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San Francisco, 1930

Alberto entre dans le salon, furibond. Il fait une crise de jalousie à notre père. Quel gamin. Il lui reproche de m’emmener toujours à ses rendez-vous d’affaire sans lui. Il suffit de me demander. Je lui laisse volontiers la place ! Marco, assis dans le canapé, fume un cigare en regardant des documents. En entendant la question d’Alberto, il lève la tête de sa feuille, redresse un sourcil et toise Alberto du regard, le cigare aux lèvres. Il fixe Marco, les mains sur les hanches. Plus il grandit, plus il ressemble à notre père. Alberto est devenu un homme robuste avec une petite bedaine, une barbe de trois jours et les cheveux tirés en arrière, finissant en boucle sur sa nuque. Malgré ça, il se comporte toujours comme un gosse.

— Ton frère est plus entraîné que toi, annonce Marco. Je ne voudrais pas qu’il t’arrive quelque chose.

Et moi alors ? Ce n’est pas grave si je me blesse ? Toujours ce traitement de faveur vis-à-vis de mon frère. Grand frère qui plus est !

— Arrête de me mettre à l’écart ! Je veux participer aussi ! Pourquoi toujours Jack et jamais moi ?

— D’accord, je t’emmène. Mais ne viens pas te plaindre après !

— Compris !

— Je t’emmène au rendez-vous de ce soir.

Et c’est ainsi que Marco, Renato, Giovanni, Livio, Fabio, Alberto et moi-même entrons dans un club de shows, un vendredi soir pluvieux. Nous nous frayons un chemin entre les tables, les serveuses et les clients jusqu’au bureau de Gino, un gars haut comme trois pommes, et déjà presque dégarni. Il se trouve dans un fauteuil en cuir, derrière un bureau en bois sculpté et incrusté de statuettes en or. Au mur, est accrochée une peinture à l’huile de l’artiste Amedeo Modigliani. Elle représente Jeanne Hébuterne au grand chapeau, réalisé en 1918. Je le lis dans le coin du tableau. C’est joli. Il contraste avec les deux hommes costauds, placés de chaque côté de Gino. Marco ouvre les hostilités.

— Eh Gino, on se connait depuis longtemps, je t’ai sauvé la mise face aux Rucci en te prêtant de l’argent. Et plus d’une fois, tu dois me rembourser maintenant, tu te souviens, n’est-ce pas ?

Marco se redresse et fixe son interlocuteur de toute sa hauteur. Gino balbutie.

— Ouais, je sais, mais c’est une grosse somme d’argent, je… Je n’ai pas eu le temps de tout rassembler et…

Marco pose brusquement ses mains à plat sur le bureau.

— Assez d’excuses, la date limite est dépassée, tu connais mon système, tu payes ou tu meurs !

D’un mouvement de tête, il indique à ses hommes de se débarrasser des deux lascars de Gino. Moi et Alberto restons en retrait les mains dans les poches. Je scrute les yeux bleus en amande, sans pupille ni iris, de la femme du tableau, plutôt que de regarder ce massacre. Une fois débarrassé de ces hommes, Marco repose la question à Gino.

— Alors, où est mon argent ?

Il tremble. Comme il ne répond pas, Renato et Livio s’avancent vers lui pour l’attacher à son fauteuil.

— Non attends, laisse-moi plus de temps, je vais trouver ! Je vais rassembler la somme.

— Je t’ai déjà accordé deux délais supplémentaires !

Marco jette un œil à Renato, qui s’exécute. Il frappe Gino au visage qui manque plusieurs fois de s’évanouir. Alberto, qui n’avait pas l’habitude d’assister à ce genre de scène, se tortille sur place. Quant à moi, je reste impassible, j’attends que cela finisse rapidement.

— Je te le redemande une dernière fois.

Marco prend une grande inspiration et gueule :

— Où est mon argent ?!

Giovanni et Fabio frappent à leur tour. Avec ses paupières enflées, ses arcades sourcilières éclatées et sa bouche gonflée, fissurée aux commissures des lèvres, le pauvre Gino ne doit plus voir grand-chose. Le sang lui recouvre le visage, Gino gémit de douleur. Alberto a la nausée. Il se tient le bide et couvre sa bouche. Pour lui changer les idées, je fouille dans les placards de Gino.

— Qu’est-ce que tu fous ? chuchote Alberto.

— Je regarde la situation des comptes de Gino…

— Et ?

Ça marche, il détourne le regard de la scène.

