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New-York, 1935

Je me trouve dans un bureau du Tribunal, le New-York County Supreme Court, avec mon premier vrai client. Et oui, pendant trois ans, je n’ai fait que de l’administratif. J’accompagnais des avocats plus expérimentés sur leurs propres affaires, mais je n’ai pas eu jusqu’à présent de client « à moi ». Enfin, le juge me prend au sérieux ! Bon, j’avoue que ces années m’ont permis d’en apprendre plus sur le milieu juridique. Elles m’ont été bien utiles. Je reviens à mon client, un afro-américain dénommé Tendaji, la cinquantaine, grand, mince, cheveux crépus courts et grisonnants sur les tempes. Il porte des lunettes rondes, un pantalon en jean et un pull gris. Nous sommes assis côte à côte. J’analyse les documents étalés sur le bureau en chêne ciré. Je feuillette nerveusement le dossier, en remettant constamment mes lunettes en place.

— Vous êtes sûr que ça va aller ? demande Tendaji, anxieux.

— Oui, je réfléchis juste à… comment m’organiser… dis-je en farfouillant les documents.

— Ce n’est pas grave si vous ne voulez pas vous occuper de mon affaire.

— Pardon ?

— Tous les avocats ont refusé de prendre mon cas.

— Ne dites pas de bêtises ! C’est juste que c’est ma première affaire, alors… je suis un peu nerveux. Mais, ça va aller.

— Vous êtes jeune, moi j’ai déjà cinquante-trois ans vous savez. Plus personne ne s’intéresse à moi…

Je stoppe mes gestes, me tourne vers Tendaji. Ok, je n’ai jamais plaidé la cause d’un client lors d’un procès et je ne suis pas un « vrai » avocat, mais j’ai quelques connaissances et je sais ce que sont les injustices, donc je vais faire en sorte que ça roule.

— Je vais vous aider. D’accord ?

— D’accord, merci. Je vous laisse faire.

— Vous me faites penser à Danny.

— Un ami à vous ?

— Un homme, la cinquantaine, comme vous, que j’ai rencontré et qui m’a aidé…

Je prends une feuille et la brandis.

— Ah ! J’ai trouvé ! m'exclamé-je, fièrement.

— Qu’allez-vous faire maintenant ?

— Je vais aller rencontrer votre patron, et visiter votre usine. Mais avant, résumons la situation. Vous m’arrêtez si je fais des erreurs, d’accord ?

— Bien, je vous écoute.

J’attrape un crayon dans ma main droite et le document dans l’autre.

— Alors, vous vous appelez Tendaji, vous travaillez depuis trente ans dans une usine de montage automobile. Vous venez du Rwanda et…

— Non, ce n’est pas tout à fait vrai, coupe Tendaji en agitant la main. Mes parents sont rwandais, mais moi je suis né ici, à New-York.

Je souris en coin, puis corrige au crayon sur le document. Je sens Tendaji me scruter.

— Voilà, c’est corrigé. Continuons. Dans…

— Et vous ? coupe-t-il.

Je lève la tête du document, puis le fixe, yeux plissés.

— Comment ça, moi ?

— Vous venez d’où ? Vous ne faites pas très américain non plus. C’est pour ça que vous acceptez de m’aider ?

— Je suis né ici aussi. À San Francisco.

— Et vos parents ?

— D’Italie…

— Ah je comprends mieux maintenant !

— Vous comprenez quoi ?

— Votre allure.

Je me passe une main dans les cheveux, gêné.

— Merci de m’aider. J’ai plus confiance en vous qu’envers ces p’tits blonds.

Nous nous mettons à rire gentiment.

— Bon, reprenons, dis-je.

Tendaji s’est broyé les doigts en manipulant une vieille machine de montage automobile, qu’il a déplacé sur ordre de son patron, un homme blanc corpulent d’une soixantaine d’années, avec de petits yeux inquisiteurs, qui remet en cause l'accident dont Tendaji a été victime. Je décide de me rendre à l’usine pour analyser l’état des machines. Je me lève, il fait de même, nous nous serrons la main.

Je file à l’usine, située sur Cortlandt Alley, une rue étroite, perdue entre les immeubles délabrés aux fenêtres en forme d’arcs, occupée par des sans-abris à moitié drogués. Cet endroit crasseux me rappelle les quais de Pier 26 de San Francisco. L’odeur d’urine me fouette le nez. Je lis le nom sur l’enseigne, « Pieces Cars Factory », identique à celui inscrit dans le document, puis entre à l’intérieur de cet endroit bruyant. Les scies tournoient, les marteaux résonnent, les murs propagent l’écho de ces sons métalliques. Je me balade entre les chaines de montage, me fraye un chemin en évitant de glisser sur les flaques d’huile et de cambouis. J’inspecte les machines. Je touche une chaine, puis me frotte le pouce et le majeur, je constate la présence de rouille. Les ouvriers ne me prêtent aucune attention. Le directeur, ou plutôt l’homme corpulent décrit par Tendaji, se pointe.

