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San Francisco, 1928

Les jours passent et se ressemblent. J’accompagne mon père, le chef de clan, celui qui donne les ordres. J’assiste à ses réunions d’affaires, à ses actes. Il revend de la drogue, il flingue. Normal. La routine. Il me pousse à me battre, à tirer. Son objectif ? Que je reprenne la tête du clan. Le trafic de cocaïne rapporte de plus en plus d’argent. Je l’aide maintenant à faire les comptes au sous-sol chez Zio. Je suis le dactylographe attitré. Je tape les rapports, dictés par mon père, sur la machine à écrire, une Corona toute neuve, d'un noir brillant. Je suis le seul qui arrive à m’en servir.

Assis à table parmi les armes, les munitions et les sachets de drogue, j’appuie sur les touches, sans me soucier de rien. Les sons du clavier, du cylindre qui se déplace de gauche à droite, et les feuilles que je place et reprends créent une mélodie sinistre dans ce cadre froid et tendu. Je ne prête pas attention aux allées et venues des membres d’autres clans. J’ai du sang sur les mains, j’aide à distribuer les armes, à remplir les sachets de poudre, entouré du padrino, des bravi ragazzi et des picciotti. J’ai seize ans.

La vieille de la Toussaint, Don Vitali et sa fille Giorgia débarquent dans la pièce. Marco me tape sur les doigts pour que je lâche la machine. Je me lève. Il me présente à elle. Une jeune femme aux longs cheveux noirs. Encore. J’en ai marre de cette couleur morne et sombre. Je préfère le blond et le roux, des teintes chaleureuses et lumineuses. J’aimerais égayer mon quotidien. Je regarde tous les hommes debout dans la pièce. Cheveux noir. Que des cheveux noirs. Déprimant. Je soupire.

Revenons à Giorgia. Mon père a rattrapé le coup. Le clan Vitali domine le milieu du racket et des prostituées. Les deux parrains ont planifié notre union, pour une alliance stratégique. Je me passe une main dans les cheveux, elle rougit. Elle est mignonne, mais sans plus. Ses grands yeux ronds et ses petites lèvres ne m’attirent pas. Je n’ai pas envie de me marier. Pas avec elle. Pas tout de suite. La date est planifiée. Mariage prévu pour le 22 mai 1931, jour de la Santa Rita da Cascia, patronne de la Camorra. Je m’abstiens de faire une remarque. Dans deux ans et demi ? Merde. C’est trop tôt. Mon père explique qu’elle doit rester vierge jusqu’au mariage. Le jour de la nuit de noces, je devrai lui faire honneur. Et elle, elle montrera à l’assemblée les draps tachés de sang, signe de sa perte de virginité. Il raconte ça comme ça devant tout le monde ! C’en est gênant. Encore un rituel qui me fait chier. Elle se trémousse. Elle a l’air ravi. Pas moi. Mais, mon avis, mon père s’en moque bien.

Suite à cette entrevue quelque peu embarrassante, ils sortent tous de la pièce. Je prétexte du retard pour rester au sous-sol, peaufiner les écrits et les calculs budgétaires par exemple. Je reste là, assis sur la chaise en bois, à me prendre la tête entre les mains. Je fixe la poudre. Derrière mes mèches de cheveux qui ondulent, elle me fait de l’œil. J’en peux plus. J’ai les tripes qui me tiraillent. À force de refouler mes émotions, j’en ai mal au bide. Je tremble. Je m’avachis sur la table, prends un sachet dans ma main, contemple le contenu à la lumière du neon. Est-ce que ça peut m’aider à me sentir mieux ? À oublier la vue du sang ? À effacer les détonations des armes ? Mon regard vagabonde. Mes pensées néfastes m’accaparent. L’union avec Giorgia est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Je ne veux plus de cette vie, que mon père la dirige à ma place.

Sur le point d’ouvrir le sachet, quelqu’un passe la porte. Je cache précipitamment la came dans la poche de ma veste. Je pose les doigts sur la Corona, l’air de rien. Je sens une odeur de parfum sucré. C’est Giorgia. Elle s’assoit à côté de moi, me fixe de ses grands yeux de chouette. C’est flippant en fait. Elle passe une main dans ma chevelure pour dégager mon visage. Elle sourit, les yeux brillants. Elle est amoureuse. Désolé, ce n’est pas réciproque. Je reste de marbre. Elle pose ses mains sur ses genoux.

