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San Francisco, 1929

Le soleil brille et quelques nuages assombrissent le ciel de temps à autre. Plus qu’un an. Je serre la mâchoire. En marchant sur Washington Street en direction de Kearny Street, je croise Milo. J'avance en feignant de l'ignorer, mais il m'attrape le bras. Je me retourne, le regard sévère.

— Jack... Aide-moi...

— Pardon ? dis-je en ricanant. Tu plaisantes j'espère ?

Milo détourne les yeux, l'air confus.

— C'est que... j'ai des ennuis avec les Spinelli et comme tu connais bien Alfonso... je me disais que tu pourrais p'têt... enfin, faire quelque chose...

— Va te faire foutre.

Je grimace, retire mon bras brusquement, puis reprends ma route sans lui prêter attention. Je l'entends trottiner derrière moi.

— Écoute, j'avais pas compris pour Sofia, tu sais son assa...

— La ferme ! coupé-je. Et arrête de me suivre !

Il m'agace, qu'est-ce qu'il a à me coller ?

— Tu as une dette envers moi !

Je stoppe net, me retourne, lève un sourcil en arc.

— Pardon ?

— Pour la mort de mon père.

— Certainement pas ! dis-je en me tournant vers lui et en ouvrant les bras.

— Ton père l'a tué !

— Alors va t'en prendre à lui !

Il commence à trembler, ses lèvres frémissent, ses yeux sont au bord des larmes. Il se jette sur moi en agrippant ma veste.

— Faut que tu m'aides ! Ça me tue de le dire, mais je t'en supplie, je suis grave dans la merde, je leur dois du fric et je ne sais pas comment m'en sortir ! Les Spinelli bossent pour ton clan, fais quelque chose !

Je le repousse, puis soupire, me passe une main dans les cheveux. Je n'ai aucune envie de l'aider. Pendant que je le regarde entrain de pleurnicher, mains sur les hanches, j'entends des voix s'élever. Il me semble en reconnaitre une. Je fronce les sourcils, puis cours à l’angle de rue de Washington Street et de Kearny Street. Milo sur mes talons, il ne me lâche pas.

— Vous n’avez pas honte ! lance une voix féminine. Je suis juste venue acheter du savon !

— Tu n’as rien à faire ici ! braille celle d'un homme. Ceux de votre espèce ne sont pas les bienvenus !

— Lâchez-moi ! Malotru !

Devant une boutique, un vendeur se tient debout, poings serrés, face à Maria, assise au sol. Quelques personnes postées sur le trottoir d’en face observent la scène. Ils ne font rien. Putains de badauds. Ça me fout en rogne. J’ordonne au bonhomme de laisser cette femme tranquille. Il se tourne lentement vers moi, d’un air mauvais. Milo chuchote à mon oreille :

— C’est qui cette fille ?

— C’est ma sœur, Maria.

— Quoi ? Ta sœur ?

Je m’approche d’elle, l’aide à se relever.

— Ça va ? Tu n’es pas blessée ?

Elle se redresse en s’agrippant à mon bras.

— Non, ça va… Je te remercie.

Nous nous tenons debout, face au type. Je le fusille du regard. Milo alterne son regard entre moi et lui.

— Qu’est-ce que vous avez fait ?

— Je l’ai juste fait sortir de ma boutique, raille le gars.

— Et on peut savoir pourquoi ?

— Les Italiens sont interdits.

— Pardon ? Elle venait acheter des produits dans votre boutique. Vous refusez de l’argent ? Quel commerçant est assez con pour refuser de vendre sa marchandise ?

— Je ne te permets pas de me parler sur ce ton ! J’ai le droit de refuser qui je veux ! Et vous, vous n’êtes pas les bienvenus !

Les badauds chuchotent derrière nous, en observant l’altercation entre nous. Ils m’agacent ! Je grince des dents.

— Pour quelle raison ? Nous venons dépenser notre fric dans votre boutique. Des clients en plus, ça devrait augmenter votre chiffre d’affaires ! Vous devriez être content !

— Vous n’achetez pas, vous volez !

— Vous racontez des conneries.

— Je ne voulais pas vous voler, je vous assure ! se désole Maria.

— Je n’ai aucune confiance en vous, ajoute le vendeur.

— Ce n’est pas une raison pour la pousser sur le trottoir !

L’homme se redresse, recule d’un pas pour me toiser du regard. Il grogne entre ses dents serrées.

