42

6 minutes de lecture

Le soir venu, Marco, Renato, Alberto et moi, nous nous rendons tous les quatre à l’endroit convenu. C’est-à-dire, l’épicerie désaffectée sur Sansome Street, localisée entre The Embarcadero et Lombard Street. En entrant dans l’épicerie, nous découvrons le corps d’un homme sans vie, le ventre ouvert dans la longueur, sans doute au couteau de combat. Ses intestins pendouillent de part et d’autre de ses côtes, le sang se répand partout sur le sol. Sympa l’accueil ! Je remarque que l’oeil gauche manque. J’avais raison. Mais personne ne m’écoute ! Bref, nous sommes là, face à ce cadavre gisant au centre de la pièce, bras et jambes écartés. Son corps est éclairé par le plafonnier.

Alberto se plaque une main sur la bouche, la nausée lui serre les entrailles. Je ne suis pas très à l’aise non plus. Marco, lui, contient sa colère, envers nous.

— Et voilà ! Par votre faute, nous nous retrouvons face à un problème supplémentaire !

J’ai parlé trop vite.

— Je vous avais bien dit que c’était un piège ! dis-je. C’est un coup monté par Emilio.

— Comment ça notre faute ? râle Alberto.

— À cause de vos conneries de gamins, on se retrouve avec le problème « Emilio » sur les bras ! s'emporte Marco. Vous faites chier !

Je me passe la main dans les cheveux. Je réfléchis. Je remarque du coin de l’œil un objet blanc inhabituel sortant de la cage thoracique de l’homme. Pendant qu’Alberto et Marco s’emportent en m’insultant de tous les noms, à cause de mon manquement au code d’honneur de la famille à mes dix ans, j’avance prudemment vers le corps. Je m’accroupis, approche une main de l’ouverture béante.

— Jack, qu’est-ce que tu fous ?! s’écrie Alberto.

Tous les trois s’approchent pour m’observer. Je plonge mes doigts dans la plaie pleine de sang et en ressort l’objet blanc. Une carte de jeu. Je me redresse, puis essuie le sang sur la carte d’un revers de la main. Un As de trèfle, avec une inscription gravée au couteau dessus.

— C’est écrit : « tu vas me le payer ».

— Putain de merde ! Tout ça, c’est ta faute Jack ! hurle Alberto en m’empoignant le bras pour me forcer à lui faire face. Si tu n’avais pas prévenu les flics ce jour-là, il ne me chercherait pas partout comme un vautour !

— Jack, c’est à toi de régler le problème et vite, avant qu’il ne continue à empiéter sur nos affaires, remarque Marco.

— Et comment je le retrouve ?

— Tu te démerdes ! s’écrie Alberto. T’as intérêt à réagir rapidement et à m’éliminer ce fou furieux ! Regarde mon bras ! La cicatrice se voit toujours !

— Emilio est complètement fêlé, il tue par plaisir, en arrachant l’œil gauche de ses victimes, ajouté-je.

Je détourne le regard du cadavre, peu rassuré.

— Alberto. Tu t’es battu avec lui et son frère si je me souviens bien. Pourquoi tu ne m’accompagnes pas ?

— Parce que c’est à cause de toi que tout a commencé ! En battant son père au poker ! Et tu m’as laissé tomber en refusant de te battre !

Je mets les mains sur les hanches, levant les yeux au ciel. Tous mes agissements et mes choix se retournent un jour ou l’autre contre moi.

— Alberto a raison, tu vas me régler ce problème Jack ! vocifère Marco.

— Je ne vais plus dormir de la nuit avec cette histoire de poker, se plaint Alberto.

Je réfléchis à ce que viens de dire mon frère.

— Le poker…

— Quoi ?

Mais oui, bien sûr ! Je décide de refouiller le cadavre, lui faisant les poches à la recherche d’un indice. En l’observant avec minutie, j’aperçois le bout d’une autre carte, pliée en deux cette fois. Elle dépasse légèrement de l’orbite de l’œil arraché. Le sang coagule et le pus suinte dans la plaie, masquant une bonne partie de l’objet. Je la chope avec deux doigts, la tire lentement, en grimaçant de dégoût. La carte représente l’As de pique. Cette fois, le mot mentionne un endroit.

— « Pier 33 ».

— Qu’est-ce que t’attends ? Vas-y ! ordonne Alberto.

— C’est forcément un piège.

— J’en ai rien à foutre ! Ça me fout les jetons !

— Je ne vais pas me jeter dans la gueule du loup juste pour que tu puisses dormir sur tes deux oreilles !

— C’est à moi qu’il en veut, alors que c’est toi qui a fait le con.

— Je n’étais qu’un gosse ! Et le code d’honneur alors ? On ne doit pas rester soudés entre membres d’une même famille, hein ?!

— Tu ne l’as pas respecté à l’époque !

