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San Francisco, 2012

Au milieu de ma lecture, un bruit assourdissant se fait entendre au rez-de-chaussée. Je sursaute, sors de ma chambre. L’inspecteur et les deux policiers chargés de ma protection dévalent les escaliers. Ils guettent ce qui se passe. Je jette un coup d’œil à la fenêtre à travers le voilage. Une femme tambourine avec énergie sur la porte d’entrée de mon domicile.

Brad ouvre la porte, revolver à la main. La femme entre sans y être invitée. C’est Fanny Tucker.

— Inspecteur Jefferson, je dois vous remettre de toute urgence ce document.

— Qu’est-ce que c’est ? demande Brad.

— Un acte de prêt signé entre mon grand-père et le sien, dit-elle en me fixant d’un air satisfait et hautain.

— Je vais l’analyser.

— Je vous prierais d’agir vite pour enfin stopper cette mascarade et récupérer ce qui nous est dû !

— Laissez-moi mener mon enquête comme il se doit.

— Vous perdez votre temps avec cette femme. Vous ne protégez pas la bonne famille, crache-t-elle en grimaçant.

— Veuillez sortir d’ici Madame Tucker. Vous n’êtes pas autorisée à débarquer ici sans prévenir.

— Je vous ai cherché au commissariat et vous n’y étiez pas. Alors je suis venue ici. Son lieu d’habitation n’est pas un secret vous savez.

— Ne vous avisez plus de revenir ici, sinon je serais dans l’obligation de vous arrêter. Madame Walker est placée sous protection policière.

— Je ne recommencerai pas. De toute manière, l’affaire est terminée.

— Que voulez-vous dire ?

— Cet acte montre bien l’implication de son grand-père. Il nous a pris 80 000 dollars et ne les a jamais restitués. C’est un voleur !

Je croise les bras, serre les poings et crispe les lèvres en l’écoutant. Je tremble malgré moi. A-t-elle vraiment trouvé un document prouvant la culpabilité de mon grand-père ? Matthew s’approche de moi et pose ses mains sur mes épaules pour me soutenir.

— Où avez-vous trouvé ce document ? interroge Matthew.

— Dans les affaires de mon père. Il avait gardé des documents dans un coffre-fort, chez lui. Vu la tournure de l’enquête, j’ai dû moi aussi me plonger dans des recherches plus poussées. Son expert comptable a donc autorisé notre avocat, basé à New-York, à ouvrir le coffre en lui fournissant le code. Puis il m’a tout transmis par lettre recommandée. J’y ai trouvé ceci, lance-t-elle en pointant le document du doigt. Ainsi que les articles de journaux et une copie du testament de mon père. Quelques effets personnels ayant appartenus à mon grand-père Robert se trouvaient aussi dans le coffre-fort.

— Pouvons-nous y jeter un œil ? demande Matthew.

— Demandez à mon avocat, répond-elle, sarcastique.

— Et que pense votre mère de tout cela ? réussis-je à articuler.

— Rien. Elle est morte il y a douze ans.

— Ah… désolée… Et votre mari ?

— Je suis divorcée.

— Et…

— Mes enfants vivent leur vie à New-York, coupe sèchement Fanny.

— Ah…

— Vous ne vous en sortirez pas, Madame Walker, s’exclame Fanny en me fusillant du regard. Votre famille est coupable de vol et de meurtre. Ce qui constitue un délit, n’est-ce pas Madame la Juge ?

— Mon grand-père n’est pas…

— Madame, votre lignée impure d’immigrés criminels me doit réparation !

Gardant la même position, je sanglote, la gorge nouée. Aucun son ne veut sortir de ma bouche. Je ne baisse pas le regard, ne bouge pas. Je serre mes bras pour ne pas montrer que les propos de cette femme m’ébranlent. Je doute de mon grand-père. Pourtant… ma mère et mon fils sont convaincus de son innocence. Je repense aux notes, à ce petit garçon poussé par son propre père sur la mauvaise voie. Je dois passer à côté de quelque chose. Ce n’est pas possible autrement. Ce n’est pas pour rien que l’inspecteur a rouvert l’enquête.