— L’accès aux Italiens est interdit… tout comme aux chiens !

— Oh merde… grogne Milo.

Il n’aurait pas dû dire ça. Oh non. Je serre les poings. Je ne vais pas laisser passer un truc pareil. Je bouillonne de rage. Je me contiens seulement parce que Maria est là et qu’on nous observe.

— Jack… Rentrons… supplie Maria.

Elle devine dans mon attitude que je suis sur le point d’exploser. Le vendeur ricane. Je place une main derrière mon dos pour prendre mon arme coincée à l’arrière de mon pantalon. Je la sors et la pointe vers lui, bras tendu sans trembler. Il lève les mains en grimaçant et en grognant. Ras-le-bol. Je craque. Rien à foutre des gens qui nous regardent.

— Jack à quoi tu joues ? murmure Milo. Range ça tu veux ?

— Ah bravo ! raille l'homme.

Je presse légèrement le chien, pointant toujours mon arme, sans bouger, les yeux rivés sur ce connard. Milo commence à paniquer. Fallait pas me suivre aussi.

— Jack, défends-toi autrement… pitié…

— Allons-nous en, suggère Maria, nerveuse. Je ne veux pas rester là. Ne fais pas de bêtises, s’il te plait…

Je ne l’écoute pas. Elle est anxieuse. Tant pis. Là, j’ai envie de me défouler ! Il est allé trop loin !

— Qu’il s’excuse avant !

Maria et Milo se lancent des regards avec inquiétude. Je le vois. Ils ne sont pas discrets.

— Je n’ai pas à m’excuser devant de la vermine telle que vous !

Je fronce les sourcils. Il devrait se pisser dessus le gars au lieu de me provoquer ! Milo essaye tant bien que mal de me raisonner.

— Jack ? Pose ton arme…

Des bruits de pas rapides s’approchent de nous.

— Zut, voilà la police, annonce Maria.

Merde. Je baisse mon arme, mais reste droit devant le vendeur. Les deux policiers arrivent. Je soupire. Encore ce satané flic qui se prend pour cow-boy.

— Je n’en crois pas mes yeux, s’exaspère Kenneth. Encore un problème et je tombe sur toi !

Je tourne la tête vers lui, le regard mauvais. Tiens, il a rapetissé ou je me fais des idées ? Non, j’ai grandi, j’arrive à sa hauteur. Peut-être même que je le dépasse de quelques millimètres. Ça me fait sourire. Le monsieur « savon », lui, somme aux policiers de nous arrêter, nous le groupe de délinquants. Je tente d’expliquer l’immonde comportement de ce type envers ma sœur, mais il ne veut rien entendre. Il n’y prête pas attention, n’approuvant pas ma présence, de manière générale, dans les parages. Une bande de pouilleux à ses yeux. Kenneth nous ordonne de quitter les lieux sans faire d’histoire, prenant la défense du vendeur. Je serre mon colt dans ma main cachée derrière mon dos. Milo s’approche de moi, pose ses mains sur mes épaules, puis rit nerveusement.

— Bon, c’est un vilain malentendu, hein ? Ah ah… On y va maintenant, hein ?

Je refuse de bouger. Je ne détache pas mon regard de Kenneth.

— T’as entendu ton acolyte ? Rentre chez toi !

Je serre plus fortement mon arme. Milo et Maria me tirent, me suppliant de me calmer. Je ne suis pas un dégénéré ! Le vendeur croise les bras, de manière méprisante, reprochant au policier de mal faire son travail. Ce que réfute Kenneth. Leur rôle consiste en premier lieu à apaiser les tensions. Pendant que ces deux abrutis discutent, je range mon arme sous ma chemise, à l’arrière de mon pantalon. Puis je serre les poings, me retourne, direction Clay Street. Maria et Milo jettent un coup d’œil au vendeur et aux policiers, puis me rejoignent en trottinant. Je surveille les passants, ceux ayant observé la scène. Ils reprennent leurs occupations. Tant mieux. Par contre, Kenneth et l’homme me suivent toujours des yeux. J’entends leurs dernières phrases.

— Sales mômes.

— Ils vont bien finir par crever, dans une guerre entre clans ou un règlement de comptes sans intérêt, répond Kenneth sans une once d’émotion.

