise, les mains liées. Sans un mot, je me penche sur lui, le frappe au visage. Je me sers de lui comme un punching-ball. Marco me laisse faire, fier de moi. Il ignore la véritable raison de mon geste. J’évacue ma colère sur cet inconnu, le frappant de plusieurs coups dans le nez, la mâchoire et les lèvres. J’abîme les jointures de ma main droite, jusqu’à me fracturer la phalange proximale du majeur. Je le frappe sans m’arrêter, guidé par la folie. Giovanni me stoppe en m’attrapant la main.

— Jack, ça suffit, il a eu son compte !

Je beugle. Fabio me porte pour m’écarter de ce type. Il cherche à me calmer. Marco lève les mains et les yeux au ciel, contrarié.

— Jack, tu l’as assommé, comment je fais maintenant ?! Ah ce gosse… c’est tout ou rien.

Marco se tient l’arête du nez, exaspéré. Il ordonne à Giovanni de me ramener à la maison.

— Giovanni, ramène-le. Avec Renato et Fabio, nous allons attendre qu’il se réveille. Nous rentrerons quand le règlement sera effectué.

— Okay, patron.

Je donne des coups de pied dans la porte.

— Tu veux te calmer oui ?! Tu vas t’en prendre une par ton père si tu continues comme ça !

Giovanni me traine jusqu’à la voiture. Assis dans sa Duesenberg Model A de 1926, il me questionne.

— Qu’est-ce qui t’a pris bon sang ?!

— Je te l’ai déjà dit, Giovanni. J’en avais assez.

Contrarié, je m’avachis sur la banquette.

— Mais enfin, t’y as été fort tout de même !

Je me redresse, m’appuie sur le dossier conducteur.

— Ils avaient un contrat ! Ce type ne l’a pas respecté ! C’était malhonnête !

— Oui, mais ta réaction était exagérée ! Tu l’as sacrément bien amoché. Du coup, il est carrément dans les vapes.

— Conduis au lieu de me faire chier !

Je me renfrogne, et me replace au fond de la banquette, les bras croisés.

— Ola du calme ! C’est pas un gamin de quinze ans qui va me faire la leçon !

— Je suis le fils du parrain j’te rappelle.

Giovanni marmonne à voix haute en me regardant bouder dans le rétroviseur.

— Ce n’est pas une raison pour m’en vouloir ! Putain si c’est ça la crise d’ado, je préfère ne pas avoir de gosse !

Je tortille mes doigts, puis redresse le majeur. Giovanni se retourne, furieux, gardant une main sur le volant.

— Quoi ?! Tu oses me faire un doigt d’honneur ?! Tu vas morfler, fils de parrain ou pas, j’vais pas m’gêner !

— Tu te trompes, imbécile. Je n’arrive plus à bouger ce doigt-là, j’ai l’impression qu’il est cassé…

— T’as trop cogné, avec force en plus. Pas étonnant que tu te sois cassé un truc. Maria va te réparer ça ?

— Je l’espère. Elle n’étudie que le nécessaire pour les premiers soins…

— Okay. Dis-moi sérieusement, qu’est-ce qui t’as vraiment mis en rogne ?

— La…

J’hésite. Mais en même temps, j’ai besoin de me confier.

— La mort de Sofia.

— Je m’en doutais.

— Le comportement de maman…

— Ah… ouais… se désole Giovanni.

— Et Alberto, qui s’est bien foutu de ma gueule.

— Laisse courir, va. Ton frère est un crétin qui a juste obéi à son père comme un bon toutou.

Je souris gentiment, préférant mettre fin à la conversation. Nous roulons en silence. Je regarde les lumières des réverbères défiler. Mon doigt fracturé me fait atrocement mal.

Je vois Maria venir vers moi dans le hall d’entrée. Que fait-elle debout à une heure pareille ? Elle fixe de ses yeux noirs mon doigt gonflé. Elle n’a pas dormi. Je le vois bien. Ses cernes se creusent nuit après nuit. Elle ne trouve pas le sommeil quand je sors avec Marco. Elle s’inquiète pour moi. Je lui cause des soucis. Ça me ronge.

Maria m’entraine dans le salon. Elle prend un livre de médecine simplifiée, cherche le chapitre concernant les fractures à la main. Elle me prend la main, en silence. Je me laisse faire. Je suis faible face à elle. Elle me fabrique une attelle de fortune. Avec ça, la phalange de mon majeur devrait se ressouder. Je dois garder ce truc pendant six semaines, ce qui ne m’enthousiasme guère. Elle me conseille de ne pas faire de bêtises. J’essaierai.

Pendant ces quelques semaines d’immobilisation, Alberto ne peut retenir ses fous rire. Le majeur raidi, cela donne l’impression que j’effectue continuellement des doigts d’honneur. Alberto s’en amuse surtout avec Paola qui me traite de sale garnement. Pour éviter ce désagrément, je cache le plus possible ma main droite derrière le dos.

À la fin des six semaines, fini l’attelle. Alberto n’a plus de quoi se moquer. Mon doigt retrouve sa mobilité. Mais il reste légèrement de travers. La phalange n’est pas parvenue à retrouver sa forme originelle lors de la période de consolidation.

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