— Madame Tucker ! s’écrie Brad. Je vous prie de bien vouloir quitter cette maison immédiatement !

Sur ce, Brad entraine Fanny vers l’extérieur. Elle lève la tête, hautaine et fière. Elle sort sans même nous dire « au revoir », ni même s’excuser du désagrément occasionné.

Je me ronge les ongles. Brad ferme la porte, rappelle quelques recommandations aux deux policiers, puis il s’avance vers moi et me tend le document. L’acte n’est pas officiel. Il a été écrit à la va-vite, avec des ratures. Des taches épaisses séchées, écaillées et brunâtres se trouvent sur ce bout de papier. Je fronce les sourcils.

— Ce document a-t-il de la valeur ?

— Cet acte me semble fictif, approuve Brad, après quelques secondes de réflexion.

— Vraiment ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— D’après le dossier de l’enquête, Robert Tucker est connu pour être un homme droit, organisé et minutieux. Cela me parait surprenant de sa part d’émettre un document de la sorte… un acte aussi bâclé. Vu sa réputation, il aurait soigné sa présentation en émettant un acte de prêt en bonne et due forme auprès d’un organisme de confiance, tel qu’un notaire ou un banquier.

— Étonnant que ses petits-enfants ne se soient pas posés la question, ajoute Matthew.

— Ils ne remettent pas en doute la parole de leur père, ni celle de leur grand-père. Ils sont tellement obnubilés par la récupération de l’héritage, qu’ils sont persuadés d’être dans leur bon droit.

Je soupire et me sens tout d’un coup démunie face à cette situation.

— Reconnaissez-vous la signature de votre grand-père ? me demande Brad en pointant son doigt sur la signature en bas du document.

— Non… Je ne connais pas sa signature, mais… cette écriture semble différente de celle de la photo…

L’inspecteur range le document sous plastique, puis l’insère dans un porte document.

— Je vais déposer cet acte au laboratoire pour analyser les taches de sang et les éventuelles traces d’empreintes présentes sur ce papier.

En mon for intérieur, je croise les doigts pour que ce ne soit pas celui de mon grand-père, Jack Calpoccini. La sueur coule sur mon front et ma nuque. Je prends de grandes inspirations pour me calmer. S’il est coupable, ma carrière de juge en sera anéantie. Les journalistes ne laisseront pas passer une information pareille. La tête me tourne.

— Chérie ? Est-ce que ça va ? s’inquiète Matthew.

— Je ne me sens pas très bien ici… J’aimerai continuer la lecture de ces notes dans le grenier, retourner chez ma mère…

— Mais…

— Je ne sais pas comment l’expliquer, mais je m’y sens mieux, plus proche du passé… et me trouver au milieu de ses anciens meubles et de ses vieilleries du siècle dernier, cela me réconforte…

— D’accord, répond Matthew sans poser de questions. Je t’y accompagne.

Mon mari m’aide à ranger tous les documents dans le carton. Puis l’inspecteur et les deux policiers nous conduisent en voiture de patrouille chez ma mère. Il est neuf heures du soir. Ne lâchant pas la main chaude de Matthew, je contemple les lumières des réverbères défiler sous mes yeux, éclairant les rues pentues de San Francisco.

Arrivée sur place, Matthew m’aide à porter le carton jusqu’au grenier. Tandis que Brad et les deux policiers restent au rez-de-chaussée pour surveiller les alentours.

Je respire profondément. Matthew me donne un baiser sur la joue, puis me laisse seule, comme je le lui ai demandé. Je m’allonge ensuite sur le vieux divan en tissu, griffé aux coins par le chat de la voisine. Je prends un plaid, puis m’endors, apaisée par l’atmosphère que dégage cet espace de vie figé dans le temps.

Le lendemain, dès l’aube, je reprends la lecture, à la page Lisa – jour 14, 8 octobre 1943. Elle continue à ne parler que de son père. Elle doit bien avoir un but derrière ça...

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