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San Francisco, 1932

J’arbore un sourire en coin, puis quitte cette sombre ruelle. Je me dirige vers les quais de Ferry Terminal Plaza, où sont amarrés plusieurs bateaux de transport. En marchant, je lis le lieu de résidence de Marc. Il réside dans le petit quartier de Glen Park. Un gosse de riche.

Je lève la tête vers les bateaux. Je regarde en direction du ponton, l’air triste. Je n’aime pas cet endroit. Mais il faut que je monte dans un de ces bateaux pour aller à Oakland. J’avance vers l’un d’eux. J’aborde le Capitaine, occupé à défaire le cordage.

— Excusez-moi. Où va ce bateau ?

— À Oakland.

— Il reste de la place ?

— Oui. C’est deux dollars la traversée.

Je pose ma valise, fouille dans ma sacoche, et en sors deux billets de un dollar. Je les lui donne.

— Vous pouvez monter.

J’agrippe ma valise, monte dans le bateau. Je m’assieds sur une place libre en bord de banc. Je croise les bras, regardant la mer par la fenêtre. C’est la première fois que je prends le bateau. Je quitte enfin San Francisco. Assis à côté de moi, se trouve un homme lisant son journal. Sur le banc en face de moi, est installée une petite fille blonde avec des couettes. Elle se retourne, les mains sur le dossier et me sourit. Je lui fais un coucou de la main. La petite fille rit gentiment. Sa mère le remarque, se tourne vers moi. En voyant mon allure, elle sermonne sa fille.

— Reste assise ! Ne te retourne pas !

La petite fille boude. Je soupire, me contente de regarder les vagues et l’horizon, les bras croisés.

Arrivé à Oakland, je descends du bateau, direction les panneaux d’indication de la gare ferroviaire. Je m’arrête brusquement au milieu du trottoir. Un homme me rentre dedans. Je ne dis rien. Il passe son chemin en me voyant. Je dois faire quelques emplettes avant de prendre le train. Avec mon départ précipité, je n’ai pas eu le temps de me préparer. J’observe les bâtiments, puis me rends sur Broadway. Pour commencer, je me poste devant une boutique de cosmétiques. Je scrute les produits, d’un air perdu. J’y connais rien ! Pourtant, il me faut du fond de teint pour cacher ma cicatrice. Marc Anderson ne peut tout de même pas se présenter avec une balafre en travers du visage ! Je jette un œil dans la boutique et observe les clients. Que des femmes.

— J’peux pas entrer là-dedans…

Deux lycéennes sortent à cet instant de la boutique. Je les interpelle.

— Excusez-moi, Mesdemoiselles.

Elles me dévorent des yeux en roucoulant. Elles scrutent mon visage, mon allure, et ma carrure. Elles ne sont vraiment pas discrètes.

— Ouiii ? Que pouvons-nous faire pour vous ?

Je me penche vers elles pour que les passants n'entendent pas ce que je m’apprête à demander. Elles rougissent.

— Et bien, c’est un peu délicat comme demande… mais j’aimerais savoir où puis-je acheter le…, enfin… ce truc pour mettre sur le visage…

Les filles ricanent. Je sens que je dois trouver une excuse plausible.

— C’est pour ma sœur… Elle m’avait demandé d’en acheter… ici… mais j’ai oublié. Même le nom de ce machin.

— Aaaah d’accord ! glousse l’une, en battant des cils.

— Nous ne sommes pas pressées, déclare la seconde. Nous pouvons vous accompagner dans la boutique et choisir pour elle, ça vous convient ?

Sans attendre ma réponse, elle attrape mon bras droit et me colle. Son amie, jalouse, fait de même avec mon bras gauche. Les clientes et les vendeuses m’analysent d’un mauvais œil. Les jeunes filles me montrent le fond de teint.

— C’est ça que ta sœur t’a demandé ?

— Oui, c’est bien ça, merci !

— Tu ne peux pas prendre n’importe lequel, il faut choisir une couleur.

Ah bon ? Y a des couleurs différentes ? Elle scrute ma peau.

— La même couleur que toi ?

— Oui, pareil.

Elle soulève les pots, les inspecte et en trouve un qui semble convenir. Puis elle me le tend.

— Merci charmante demoiselle pour votre aide.

Je lui lance un clin d’œil, elle rougit encore plus, se cachant derrière sa main droite. Je règle à la caisse, puis quitte la boutique. Je range le pot dans ma valise. Les filles me saluent de la main.

J’arrête mon regard sur la vitrine. J’observe le reflet de mon visage. Il me faut quelque chose d’autre pour effacer cette image. Je me retourne et aperçois une boutique de l’autre côté de la route. Je traverse en courant. J’inspecte la vitrine. Mes yeux se fixent sur une paire de lunettes rectangulaires à monture noire. J’entre, puis ressors de la boutique avec l’objet.