— Tu sais, nous pouvons faire connaissance, toi et moi. Ce serait même préférable.

Je lève un sourcil.

— Je croyais qu’on n’avait pas le droit de baiser avant le mariage ?

Elle se lève, me gifle.

— Goujat !

Elle remonte en vitesse dans la salle du restaurant, furieuse.

Bah quoi ? C’est elle qui a lancé l’idée, non ? J’avoue, je n’ai pas été très aimable sur ce coup-là. Je suis au bout du rouleau. Je fais une fixette sur la couleur des cheveux des femmes. Je ne voulais plus de cette couleur ébène. Je cherchais autre chose, car cette couleur caractérise trop mes origines napolitaines, à mon goût. Passons.

Novembre 1928, Marco arrive dans le salon, bras grands ouverts. Devant Maria, Valentina et Alberto, il me fout la honte de ma vie.

— Jack, qu’est-ce que tu fabriques ?

— Je discute.

— Tu dois te préparer pour ta future femme. Il est temps que tu apprennes la conduite et le sexe !

J’écarquille les yeux, bouche bée. Je ne sais plus où me mettre. Qu’est-ce qu’il lui prend de crier une chose pareille ? Valentina éclate de rire. Alberto aussi. Maria étouffe un sourire. Je secoue la tête. Il s’approche de moi, pose ses mains sur mes épaules.

— Premier cours de conduite aujourd’hui. Et demain je t’emmène chez BigJo.

— C’est qui ?

Bravo, Alberto se tord de rire.

— C’est le gars aux putes ! dit-il en se cramponnant le ventre, larmes aux yeux.

— Je sais déjà ce que c’est le sexe, merci ! dis-je sur un ton sec.

— Non, tu ne sais pas ! C’est pas avec une gamine que tu as appris quelque chose.

Alberto est plié en deux. Il m’énerve !

— Bah quoi, fais pas cette tête petit frère, lance Valentina.

— J’en peux plus ! se marre Alberto. J’ai mal au bide !

Je serre la mâchoire, je sens mes joues brûler de malaise. Je sors du salon, furibond, direction le garage.

Je grimpe dans la Cadillac Town Sedan noire. Je tape sur le volant en râlant des onomatopées. Mon père arrive, je me passe une main dans les cheveux, gêné. J’espère qu’il ne m’a pas vu. J’agrippe le volant. Il monte dans la voiture, me donne une tape derrière la tête.

— T’as fini de faire l’andouille ?!

Ah… si. Je soupire. Il a des yeux partout ce type.

Il commence la leçon. Il me montre la pédale d’accélération, d’embrayage, de frein et le levier de vitesse.

— Et le rétroviseur ?

— On s’en fout pour l’instant ! Ne m’interromps pas !

— Okay.

— Bon, tu vois le levier de vitesse ? Tu embrayes et tu passes la première.

Je cale.

— Faut lâcher doucement la pédale d’embrayage, passe la première puis la seconde.

Je démarre, roule cent mètres, je cale. La voiture fait un boucan monstrueux. Marco est secoué, à chaque fois que je pile. C’est amusant. Pas pour lui. Au bout de plusieurs tentatives infructueuses, Marco s’énerve en faisant de grands gestes avec les mains. Je suis sidéré d’entendre mon père déblatérer autant d’insultes à la minute. Je souffle, lève les yeux au ciel.

Il me redonne une tape.

— T’as fini tes conneries, oui ?!

Je me frotte l’arrière du crâne.

— D’ici la fin de la semaine, tu sais conduire. Compris ? Tu accompagnes les gars à la banque lundi prochain.

Marco sort de la voiture en claquant la portière. Il compte faire quoi ? Un braquage ? Ce n’est pas son style. Je demanderai à Giovanni de m’apprendre à conduire. Je serai plus serein avec lui. Marco explique trop mal.

