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Le lendemain, je me rends de bonne heure au QG d’Aaron, le dealer de faux papiers. Il est situé quelque part dans ce quartier d’entrepôts habités par les marins et les ouvriers. Si je me souviens bien des indications de Milo, il devrait se trouver par ici… Je m’engage dans une ruelle sombre, valise à la main et sacoche en bandoulière. À mi-chemin de cette ruelle, je trouve une double porte métallique noire. L’entrée de l’entrepôt. Je frappe. Un homme ouvre un petit judas de forme rectangulaire. Il montre un œil.

— C’est pour quoi ?

— Je viens voir Aaron.

— T’as de quoi payer ?

Je sors une liasse de billets de ma poche, puis la secoue devant l’œil de l’homme.

— Bien. Tu peux entrer.

Il referme le judas. J’entends un cliquetis de verrou. Je regarde autour de moi. Personne. La lourde porte s’ouvre. J’entre et scrute ce vaste entrepôt. Il doit bien y avoir une hauteur sous plafond de cinq mètres au moins. À droite, se trouvent plusieurs bureaux, avec chacun du matériel différent entreposé dessus. Des hommes afro-américains sont assis derrière chacun des bureaux, et devant chacun d’eux, attendent des hommes et des femmes, de tous types de milieu et de différentes origines ethniques. Un groupe d’asiatiques attend au bureau de droite, deux indiens d’Amérique au bureau du fond. Entre eux, des femmes et des hommes sont assis sur des bancs. Quelques adolescents jouent avec des couteaux. Mon regard se glisse ensuite sur la partie gauche de l’entrepôt. Un groupe d’Irlandais patiente au bureau du fond et un groupe d’afro-américains occupe un des bureaux sur la gauche. Deux tables sont en revanche vides de clients. L’homme m’interpelle.

— Hey ! Aaron est là-bas ! s’écrie l’homme en tendant le bras pour le montrer.

J’acquiesce et me dirige vers le bureau d’Aaron, un afro-américain d’une trentaine d’années. Vêtu d’un costume anthracite, d’une chemise blanche et d’un chapeau Stetson, je me tiens debout devant lui.

— Bonjour. Vous êtes bien Aaron ?

— En personne.

Il m’invite à m’asseoir. J’enlève mon chapeau, pose ma valise, puis m’assois sur la chaise. Aaron place ses coudes sur le bureau.

— Alors, qu’est-ce qui t’amène ?

— J’ai besoin d’une nouvelle identité.

— Ah ah je vois, ricane Aaron en me scrutant. Qui t’envoie ?

— C’est un ami qui m’a parlé de toi. Milo ou Miles pour les intimes.

— Ah oui ! Le p’tit Milo ! Sympa ce mec. Okay, pas de problème alors.

— Milo m’a informé que tu étais doué dans les échanges d’identité.

— Ah sacré Milo ! Il en connait des types louches celui-là !

Aaron se penche vers moi, en posant les coudes sur la table.

— T’as de quoi payer ?

Je dépose une liasse sur le bureau. Il prend les billets, puis les inspecte. Tout en les comptant, il discute. Les communautés étrangères ont la vie dure à San Francisco. Il faut bien trouver des moyens habiles et détournés pour se tirer d’embarras, afin de survivre dans ce monde.

— Je suis le spécialiste des faux papiers ! annonce fièrement Aaron.

Puis il joint ses mains.

— Alors, tu cherches quoi comme genre de type ?

— Il me faut un américain d’à peu près mon âge.

— Okay, j’ai tout ce que tu souhaites là-dedans, dit-il en sortant du tiroir une grosse caisse en métal.

Aaron pose la caisse devant lui, l’ouvre, puis farfouille dans la multitude de papiers, de cartes d’identité, de permis de travail, de diplômes… Il prend trois cartes.

— Ceux-là, ils ont l’air d’avoir à peu près le même âge que toi, la vingtaine. Ils devraient faire l’affaire.

— Bien.

— T’as payé pour une identité, je te laisse donc choisir un seul profil. Vu la somme, j’te fournis aussi les diplômes qui vont avec, pas de problème.

Aaron dépose les trois cartes sur le bureau côte à côte.

— Fais ton choix, sourit-il, en se plaquant dans son fauteuil, les mains derrière la tête.

Je jette un œil sur lui. Il lui manque une dent à l’avant. Il parait costaud. Sa tête chauve et sa barbe de trois jours lui donnent un côté dur et froid. Il porte un simple débardeur sous sa salopette. J’aperçois des marques de fouet sur ses avant-bras et un tatouage de panthère sur son épaule gauche. Je soupire, puis j’étudie les cartes.

— Je prends celle-là.