Je reprends mon chemin en direction de la gare. Sur le trajet, je tombe sur une librairie. J’ai aussi besoin de livres de droit, bien entendu. J’entre. Je me faufile dans les allées, regardant les étagères et les titres indiqués pour spécifier les thèmes des livres. Je m’arrête devant la colonne du droit pénal. J’observe les titres, consulte les tomes, les feuillette, puis les range, jusqu’à en choisir cinq. Les ouvrages en main, je me dirige vers le comptoir. En passant, mes yeux se fixent sur une petite colonne de livres où est inscrit sur une pancarte : « suédois ». Je souris, puis demande au libraire :

— Excusez-moi.

— Oui ?

— Est-ce que des suédois viennent vous acheter des livres ?

— Oui, pourquoi cette question ?

— Connaîtriez-vous, une jeune femme qui s’appellerait… Astrid, à tout hasard ?

— Astrid, Astrid…, réfléchit le libraire en se tapotant le menton avec un doigt, plissant les yeux. Non, ça ne me dit rien. Désolé.

— Tant pis. Merci tout de même. Au revoir.

— Au revoir !

Je ressors avec mes livres de droit pénal dans les bras. C’est bête. C’est impossible de la retrouver dans cette grande ville. Je ne sais même pas si elle habite vraiment là non plus… Je secoue la tête, me passe une main dans les cheveux, puis range les livres dans ma valise.

Je vais enfin vers la gare. Je regarde le panneau indiquant : San Francisco - New-York via Sacramento et Omaha, précédé d’un symbole de train. Je me dirige vers le guichet pour prendre un billet seconde classe pour New-York. Un aller simple. J’attends sur le quai. Le train entre en gare. Je monte, me place à côté de la fenêtre. Personne ne vient s’asseoir à côté de moi. Ce qui m’arrange bien.

Tout au long du trajet, durant ces quatre jours de train, j’étudie le droit pénal. Je prends des notes.

Les paysages des États-Unis d’Amérique défilent devant mes yeux, dans toute leur variété, déserts, plaines, montagnes, forêts... Je fais des pauses au bar pour les collations et prendre des rafraîchissements. Le troisième jour, deux types viennent me chercher des noises. Je suis allongé tranquillement sur la banquette, couverture posée sur moi. Les rideaux sont tirés. La plupart des passagers dorment aussi. Je ne fais rien, à part dormir. Mais non, ça ne leur plait pas. Un « boum » sur le banc me réveille brusquement. Je me redresse péniblement, cheveux en bataille, yeux à moitié ouverts. Le gars éparpille mes notes. Mes feuilles tombent sur le sol. Qu’est-ce qui lui prend à celui-là ? Bon sang, foutez-moi la paix ! Les deux blonds me dévisagent. C’est quoi leur problème aux Américains ? Ils n’ont jamais vu de type aux cheveux noirs et à la peau mate ? Ça en devient franchement ridicule !

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Ton billet !

— Je l’ai déjà montré au contrôleur.

— On fait le ménage dans ce train, déclare l’homme en plaçant un couteau sous ma gorge. Prochain arrêt, tu descends, c’est clair ?

Il ose me provoquer ? Je ricane, j’empoigne son bras. La pression que j’exerce sur son articulation est si forte qu’il lâche son couteau.

— Hors de question. Je descends au terminus.

— Y a assez de ritals à New-York, pas la peine d’en faire venir encore plus ! grogne l’homme en retirant sa main.

Je me lève, le pousse. Il m’a gonflé ! Il tombe à la renverse sur le type derrière lui. Les deux hommes se retrouvent l’un sur l’autre, plaqués au sol. Les passagers se tournent vers nous, contemplant la scène en silence.

— Vous n’avez pas à me dire ce que je dois faire ou non.

Ils se relèvent, me toisent.

— Putain d’immigré !

Le gars me pousse sur le côté pour passer. Le second balaye le reste des feuilles de notes de la petite table avec sa main gauche. Je les regarde s’éparpiller au sol. Ils ricanent. Je les fixe, derrière mes mèches de cheveux ébouriffés. Le train entre en gare de Chicago. J’observe les deux hommes descendre à cette station. Sur le quai, ils me font des doigts d’honneur. Je grimace, puis détourne le regard. Je remarque que les passagers tournent aussitôt la tête, pour m’éviter. Je me passe une main dans les cheveux, soupire, puis m’accroupis pour ramasser mes feuilles. Personne ne prend la peine de m’aider. Je me relève, tenant le tas dans ma main droite. Aucun passager ne me regarde. Le bruit de sifflet résonne. Le train repart. Je me rassois, range mes notes et me remets à étudier.

Au bout de plusieurs heures, le train entre enfin en gare de New-York. Les voyageurs descendent, je fais de même.

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