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San Francisco, 1931

20 mars 1931, mariage d’Alberto et de Prisca, à Saints Peter and Paul Church, sur Filbert Street.

Depuis la rixe contre Emilio, j’ai encore quelques traces visibles de blessures sur le visage. Ma cicatrice est rouge vif, mais moins boursouflée. Je tente de la cacher en laissant des mèches de cheveux devant mon visage. Giorgia m’accompagne. Elle est demoiselle d’honneur attitrée, puisque je suis le frère du marié. Elle s’accroche à mon bras, ravie. Les autres filles chuchotent et la fusillent du regard. Leur comportement me fait penser aux copines de Sofia. La poitrine me pince en pensant à elle. Je fusille du regard Alberto. C’est lui qui a appuyé sur la détente. J’ai envie de gâcher son mariage pour la peine. Un beau coquard, ça lui irait bien, non ? Giorgia me débarrasse de ces pensées négatives.

— Jack ? Tu ne te sens pas bien ? Tu veux t’asseoir ?

— Ouais, asseyons-nous.

Je me place au dernier rang. Giorgia reste debout, embarrassée.

— Mais, notre place n’est pas ici. Nous devons nous installer au second rang, derrière les parents des mariés.

— Je n’en ai pas envie.

Je sais, j’ai un comportement de gamin. Mais là, je ne peux vraiment pas le voir de si près. Les souvenirs du meurtre de Sofia me reviennent, telle une tempête imprévue. Une vague d’émotions me submerge. La pauvre Giorgia ne sait pas quoi faire. Elle se ronge l’ongle du pouce, zieute les alentours, époussette sa robe à plusieurs reprises. Elle ne sait pas comment réagir. Marco entre dans l’Église. Il s’arrête à ma hauteur, m’ordonne de me déplacer. Il sourit à Giorgia, puis m’attend, se tenant bien droit, dans son costume ivoire impeccable, cheveux gominés. Sa boutonnière fleurie égaye son visage sévère. Je soupire, me lève. Il me regarde de la tête aux pieds. Quoi, ça ne lui plait pas mon costume bleu marine ? J’ai évité le noir, comme il me l’a demandé ! Il me passe une main dans les cheveux.

— Coiffe-toi, bon sang !

Il souffle exagérément, me tire par le bras pour m’emmener au second rang, au cas où je ne le suivrais pas. Daniela n’est pas contente. Elle n’a pas l’air heureuse que je sois là. Elle n’est même pas venue me rendre visite à l’hôpital. Je ne comprends plus ses réactions. Je fais abstraction de son attitude, m’assieds nonchalamment sur le banc, aux côtés de Giorgia et de … Quoi ? Pietro ! Il accompagne Valentina. Elle se colle à lui, ronronne comme un chat. Je me penche en arrière, passe mon bras derrière lui pour atteindre ma sœur. Je lui donne une tape sur l’épaule. Valentina se redresse, recule la tête pour me fusiller du regard.

— Quoi ?

— Un peu de tenue !

— Je fais ce que je veux !

Elle se colle encore plus à Pietro en l’agrippant à la taille. Elle m’énerve ! Elle ne se rend pas compte du mal qu’elle fait à Giorgia. Elle meurt d’envie de faire comme ma sœur. Je le vois bien. Je ne veux pas de ça ! Tiens, au fait, où est Maria ? Je la cherche dans l’église, elle arrive en trottinant, au bras… d’un gars que je ne connais pas. Qui est-ce ? Je ne savais même pas qu’elle fréquentait quelqu’un. Pourquoi m’a-t-elle caché ça ? Je crispe la mâchoire, déçu d’être mis à l’écart. Ai-je raté quelque chose pendant mon séjour à l’hôpital ? Elle me sourit, puis s’installe au premier rang, à côté de nos parents. Elle ne me présente même pas le gars. Je baisse la tête, la boule au ventre.