J’accélère le pas, vexé. Nous marchons en silence, vers une autre boutique de produits de bain, tenue par une Italienne cette fois. Ce que n’apprécie guère Maria. Elle me le reproche. Tout ce qu’elle souhaite, c’est s’intégrer à la population américaine plutôt qu’à s’en écarter. Je ne suis pas du tout de cet avis. Vu les rejets que nous subissons chaque jour, j’ai déjà laissé tomber cette utopie depuis longtemps. Je me suis fait une raison. Milo sent la tension dans l’air entre moi et ma sœur. Pour ne pas envenimer les choses, il préfère s’éclipser. Il retourne chez lui, nous laissant continuer nos emplettes. Mais avant, il me supplie une dernière fois de l'aider. Je ne réponds pas.

Le soir venu, toute la famille se retrouve à table. Enfin presque. Maman est à l’hôpital. Nous dînons tous les cinq. Marco domine, installé en bout de table. La place du chef de famille. Alberto et Valentina discutent ensemble. Et moi, je suis face à Maria. Elle ne va pas bien. Elle ne mange rien. Elle fixe le chandelier posé sur la table, d’un regard éteint.

— Hey, pssst, Maria.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Tu n’as pas touché à ton assiette. Qu’est-ce que tu as ? C’est à cause de ce qui s’est passé cet après-midi ?

Maria serre son bras droit, nerveuse.

— Oui, je n’arrive pas à oublier…

— Qu’est-ce qui s’est vraiment passé avant que j’arrive ?

— Rien… je t’assure…

— Maria, je vois bien que tu ne vas pas bien. Dis-moi ce qui s’est passé !

— Laisse tomber, c’est rien…

Je tape sur la table à manger, élève la voix.

— Maria ! Raconte-moi ce qui ne va pas !

En entendant ma voix portante, tous se retournent vers moi.

— Oh ! Qu’est-ce qui te prend de crier comme ça ?! râle Marco.

Maria se lève, sort de table.

— Qu’est-ce qu’elle a ? s’interroge Valentina, les yeux ronds.

Je me lève à mon tour pour rejoindre Maria.

— Qu’est-ce qu’il me fatigue ce gosse, soupire Marco.

— Toujours le besoin de se faire remarquer, ajoute Alberto.

Les trois se mettent à rire. Je lève les yeux au ciel. Qu’ils se taisent bon sang. Ils ne voient même pas que Maria va mal ? Ça me dépasse. Je monte les escaliers plongés dans l’obscurité. J’avance dans le couloir. J’entends des pleurs. Je toque à la porte.

— Maria ? C’est moi… je peux entrer ?

— Non… sanglote Maria.

— Je peux t’aider. Dis-moi juste ce qui s’est passé…

— Non, ça ne va faire qu'amplifier les choses.

Je me plaque dos à la porte, bras croisés.

— Je peux t’en débarrasser tu sais.

— Ça va t’attirer encore des problèmes…

Je regarde en face de moi. J’admire une peinture accrochée au mur, représentant un paysage, des montagnes enneigées et un village au creux de la vallée, éclairée par les rayons de la lumière de la lune passant au travers de la fenêtre. Je fixe le tableau. Une inscription se trouve dans le coin gauche du tableau : Cortina d’Ampezzo – Dolomiti – Italia. Le regard rêveur, j’imagine visiter ce village de montagnes.

Soudain, la porte de la chambre de Maria s’ouvre en grand, je tombe à la renverse sur le parquet.

— Aïeeeeuh ! Tu pourrais prévenir avant d’ouvrir !

Maria s’accroupit à mes côtés.

— Désolée…

Elle m’aide à me relever. Je me masse le bas du dos.

— Alors, tu as changé d’avis ?

— Je ne veux pas que tu aies des ennuis. Tu en as déjà bien assez fait comme ça.

— Il t’a fait du mal ?

— Il… Il m’a caressé les fesses et… explique Maria difficilement. Pardon, laisse tomber, c’est gênant de raconter ça à un garçon. De toute manière, je n’y remettrai plus les pieds.

Je fronce les sourcils, puis me tourne vers elle. Elle n’aime pas mon regard. Je le sens.

— Merci de t’inquiéter pour moi. Ça va aller, va te coucher.

Maria est angoissée. Je le vois bien. Elle ferme la porte. Je ne la laisserai pas dans cet état. C’est décidé, je vais botter le cul de cette enflure. Je descends rapidement les marches de l’escalier, puis sors de la maison, d’un pas déterminé, en pleine nuit.

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