— Marco lui a prêté une grosse somme d’argent. Il doit récupérer la somme avec les intérêts. Mais le club de Gino ne marche pas si bien que ça. D’après ces documents, il a dépensé le fric pour payer les chanteuses et les serveuses, et rénover son club, bien au-dessus de ses moyens.

— Il est incapable de rembourser alors ?

— Gino s’avère être un piètre homme d’affaires. Pourquoi lui avoir prêté de l’argent ? Depuis le début, il n’avait pas les moyens de rembourser.

La tête dans les dossiers, je ne vois pas Marco arriver. Il m’arrache les documents des mains et les balance au sol. Les feuilles s’éparpillent. Je fixe mon père en ouvrant une main vers Gino.

— Il n’a pas les moyens de payer ! Jamais tu n’aurais dû lui prêter une somme pareille ! 12560 dollars ! C’était de la bêtise ! Ses comptes sont dans le rouge depuis plus de deux ans !

Décidément, je lui tape de plus en plus sur le système, vu sa tête. Je m’en fous. Si je peux étaler mes connaissances, je le fais ! Et si on peut éviter d’en venir aux mains, c’est encore mieux. Marco s’emporte.

— Je n’ai pas besoin d’un singe savant et encore moins d’un fils qui me manque autant de respect !

Je crispe les lèvres, renfrogné. Les affranchis stoppent leurs actions pour nous observer.

— Je te dis juste que Gino n’a pas les moyens de payer.

Marco articule, avec une colère non dissimulée :

— Arrête de remettre en question mes actes, le chef de famille c’est moi. Je prends les décisions ! Je n’ai d’ordre à recevoir de personne, et certainement pas de mes gosses ! C’est pas toi qui vas m’apprendre à faire des affaires ! Bordel !

Marco frappe le mur avec son poing. Il a fait un trou. Il s’entête. Il refuse de comprendre. Il m’explique avoir fait la connaissance de Gino sur le bateau les emmenant en Amérique. Chacun a pris une route différente. Marco lui a prêté de l’argent, il était donc normal que Gino le rembourse aujourd’hui. C’est aussi simple que ça.

— On fait quoi patron ? interroge Livio.

Marco me fixe dans les yeux. Je connais ce regard. Je sais ce qu’il attend de moi. Et je n’en ai pas envie.

— Jack va finir le travail.

Et voilà. Mais voyant l’homme tellement amoché, je refuse de le frapper.

— Non. Cela ne sert à rien, il n’a plus rien en poche.

— Quoi ?!

— Pour lui, impossible de rembourser. Gino est déjà à moitié mort, inutile d’en rajouter.

— Papa déteste qu’on le contredise en public… me murmure Alberto à l’oreille.

Je grimace, je le sais. J’en ai juste assez de lui obéir.

— Ne fais pas ça devant Gino, devant ses hommes. Tu devrais le savoir.

Marco m’agrippe par le cou, m’entraine vers Gino. Il met son arme dans ma main. Rien ne change. Rien n’évolue. Une routine sans issue, plongée dans le sang. Je suffoque. Il me menace de se débarrasser de Giovanni si je n’agis pas. C’est son truc. Il est capable de le tuer. Il me prend par les sentiments. Contrairement à lui, j’en ai encore un peu au fond de moi. Il m’a eu une nouvelle fois. Il le sait bien que cette tactique fonctionne sur moi. Qu’on en finisse. Je tends le bras, vise la tête de Gino, et tire. La balle se loge entre ses deux sourcils. Elle transperce son crâne comme dans du beurre. Une partie de sa cervelle se répand sur le mur derrière lui. Du sang gicle sur le tableau. Je contemple les gouttes de sang sur le visage de la femme de la toile, le regard vide.

Marco fait volte-face et se rue sur moi. Il me plaque au mur. Quoi ? J’ai fait le boulot !

— J’en ai assez de tes remarques désobligeantes, de ton manque d’obéissance et de ton absence de respect !

Alberto alterne le regard entre moi et notre père, évitant ainsi de prêter attention au cadavre de Gino gisant dans son sang.

— Ne refais plus jamais ça. Compris ?

Je serre la mâchoire, le regard noir. Il est rouge de colère. Il vaut mieux ne pas le provoquer davantage pour ce soir.

— Capisco.

Derrière nous, Alberto se met à vomir. Il n’a pas le cœur bien accroché celui-là. Il est trop chouchouté. Des larmes de sang coulent sur le visage de Jeanne… Nous partons.