La cérémonie commence. Je n’écoute rien. Je m’avachis un peu plus sur le banc, bras croisés, jambe gauche reposant en équerre sur celle de droite. Je balance nerveusement mon pied gauche.

— Jack… Tiens-toi un peu plus correctement… Nous sommes dans une église… chuchote Giorgia.

Elle aussi a honte de moi ? Je me sens mal. La poitrine me serre. J’ai du mal à respirer. Toute cette mascarade m’agace. J’ai l’impression d’être le dindon de la farce. Faut que je parle, pour arrêter de cogiter. Je me penche de côté vers Giorgia.

— Tu savais que l’église fut en partie détruite par le séisme de 1906 qui toucha San Francisco ? dis-je à voix basse.

— Euh… non…

— C’est pour ça qu’on ne pouvait pas y aller avant. Les Américains ont envoyé de nombreux immigrés Italiens ici pour qu’ils travaillent sur les chantiers de bâtiment pour la reconstruction de la ville.

— Tu nous fais quoi là ? chuchote Pietro qui se mêle de notre conversation. Un cours d’histoire ? En pleine cérémonie religieuse ?

Je me redresse, me tourne vers Pietro.

— Tes parents viennent se confier ici, n’est-ce pas ?

— Euh ouais…

— Marco aussi, après chaque assassinat. Comme si son acte pouvait être pardonnable juste en parlant avec un prêtre ! Seul Dieu peut juger de ce qui est mal ou non. Pas vrai ?

— Euh… si tu le dis…

— Il ira certainement en enfer.

Pietro s’agite sur son banc. Valentina me scrute d’un regard mauvais.

— Laisse-le tranquille !

— Tu… tu m’en veux toujours pour le guet-apens ?

— C’est de l’histoire ancienne.

Il ne semble pas convaincu. Je me rapproche de lui pour lui parler à voix plus basse. Giorgia tire sur ma veste.

— Jack… S’il te plait…

Je lui cause bien du tort à cette pauvre fille. Je n’ai rien demandé ! Je ne l’ai pas choisi, contrairement à Alberto et Valentina. Serais-je jaloux ? Ou simplement aigri, parce que tout le monde me laisse tomber ? Les idées noires se bousculent dans ma tête. La cérémonie est interminable ! Pour éviter de m’emporter, je parle, encore et encore.

— Les âmes perdues viennent prier et pleurer dans cette Église. T’as vu le prêtre ?

— Quoi, le prêtre ? s’agace Pietro.

— Il se tient devant des vitraux et la statue en marbre du Christ perchée sur sa croix derrière.

— Et alors ?

— Tu n’as pas remarqué ? La statue est encadrée par deux autres statues représentant les deux Saints, Saint Pierre et Saint Paul. Nous pouvons voir la peinture de la représentation de Jésus en tunique rouge, sur fond or du dôme, tenant dans sa main le livre contenant la version latine de l’Évangile selon Saint Jean, « Ego Sum Via, Veritas, Vita », signifiant « Je suis le chemin, la vérité, la vie ».

Il se mordille les lèvres, regrettant de m’avoir relancé sur le sujet. Je connais la signification de ces représentations, car le prêtre en discutait avec mon père. J’écoutais leur conversation. À douze ans, la statue du Christ me faisait peur. J’avais l’impression qu’il me punissait de ses yeux morts, qu’il voyait en moi le criminel que j’étais. Son regard me transperçait, comme s’il me sermonnait, ou me disait que je n’étais pas le bienvenu sur cette Terre. Il me reprochait mes fautes graves.

Pietro se tait. Je continue quand même, malgré les protestations de Valentina. Au premier rang, nos parents s’agacent aussi de mon comportement malvenu.

— Ne trouves-tu pas ces diverses représentations ostentatoires et présomptueuses ?

Pietro se trémousse sur sa place, de plus en plus mal à l’aise.