Lundi. Le braquage consiste à attendre les picciotti dans la ruelle pour les ramener sans encombres. Braquage classique, facile, efficace. Marco a besoin de fric et vite. Alors, il a envoyé ses hommes à la banque. Je suis dans la voiture, j’attends patiemment, mains crispées sur le volant. Je n’ai eu qu’une semaine pour apprendre. Je suis nerveux. Vais-je réussir à démarrer ? J’entends l’alarme retentir et j’aperçois les hommes arriver avec des sacs qui débordent de billets. Je démarre la voiture d’un geste brusque, mais je ne cale pas. Ouf. Les gars comptent sur moi. Ils surveillent les alentours, sortent leurs mitraillettes, se préparent à riposter. J’appuie sur l’accélérateur. Des lumières bleues et rouges se reflètent dans le rétroviseur. La police nous poursuit. Ils sont vite arrivés ! Pas de chance.

— Jack, accélère ! me crie le gars.

Oui, oui, j’appuie sur le champignon. Nous les distançons, je roule de plus en plus vite. Trop vite. En tournant dans la rue à gauche, je prends le virage un peu trop serré. La voiture grimpe sur le trottoir, les gens s’écartent, pestent. Je frotte le coin de l’immeuble. Je la raye sur tout le côté droit. Je ne m’arrête pas, je continue malgré tout de rouler.

— Marco va pas être content.

Je m’en doute ! Pas la peine de me le faire remarquer !

De retour à la maison, Marco nous attend, bras croisés, cigare au coin. Il inspecte la voiture. Je le vois dans son regard, il est furax. Il se pince l’arête du nez. Puis, coup de poing dans la mâchoire. J’ai le goût du sang dans la bouche.

— C’est la dernière fois que tu abîmes ma bagnole !

Si tu m’avais laissé plus de jours pour apprendre à conduire, ça ne serait pas arrivé ! Je garde ça pour moi. Je ferme ma gueule. Je rentre dans ma modeste chambrée, sors mon Colt de ma poche arrière pour le nettoyer.

Quelques minutes à peine, Alberto entre avec fracas, les joues gonflées par la rancune. Il me reproche de passer du temps avec papa. Et d’autres trucs. Je n’ai pas tout suivi. Je l’ai écouté parler, sans rien dire. Pour résumé, il est jaloux de moi, car je passe le plus clair de mon temps aux côtés de Marco et pas lui. Quel gamin ! Il s’essouffle. Et puis quoi encore ? S’il veut ma place, je la lui laisse volontiers ! Je coupe court, l’envoie chier, il n’apprécie pas. Il bondit sur moi pour me tabasser ! Je pare son attaque, lui envoie un coup dans le nez. Son point faible. Il tombe à la renverse. Je lève un sourcil, stupéfait. Je ne m’étais pas rendu compte que j’étais devenu si puissant. Sentant le sang couler de son nez, il se met à brailler comme un gosse. Il va rameuter papa ! Stop ! Avec des gestes de la main, je tente de le faire taire.

— Al, arrête, t’exagère là !

— Ne me touche pas !

— Chut, arrête ça tout de suite ! Tu le fais exprès ma parole !

— Qu’est-ce qui se passe ici ? coupe Marco.

Trop tard, le v’là. Daniela arrive à son tour, elle court vers son fils adoré pour le prendre dans ses bras et le consoler. Il a dix-huit ans, sérieux ! Ce n’est plus un bébé ! C’est risible.

— Tu n’as pas honte de t’en prendre à ton frère ? me reproche maman en me dévisageant durement. Je t’avais dit de ne plus le frapper !

— Quoi ?! Mais c’est lui qui a commencé !

Marco s’approche de moi, me gifle. Le sentiment d’injustice ne cesse de croitre en moi, tel un cancer qui me ronge lentement.

Mon frère me tire la langue. Imbécile !

— Sale fils de…

— Jack ! coupe Marco.

— Voyou ! s’indigne Daniela, en le serrant toujours contre elle.

— Quand vas-tu cesser ces enfantillages ? me reproche Marco. T’as seize ans bordel !

— Et lui, dix-huit je vous rappelle !