— Okay, pas de problème. T’as une photo de toi ?

Je sors ma carte d’identité de ma poche.

— Ehhhh t’es pas n’importe qui mon salaud ! Oh oh j’ai en face de moi le grand Jack Calpoccini !

Aaron se met debout. Il s’adresse aux autres en ouvrant largement ses bras, comme s’il prononçait un discours devant une assemblée. Mais qu’est-ce qu’il fabrique ?! Je me fais tout petit, préférant qu’il soit plus discret. Mais les réactions des personnes présentes sont différentes de ce à quoi je m’attendais. Ils me sourient et me saluent dans des applaudissements. Bizarre, mais flatteur. La famille Calpoccini est si connue que ça ? Ou est-ce Milo qui a trop parlé ? Bref.

Aaron se remet au travail, décolle avec soin les deux photographies pour les échanger. Il colle minutieusement la mienne sur la carte de l’américain. Son travail est excellent, on n’y voit que du feu. Aaron me fournit également le diplôme de cet homme.

— Tu veux le permis de conduire aussi ? Si oui, ça te fera cinq dollars de plus.

— C’est vraiment nécessaire ?

— Bah, faut ça maintenant pour conduire.

— Je sais conduire depuis que j’ai seize ans. C’est suffisant !

— Pas pour les flics. Ils veulent une preuve dorénavant. Écoute, je te file le permis du gars. C’était dans son portefeuille avec les autres documents de toute façon. Par contre, faut que je corrige deux éléments.

— Lesquels ?

— Ceux-là, annonce Aaron en pointant du doigt les informations sur le permis de conduire. La couleur des cheveux et la couleur des yeux. T’es pas vraiment blond aux yeux noisettes que j’sache, ah ah.

Je grimace.

— Pour la carte d’identité, ils ont marqué « yeux marrons » et y a pas la notion de couleur de cheveux, donc ça devrait passer sans problème. Pour le permis de conduire, ça risque fort de ne pas aller…

— Okay, okay. Voilà tes cinq dollars.

— Merciiii ! répond Aaron d’un air satisfait.

Je consulte le diplôme de ce Marc Anderson, puis guette le travail d’Aaron s’attelant aux modifications. Il approche la lampe de bureau au-dessus de la carte, prend une grosse loupe sur pied. Il commence par effacer l’encre sur le document en utilisant un pinceau trempé dans un peu d’eau de javel préalablement diluée. Puis il sort un stylo à plume et un encrier du tiroir de son bureau. Il se met à la tâche avec précaution et précision. Heureusement que la carte a été délivrée avec une écriture à main levée et non par machine à écrire. Pour la taille et le poids, j’ai de la chance, l’individu est presque comme moi. Aaron sent mon regard sur lui.

— Hey, ne me regarde pas avec cet air si soupçonneux ! Je fais bien mon boulot ! Pas de problème, okay ? T’en auras pour ton argent.

— Pardon ? Non, tu fais erreur, j’observe juste ta manière de bosser. Dommage que tu ne puisses pas utiliser tes compétences pour autre chose.

— Mouais, ça rapporte pas mal les faux papiers, j’me plains pas, répond Aaron pragmatique. J’ai bientôt fini.

— Et si tu créais une identité fictive ?

— Tu plaisantes j’espère ?! T’as vu toutes les infos que je dois modifier ? En plus, sur le diplôme, le tampon se trouve sur son nom. Hors de question ! Tu culpabilises ou quoi ?!

Je ne réponds pas à sa question. Avec une identité fictive, j’aurais eu plus de chance d’effacer ma trace, pour que Marco ne me retrouve pas. À cet instant, je repense à mon mariage prévu avec Giorgia. Je me sens soulagé de pouvoir y échapper. Je ne l’aime pas cette bonne femme aux yeux globuleux de hibou lugubre. Mon père m’a dit de revenir dans deux mois, et alors ? Il se fourre le doigt dans l’œil ! Je n’ai pas l’intention de rentrer. Il m’a lâché en pleine nature, je ne laisserai pas ma liberté s’échapper. J’ai pris ma décision, je me casse d’ici. Et Lisa ? Elle sera plus en sécurité loin de moi...

Travail terminé, Aaron me tend les documents. Nouvelle identité en poche, je me lève en le remerciant avec un signe de main. Je sors de l’entrepôt, ravi. Le gardien referme la porte métallique derrière moi.

Je reste quelques instants devant la porte pour lire les informations sur les documents. J’usurpe l’identité d’un jeune avocat diplômé de la UC Hastings College of the Law, qui s’appelle Marc Anderson, âgé de vingt-six ans, d’1m79, un blondinet aux yeux noisettes.

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