— Je… je ne comprends pas où tu veux en venir…

— Et de ce côté-ci tu peux admirer la statue de « La Madonna Addolorata », La Notre-Dame des Douleurs, patronne de Sicile. Pourquoi prier devant une sicilienne alors que nous sommes napolitains ?

Pietro rit nerveusement.

— Ah ah… Tu en poses de ces questions…

Je me lève d’un bond. Personne n’a un peu de culture ici ? Je réagis au pire moment, celui où les mariés s’embrassent.

— Pousse-toi ! Faut que je sorte de là !

Daniela et Maria se retournent vers moi, le regard dédaigneux. Alberto devient rouge de colère. Prisca se met à pleurer. Je ne voulais pas… Je n’ai pas fait attention, je ne suivais pas le déroulement de la cérémonie. Merde, tant pis, je suis debout, je vais jusqu’au bout de ma démarche, je sors en courant de l’Église. Tous les yeux sont rivés sur moi, je les sens telles des aiguilles qui me transpercent le corps.

Une fois dehors, je m’écroule sur le parvis, souffle pour reprendre ma respiration et calmer ma sensation de tournis. Je ne me sens pas bien du tout. Je me prends la tête entre les mains. Ma cicatrice me lance. Je crève de chaud tout d’un coup. La sueur imbibe mes vêtements, coule sur mon visage. Je respire bruyamment. Je pose mon bras sur mon front, contemple les nuages qui défilent sous mes yeux, cachant de temps à autre le soleil brillant. Les arches sculptées de l’entrée de l’église ombragent mon visage. Je souffle doucement. Je reprends le contrôle de moi-même petit à petit. La brise me donne froid. Je frissonne maintenant. Je me relève pour m’asseoir sur la première marche. Je m’appuie sur mes genoux et aperçois des passants me regarder avec étonnement, sans s’arrêter ou prendre le temps de me demander si je vais bien. À ma grande surprise, ma mère me rejoint discrètement. Elle prend place à côté de moi. Elle pose une main sur mon bras et engage la conversation.

— Jack… je suis tellement désolée…

— C’est le fait d’aller à l'église qui t’oblige à dire ça ? Le sermon du prêtre te fait culpabiliser ?

Je ne voulais pas dire ça sur un ton aussi persifleur. Voyant la tête triste de ma mère, je me corrige, en me passant une main dans les cheveux.

— C’est sorti tout seul. Tu m’ignores depuis si longtemps… alors… je…

— Ta réaction est compréhensible, Jack. Je n’ai pas été là quand tu en avais le plus besoin. Marco m’a éloigné de toi. Je ne pouvais pas me permettre de le contrarier. Je regrette, mais il est trop tard…

Je reste silencieux. Elle est étrange. Daniela pose une main sur ma joue. Elle examine ma cicatrice, remonte une mèche de cheveux sur le côté pour voir mon visage, les yeux brillants.

— Jack, je n’ai pas été une bonne mère pour toi… je suis désolée.

Je suis figé. J’ai attendu ce moment depuis tellement longtemps, que je ne sais plus comment réagir. Je garde le silence.

À cet instant, Marco sort de l’église, furieux. Il empoigne Daniela par le bras pour la relever de force. Il coupe court à notre conversation. J’admets que ce n’est pas le bon moment. Il faut que ça arrive le jour du mariage d’Alberto.

— À quoi joues-tu Daniela ?

— Je suis sortie pour voir s’il allait bien, il se sentait mal…

— Tu le laisses se débrouiller tout seul !

— Mais…

— Je te l’ai déjà dit de nombreuses fois !

Daniela évite mon regard. C’est reparti… À se demander si j’ai rêvé. Marco me frappe sur la tête.

— Toi ! Tu attends dehors !