— Que faites-vous ici ? questionne-t-il.

— J’ai frappé à la porte, mais personne n’est venu m’ouvrir. Alors je me suis permis d’entrer. J’inspecte vos machines.

Il me toise du regard, moi, vêtu d’un costume noir, d’une chemise blanche, manches retroussées jusqu’aux coudes et chapeau noir. Il grimace.

— Foutez le camp d’ici ! Je ne ferai aucun accord avec votre clan ! Vous aurez beau m’intimider, je ne céderai pas ! Mon usine fonctionne légalement ! Et oui, mon p’tit bonhomme, je n’ai pas besoin de vous ! Dégagez !

Je fronce les sourcils. Décidément, les clichés ont la vie dure, ou alors j’ai vraiment la gueule de l’emploi. Je soupire.

— Je me présente Marc Anderson, avocat.

Le Directeur croise ses bras au-dessus de sa bedaine, s’abstenant de serrer ma main. Tant pis, je la fourre dans ma poche, et de l’autre main, je fais des gestes pour continuer mes explications. Une manie italienne que je n’arrive pas à perdre, ça revient naturellement.

— Je représente mon client, Tendaji. C’est un employé de votre usine, n’est-ce pas ?

— C’est exact.

Je fouille dans ma poche et tends ma carte d’avocat au Directeur, ainsi qu’un droit de visite de l’usine.

— Vous savez que mon client s’est broyé la main sur une de vos machines ?

Il lève l’autorisation de visite devant ses yeux, l’inspecte sous tous les angles. Il ne me fait pas confiance.

— Oui, bien entendu. Il a fait une erreur de manipulation, argumente-t-il en me redonnant les documents. C’est de sa faute s’il a eu cet accident.

— Vous permettez que je visite votre usine ?

— Allez-y, mais vous ne trouverez rien.

Il grimace de dégoût. Je baisse mon chapeau, puis me tourne pour inspecter l’usine. Je constate que de nombreux ouvriers afro-américains travaillent sur les chaines d’assemblage, et d'énormes machines de moulage de pièce automobiles. J’avance vers la machine à l’arrêt, celle qui a broyé la main de Tendaji. Je passe la main dessus. Les engrenages sont rouillés, les chaines à moitié rongées par l’acide. Mon client ne pouvait pas la déplacer en toute sécurité, trop lourde, trop désuète. Pas étonnant que le moule ait chuté et lui ait aécrasé la main.

Un homme afro-américain au visage tâché de cambouis et aux mains gonflées, abîmées par le travail physique, serre les boulons de la machine, se penche vers moi. Il jette un oeil derrière lui, vérifie bien que le patron n’écoute pas. Nous le voyons de dos, près de son bureau situé dans le coin au fond à droite de l’usine. Rassuré, il m’interpelle, à voix basse.

— Hey, pssst.

— Oui ?

— Tu vas aider Tendaji ?

— Exactement. Je ferai le nécessaire en tout cas. Vous travaillez dans des conditions catastrophiques. L’accident de Tendaji ne doit pas être ignoré. Toutes ces machines sont obsolètes. Vous mettez votre vie en danger tous les jours.

— Il s’en fout. Et si on refuse de travailler, il ne nous paye pas. On ne peut pas non plus aller voir ailleurs, il propage de mauvaises appréciations à notre sujet.

— Quel genre de choses ?

— Il dit qu’on travaille mal. Qu’on est lent et qu’on casse des machines. Alors, personne ne veut nous embaucher.

— C’est illégal de faire ça. De la pure diffamation. Vous pourrez témoigner à l’audience ?

— Hein ? Non !

— J’ai besoin de votre aide ! Pour sauver Tendaji… vous sauver vous.

— Non, si je dénonce mon patron, il va me virer !

— Si cela arrive, je vous donnerais de quoi remonter la pente, pour trouver un autre travail.

— De l’argent ? Sérieusement ?

— Oui. Votre patron doit arrêter son activité, il met votre vie en danger.

— D’accord.

— Je reviendrai vous transmettre la date du jour de l’audience.

— D’accord.

— Ne vous défilez pas au dernier moment !

— Promis.

Je laisse l’homme, pour continuer ma visite dans cette usine crasseuse jonchée de nombreux morceaux de ferraille. Bon d’accord, un véritable avocat ne doit certainement pas procéder de cette manière. Il ne paye pas ses témoins pour qu’ils viennent à un procès, c’est plus qu’évident. Je n’ai pas toutes les cartes en main pour mener à bien un interrogatoire comme il se doit. Je le fais à ma façon, à l’intuition, et si ça marche, c’est tant mieux. Sur ce, je me dirige vers une pièce vitrée où se trouve une jeune femme, blonde et bouclée. Je toque à la porte, elle me fait signe d’entrer.