— C’est toi qui l’a frappé, ajoute ma mère.

— Il n’a pas à se comporter comme un gamin ! Il peut se défendre !

— Ne le touche pas !

— C’est lui qui a commencé bordel !

— Quelle vulgarité…

— C’est toi aussi ! Tu…

— Stop ! hurle Marco.

Le ton féroce et la résonance de sa voix portante nous fait tous taire. Un silence assourdissant s’installe dans la pièce. Il s’avance vers moi, m’empoigne les cheveux, me sort de ma chambre. Je cogne au passage le pied d’Alberto, involontairement. Il me descend au sous-sol. Je m’attends à ce qu’il me punisse dans la cave. Au lieu de ça, Marco m’ordonne de m’entraîner au tir. Je prends le revolver, fixe l’objectif, tire. Dès que je manque une cible, il me frappe d’un coup de ceinturon dans le dos. Je recommence, encore et encore, jusqu’à ce que je ne rate plus mon tir. Au bout de quelques heures, il met fin au supplice. Il m’ordonne de ne plus m’en prendre à mon frère. Puis il s’éclipse. Je reste ici. Je me laisse tomber sur les fesses. Mon dos me fait atrocement mal. Je tiens toujours l’arme dans ma main, index blessé par la détente, pouce crispé sur le chien, et les autres doigts tétanisés par la pression exercée sur la crosse. Ma main abîmée tremble lorsque je parviens à le poser à terre. Je m’allonge en position fœtale sur le carrelage froid et austère. Je m’endors, souffrant en silence.

Marco me mène la vie dure, dans l’unique but d’élever le clan Calpoccini au rang de puissante famille. Au moment où Al Capone fait trembler Chicago et permet la montée en puissance de la Mafia pendant cette période de prohibition, Marco, lui, fait fructifier ses entreprises et m’éduque d’une main de fer. Il veut sa place dans cet univers florissant.

J’entends des bruits de pas. Je me réveille doucement. Maria. Elle s’accroupit devant moi, les yeux larmoyants.

— Jack… tu es en sang !

— Hum… quoi ?

— Ton dos !

— Ah… c’est papa…

— Jack, tu es si jeune…

— Est-ce que j’ai le choix ?

— Je m’inquiète pour toi…

— Tu ne devrais pas te faire autant de soucis… Tu as besoin de t’occuper de toi, de vivre ta vie…

Elle se penche vers moi, chuchote.

— Tu sais, quand papa est parti à Chicago l’année dernière…

— Oui, et bien ?

— Il parait qu’il aurait croisé la route de James Colosimo, Johnny Torrio, et celle de Salvatore Maranzano.

Je ricane. Pourquoi elle parle à voix basse ? Tout le monde le sait.

— Et alors ?

— J’ai peur qu’il t’envoie un jour là-bas…

— Pfff, tu déconnes ?

— Te moques pas ! C’est possible, non ?

— Non ! À mon avis, Marco se vante. C’est juste un moyen pour lui de me rabâcher qu’il est bien trop gentil avec moi par rapport à ces grands de la Cosa Nostra. Il utilise cet argument pour me faire comprendre que je dois arrêter de me plaindre.

Maria soupire, triste, ne sachant quoi répondre.

— J’ai l’habitude. Je m’en fous maintenant de son discours débile.

— Jack…

— Réfléchis ! dis-je en ouvrant les bras. Pourquoi s’intéresseraient-il à un homme comme Marco Calpoccini ? Le petit homme d’affaires du nord de San Francisco qui ne se mouille pas dans les affaires de trafic d’alcool, ni dans le proxénétisme ?

— Je…

— Il se contente du trafic de drogues et du racket auprès des commerçants. Il ne joue pas au même niveau que le Chicago Outfit !

— Tu… crois ?

— Oui. Ne t’en fais pas pour moi.

— Si tu le dis.

— C’est dans son intérêt de rester ici ! Il garde le monopole de son pouvoir, loin de Chicago et de New-York.

Maria acquiesce, puis fixe mon dos.

— Viens, que je te soigne ces plaies.

Je soupire. J’ai l’impression de parler dans le vide avec elle.

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