Ça me va. Ils repartent rapidement dans l’Église. Je descends les marches d’un pas rapide. Je me dirige vers la Ford Model A Tudor Sedan de 1931, couleur bi-ton noire et bordeaux, aux enjoliveurs blancs. Je m’adosse, bras croisés, sur le capot de la voiture. J’entends les chants religieux. J’observe les passants dans la rue et les hautes flèches jumelles de l’église. Le temps parait s’éterniser. Ah, ça y est, ils sortent tous. Les mariés en dernier. Les enfants jettent des pétales de rose rouge sur les époux. Je ne les connais pas. Sans doute des gosses de la famille de Prisca. Ils discutent entre eux. Dans le coin de la bâtisse, j’aperçois Giorgia et son père. Il la gifle. Par ma faute, sans doute. J’accours vers eux. Giorgia se retourne pour cacher ses pleurs.

— Qu’est-ce que vous faites ? dis-je sans détour.

— Son rôle est de s’occuper de son futur mari. Elle a failli à son devoir.

— Elle n’y est pour rien ! C’est moi qui n’en fait qu’à ma tête.

— Elle devait te retenir. Quelle image donnes-tu de ta famille et de la nôtre à te comporter aussi mal ?

— Je suis désolé. Ne vous en prenez pas elle, s’il vous plait.

Giorgia se tourne vers moi, esquisse un sourire. Elle sèche ses larmes. Elle n’en croit pas ses yeux, étonnée par mon geste. Moi aussi d’ailleurs. Je ne veux pas qu’elle souffre davantage à cause de mes réactions. Le padre Vitali semble apaisé. Il note que je ne délaisse pas sa fille. J’ai un rôle à jouer aussi. Celui de la protéger. Je la prends dans mes bras. Elle devient rouge comme une tomate, gardant les yeux grands ouverts. Son père me salue. Je l’emmène à ma voiture. Il est temps de rejoindre la salle de réception. Je jette un œil à Alberto. Il se contente de sourire à l’assemblée, comme si ce désagrément n’avait pas eu lieu. La soirée se passe sans encombres. Ou presque… Je ne mange pratiquement rien et je piétine les pieds de ma partenaire lors des slows. Daniela ne m’a pas adressé la parole de toute la soirée. Tout comme le reste de ma famille. Giorgia est restée à mes côtés. Je n’ai pas dû être de bonne compagnie. J’avais la tête ailleurs tout le long de la fête.

Le lendemain matin, nous assistons tous à la preuve de la perte de virginité de la mariée. Quelle tradition moyenâgeuse et glauque. Giorgia se cache le visage de ses deux mains. Je soupire. Bientôt, ce sera son tour. Je ne sais toujours pas comment je vais m’y prendre. Pas dans le sens, comment baiser, mais comment avoir envie d’elle. Je regarde les autres filles. Certaines sont bien plus attirantes que Giorgia. Elles m’épient, le sourire aux lèvres. Mais elles ont toute le même défaut qui me dérange. Les cheveux noirs. Je lève les yeux vers le ciel. J’aimerais m’échapper, être libre, comme cet oiseau au plumage orangé.

Vitali et Marco viennent vers nous. Ils nous annoncent que la date de notre mariage est repoussée d’un an. Le temps que je sois plus présentable. Bah oui, une balafre au visage, ça fait mauvais genre. D’ici là, la cicatrice devrait s’estomper et s’affiner. Histoire qu’on l’oublie. Je suppose plutôt qu’Alberto y est pour quelque chose.

Le lendemain, il n’a pas tardé à confirmer mon hypothèse. Furieux de mon comportement lors de la cérémonie, il a réclamé à notre père de décaler la mienne. Il ne veut pas non plus qu’on se marie la même année. Ce serait le déshonorer. Malheur. J’en rigole. S’il voulait vraiment me faire chier, il aurait plutôt exigé d’avancer la date ! Je gagne un an de sursis. Giorgia elle, n’en peut plus d’attendre. Toujours vierge à dix-huit ans, ça commence à faire long… Elle va déchanter le jour J. Bref, rien n’avance.

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