— Ah, c’est mieux ici ! m’exclamé-je. Nous entendons beaucoup moins les bruits des machines.

— Oui, c’est moins bruyant.

— Je me présente Marc Anderson, avocat. Est-ce vous qui vous occupez des commandes ?

— Oui, c’est bien moi. Que souhaitez-vous savoir ?

— Pouvez-vous me montrer les commandes de ces trois dernières années des clients et les informations sur ces machines ?

— C'est-à-dire que... euh...

Je pose ma main sur le bureau, me penche légèrement vers elle et lui offre un magnifique sourire.

— S'il vous plait, charmante demoiselle ?

Elle devient rouge comme une tomate, replace ses cheveux, se trémousse sur sa chaise. Elle se tourne vers le placard situé à sa droite, se lève, prend un carton, le pose sur le bureau.

— Voilà, tout est là, montre-t-elle en tortillant ses boucles de cheveux.

— Merci. Je peux emporter ce carton pour une journée ? dis-je, avec un clin d’œil.

— Oui, glousse-t-elle.

Qu’est-ce que je disais ? Ça fonctionne au feeling. J’obtiens les renseignements que je souhaite, sans difficulté. Je repars, carton sous le bras.

Le jour de l’audience, je me présente aux côtés de Tendaji. L'avocat qui défend le Directeur est déjà là. Dans la salle, se trouve l’homme afro-américain de l’usine avec lequel j’ai échangé, accompagné de trois autres personnes : un afro-américain et deux asiatiques. Le juge prend place dans la salle d’audience.

J’explique que Tendaji avait reçu l’ordre de déplacer une de ces machines d’une chaine de production à une autre. Or, au vu du côté désuet de cette mécanique et de son poids, il ne pouvait pas effectuer ce travail fastidieux. Un câble avait cédé, le moule a chuté, puis est venu lui écraser la main. Je démontre, témoignages et documents à l’appui, que la machine ne respectait pas la conformité aux normes techniques en vigueur. Le moule rouillait de tous côtés. Grâce aux documents récupérés auprès de la jeune femme, j’explique que de nombreuses plaintes de clients ont été déposées auprès du patron, après réception de commandes de pièces automobiles défectueuses. Je m'appuie sur les mesures normatives mises en place par l'ANSI, l'American National Standards Institute créée en 1918. La plupart de ces travailleurs sont des sans-papiers, des immigrés noirs, chinois et irlandais. Tendaji a mis sa vie en danger à chaque utilisation de cette machine obsolète.

Je réussis à convaincre le juge de la faute grave du Directeur, un manquement à ses obligations de respecter les normes établies. Le juge le condamne à une amende forfaitaire et à mettre aux normes ses machines dans les plus brefs délais sous peine de voir fermer son usine. L’affaire se portant sur mon client, une main perdue à cause d’une mauvaise gestion des machines, j’ai pu lui obtenir des indemnités pour payer une grande partie des frais médicaux, ainsi qu’une somme d’argent pour le préjudice causé.

À la fin de l’audience, le Directeur repart furieux. Tendaji me serre la main, me remercie pour son aide. Les trois témoins s’approchent de moi. Je leur donne discrètement leurs billets comme promis.

Kate et moi fêtons mon premier salaire, dans un bar au style britannique, plongé dans une brume flottante dégagée par les pipes fumées par les clients, installés sur des rocking-chairs autour de tables en bois estampillées « London ». Ce lieu aux murs recouverts de drapeaux anglais et d’images à l’effigie du Roi George V, se situe en face de Central Park.

Nous trinquons à ma réussite, puis nous profitons de cette belle journée pour nous promener dans le parc main dans la main. En remarquant un petit pont en fer forgé, Kate me lâche la main, puis trottine pour se placer sur le pont, s’adossant à la rambarde. Elle détache ses cheveux qui brillent d’un éclat doré au soleil. À quelques mètres d’elle, se trouve un homme, occupé à photographier la nature environnante, puis, soudain, il se tourne vers elle et se met à la prendre en photo. Je ressens de la jalousie sur le moment, je lui demande d'arrêter. Ce qui la fait bien rire. L’homme n’est autre qu’un photographe professionnel. Il me donne sa carte de visite, ce qui me calme et me rassure. Kate vient me rejoindre, m’agrippant par le bras. Je sens mes joues brûler de confusion. Je me passe une main dans les cheveux. Elle semble être aux anges, plutôt ravie de me voir m’inquiéter autant. Elle se moque de moi tout le long de l’après-midi. Lorsqu’on récupère la photo chez le professionnel, je ne peux que constater sa beauté et son élégance. Elle est magnifique, dans sa robe ceinturée, longue jusqu’aux genoux, et ses escarpins à talons aiguilles, cheveux aux vents et sourire éblouissant. Je conserve précieusement ce cliché de ma bien-aimée, bien à l’abri dans mon portefeuille.

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