Quelques semaines plus tard, Alberto, remis de ses émotions, refait une demande auprès de Marco pour nous accompagner à un autre rendez-vous d’affaire. Il fixe notre père, occupé au téléphone. Sourcils froncés, il semble inquiet. Dès qu’il raccroche le combiné, Alberto prend la parole.

— Hey papa, c’était qui au téléphone ?

— Domenico Giacomuzzi.

Tiens donc.

— Vraiment ? Qu’est-ce qu’il voulait ?

Je suis curieux de savoir.

— Il m’a donné rendez-vous ce soir, dans une épicerie désaffectée sur Sansome Street.

— Il t’a dit pourquoi ?

Marco se tourne vers son fils, bras croisés.

— Non. Et c’est ça qui m’inquiète. Il avait l’air soucieux et… paniqué. Comme s’il avait peur de quelque chose… Il m’a juste demandé mon aide.

— Ah… Je peux venir avec vous ?

— Pourquoi ça ?

— Je suis curieux de savoir ce qu’est devenue la fratrie Giacomuzzi. Ça doit bien faire dix ans qu’on ne les a pas revu.

J’écoute leur conversation, sourcil levé. Distrait, je renverse du café à côté de la tasse. Merde, y en a partout sur la table. Marco s’en aperçoit.

— Qu’est-ce que tu fous ?

— Pardon, je vais nettoyer.

— Tu ne sais pas tenir la Moka correctement ?!

— Je pensais à autre chose.

— Ne deviens pas vieux avant l’heure ! J’ai encore besoin de toi !

Alberto ricane. Tais-toi donc. J’essuie le café avec un torchon. Daniela arrive dans le salon, elle est horrifiée. Quoi ? Elle s’approche de moi, m’arrache le tissu des mains.

— Ce n’est pas un torchon ! C’est mon napperon !

Alberto se tord de rire. Oh, ça va. Ma mère m’ordonne de quitter la pièce. Son napperon est fichu. Elle en a d’autres pourtant. Ce n’est pas la fin du monde si elle en perd un. Elle ne semble pas du même avis…

Ce soir, nous allons trimballer Alberto avec nous pour la seconde fois. Quelle plaie. J’ai des doutes sur la demande de Domenico. Je me rappelle bien d’Emilio. Il avait entaillé le bras de mon frère. Un taré. Un cas irrécupérable, qui s’est aggravé avec le temps. J’ai lu dans la presse qu’Emilio s’est retrouvé en taule pour avoir aspergé d’acide un adolescent américain de seize ans, en pleine rue, devant les forces de l’ordre. Il a été condamné à une peine de huit ans de prison ferme. Juste après sa libération, Emilio a fait encore parler de lui, par ses actes inhumains. Il a une mauvaise réputation dans le milieu. Il arrache à mains nues l’œil gauche de ses victimes. Parait-il. L’œil gauche… Sans doute pour venger son père qui a perdu l’œil gauche, justement, lors de l’altercation avec Marco. Ça ne peut pas être une coïncidence. Sans doute un symbole pour lui, qui a pour signification, la récupération de l’œil manquant. Cela fait déjà cinq mois que ce rituel dure. Pourquoi autant de victimes ? J’ai un pressentiment pour la rencontre de ce soir…

Je redescends au salon, voir mon père.

— Qu’est-ce que tu fiches ici ? Ta mère t’a dit de…

— Je ne la sens pas cette histoire. Pour moi, c’est un piège.

Marco me fixe méchamment. D’une, il n’aime pas que je lui coupe la parole, et de deux, il ne supporte pas que je remette en cause ses décisions. Mais là, il le faut. Emilio est extrêmement dangereux.

— Domenico a sollicité mon aide sur une affaire de concurrence déloyale entre deux chaines de magasins d’alimentation. C’est un ancien associé que j’apprécie.

Ah bon ? Et la fusillade entre eux qui a tué Madame Johnson alors ? Ils auraient sympathisé après le meurtre ? Je remarque qu’il se prend l’arête du nez. Je m’abstiens de tout commentaire à ce sujet.

— C’est un leurre.

— Garde tes remarques pour toi ! rétorque Marco en donnant des coups d’index dans mon thorax. Tu fais ce qu’on te dit, point barre. Tu viens avec nous ce soir, sans faire d’histoire !

Sur ce, Marco sort du salon, furibond. Je soupire.

— Ça va être intéressant ! s’enthousiasme Alberto.

Je lève les yeux au ciel.

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