— Je ne le connaissais pas ! C’est toi qui t’es jeté sur lui !

— C’est toi qui l’a mis en rogne, alors c’est à toi de te débarrasser de lui ! s'écrie Alberto.

— Pas sans aide ! grogné-je. On a affaire à un dégénéré !

— Tu ne m’as pas aidé si je me rappelle bien ! Balance ! Traître !

— Va crever !

— Ça suffit vous deux ! intervient Marco d’une voix forte. J’en ai assez de vos gamineries, de vos comportements stupides !

— Nous n’avons pas assez de données de toute manière, dis-je. ll manque une date et une heure. Il manque… deux cartes…

— Pourquoi deux ? demande Alberto. Et lesquelles ?

— Deux As. C’est comme ça que j’ai battu son père au poker, avec un carré d’As…

— Merde ! laisse échapper Alberto en se plaquant une main sur le front.

— Si nous suivons sa logique que sa soif de vengeance démarre de ce point précis, alors…

— Alors quoi ?

— Alors il a sans doute dissimulé les quatre As sur le cadavre. Il laisse des indices exprès pour qu’on le retrouve, des indices liés à l’amertume de sa défaite. L’œil manquant de son père, le carré d’As,… qu’y aurait-il d’autres ?

— T’avais onze ans !

— Et ?

— J’en sais rien moi ! J’essaye de trouver ! On était quatre contre quatre aussi !

Je regarde autour de moi, nous sommes quatre en ce moment même : Marco, Renato, Alberto et moi.

— Cherchez ces foutues cartes au lieu de glander ! gronde Marco.

— Moi je peux pas, tremble Alberto, dégoûté par la vue du sang et de la chair en décomposition.

Renato s’approche, se met à genoux et inspecte le mort. Je fais de même en me mettant à quatre pattes.

— Il nous manque l’As de cœur. Peut-être dans son cœur…

J’enfonce une main tremblante dans le haut de la cage thoracique du cadavre pour atteindre le cœur, avec un écœurement non dissimulé. Ma main se retrouve engloutie par la masse visqueuse sanguinolente. Je touche quelque chose de dur et fin. J’attrape la carte et la retire d’un geste brusque. Je secoue ma main pour me débarrasser de cette sensation désagréable de sang chaud et d’organes gluants.

— C’est bien l’As de cœur. Nous pouvons lire : « 3h - AM ».

Alberto regarde sa montre.

— C’est dans trente minutes !

— Ce n’est pas forcément aujourd’hui ! dis-je.

Renato secoue la tête en guise de « si » en balançant la dernière carte, l’As de carreau, trouvée derrière la nuque du cadavre. Je prends la carte des mains de Renato, tremblant.

— « Adesso ».

— Pourquoi il a écrit « maintenant » en italien ? s’angoisse Alberto.

— Pour pas que les flics comprennent son message, au cas où ils viendraient avant nous…

— C’est un malade mental ce type !

J’observe le cadavre.

— C’est clair, il n’a pas découpé n’importe comment sa victime, la coupe est parfaite. Et il a méticuleusement placé le même nombre de morceaux d’intestins à droite et à gauche. Al, tu m’as bien dit que nous étions quatre contre quatre le jour de l’altercation ?

— Bah oui, notre fratrie contre la sienne.

— Regarde. Il a placé quatre morceaux égaux d’intestin de chaque côté. Ils sortent du ventre, vers l’extérieur. Ça ressemble à des pattes d’araignée. Nous sommes pris dans sa toile…

— Tu ne vas pas chercher un peu loin, là ?

— Ce type était déjà violent à l’époque, il est devenu encore plus cinglé…

— C’est un fou furieux !

Je plaque un bras sur mon nez, l’odeur pestilentielle devient de plus en plus insupportable. Alberto, lui, relève sa veste sur la moitié de son visage.

— Sortons de là ! suggère Marco.

Une fois à l’extérieur, chacun prend une bonne bouffée d’oxygène.

— Nous sommes mieux dehors ! souffle Alberto. Je ne supportais plus cette odeur de mort.

— Il n’a pas tué n’importe qui non plus, dis-je.

Je montre le portefeuille de la victime dérobé au moment où je le fouillais. Alberto l’attrape et l’ouvre. Le meurtrier n’a pas cherché à cacher l’identité de sa victime. Au contraire, il souhaitait que Marco sache qui il était. Alberto examine la carte d’identité. L’individu en question se trouve être un ancien conseiller municipal en sécurité publique, qui a accepté jadis les pot-de-vin de Marco. Je regarde ma montre. Il nous reste cinq minutes. Nous marchons alors d’un pas rapide vers la jetée 33. Dans la pénombre et le brouillard matinal, nous apercevons une ombre s’approcher lentement, accompagnée de trois autres personnes.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire LauraAnco ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0