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J'ai réussi à me faire embaucher dans un cabinet d'avocats, mais gérer un dossier est une autre affaire. Ce soir, comme tous les autres, je me plonge dans le travail, pendant que Kate prépare le dîner. Je suis installé sur le canapé, penché sur les documents posés sur la table basse.

— Marc, tu travailles sur quoi maintenant ?

— Sur les comptes d’un petit commerçant magouilleur.

— Le repas est prêt.

Je ne réponds pas, trop préoccupé par le cas de mon client. Je suis agacé, car il me manque des notions de droit. Je me ronge les ongles.

— Chéri, tout est prêt sur la table. Je t’attends.

— Moui, oui, oui…

Ce dossier me coupe l’appétit. Kate perd patience, elle en rajoute.

— Le repas va être froid !

Je ne sais pas pourquoi, mais cette dernière phrase m’énerve, je marmonne des trucs incompréhensibles, tape des poings sur la table à plusieurs reprises, puis balance les livres par terre. Je me lève d’un bond, m’assieds en face de Kate. Je pose mes coudes sur la table, puis me pince l’arête du nez, je glisse ma main vers mon front, pour finir ma course dans ma chevelure.

Je vois Kate, bouche bée. Merde, je n’y ai plus pensé. Elle a bien dû voir ma cicatrice. Elle l’a déjà vu évidemment, mais pas de manière aussi flagrante, éclairée par le luminaire suspendu. Elle n’y prête guère attention en général, mais là, ma balafre lui saute aux yeux.

Je me redresse, enfourne une bouchée de son plat, pour faire diversion.

— Merde, c’est froid !

Je m’emporte tout seul, ça m’agace. Je jette les couverts sur la table, qui tintent contre le verre de Kate, manquant de justesse de se briser. Elle reste stoïque, regarde son plat, les mains sur ses genoux, et laisse tomber la question qui lui brûle les lèvres concernant ma cicatrice. Je me lève, vide le contenu de mon assiette dans la poubelle, puis me prépare un café bien serré, en grognant. Je me calme, en buvant devant la fenêtre du salon. Je contemple le parc situé en face de l’immeuble, des enfants jouent au ballon, sous la surveillance de leurs mères. Ce n’est pas aussi simple d’être dans la peau de l’avocat Marc Anderson…

Le lendemain, je décide de rejoindre Kate au campus, pour m’excuser de mon attitude de la veille. Lorsque je franchis la grille, je l’aperçois en compagnie de son amie Margaret, une jeune femme aux cheveux épais roux, un peu ronde, au visage recouvert de tâches de rousseurs, aux grands yeux noisette et au nez en trompette. Elles ne m’ont pas vu. Je les suis discrètement. Elles s’installent sur un banc, derrière le mur de la bibliothèque et face au parc. Je me colle dos au mur, dans l’angle de la bâtisse pour écouter leur conversation. Je sais, ce n’est pas bien. Je devrais faire confiance à Kate, mais dans le milieu, j’ai appris à être méfiant envers tout le monde. 

— Qu’est-ce qui t’arrive ? s’inquiète Margaret. Tu fais une de ces têtes !

— Marc a encore piqué une crise hier soir.

— Mince. Il t’a fait du mal ?

— Hein ? Non ! Non, il ne me fait jamais de mal.

— Tu en es sûre ?

— Oui, Margaret, j’en suis certaine. Il s’énerve violemment, cela peut faire peur, mais jamais, il ne s’en prend à moi. Il n’a jamais levé la main sur moi.

— Fais attention à toi tout de même. Il ne m’a pas l’air très clair…

— Qu’est-ce tu veux dire ?

— Il a une allure très… comment dire… typée italien du sud… Il ressemble à… enfin… tu vois ce que je veux dire…

Margaret se met à chuchoter. Je m’approche du coin, tends l’oreille.

— À un mafieux !

— Quoi ?! Non ! Où tu vas chercher ça ?

— Chuut ! T’as bien vu son physique, cheveux noirs et peau mate, comme ces immigrés du sud…

— Sa mère est italienne. Mais, son père est américain.

— D’accord. C’est un bel homme, je ne dirais pas le contraire, mais… ne te rends pas aveugle, reste sur tes gardes.

— Margaret ! Tu t’inquiètes pour rien !

— Tu es ma meilleure amie, Kate. C’est normal que je me fasse du soucis pour toi.

— Ne t’en fais pas. J’ai appris à le connaître, tout simplement, à faire face à ses sautes d’humeurs. Quand Marc s’emporte, il me suffit de l’ignorer, d’attendre qu’il se calme tout seul. Il fallait juste comprendre comment il fonctionne.

— Tu me fascines Kate. À la fois, si naïve en amour et si intelligente au travail…

— Je l’aime.

En entendant ces derniers mots, mon corps tout entier est envahi d’un frisson agréable. Kate est douce et gentille. Je dois mieux me comporter à son égard. Elle est naïve et c’est ce qui fait son charme aussi. Son amie l’est beaucoup moins, elle a vu juste. Je dois me méfier d’elle. Si elle continue de mettre ces idées dans la tête de Kate, je risque de la perdre… Et il n’en est pas question. J’entends Kate et Margaret se lever. Je file, pour éviter qu’elles me croisent.

Je repense aux crises auxquelles elle fait allusion. J’en pique souvent depuis tout petit. Ça me rappelle le jour de l’anniversaire d’Alberto pour ses dix ans. Il s’amusait à me taquiner, comme d’habitude. Pour mes huit ans, il a avalé mon gâteau d’anniversaire en une bouchée. C’était en fait une torta della nonna pour une personne. Je me souviens encore de son goût citronné, de sa crème pâtissière vanillée, de sa texture moelleuse et fondante. Valentina et Giovanni présents eux aussi, s'étaient bien marrés. « Pas de gâteau, pas d´anniversaire ! » avait ricané mon frère la bouche pleine. Je me suis retenu de m’emporter sur le moment, la bouche crispée et les poings serrés, gardant ma vengeance pour les dix ans d’Alberto, le 2 septembre. Au moment du « Tanti Auguri » traditionnel, je me suis levé. D’un pas décidé, j’ai pris en silence le gros gâteau au chocolat et à la vanille posé au centre de la table, l’ai soulevé, puis l’ai balancé de toutes mes forces par la fenêtre du salon. « Mon gâteau ?! » avait hurlé Alberto, hébété. Il s’était mis à crier et à pleurer comme une madeleine. J’ai tapé des poings sur la table, lui reprochant de m’avoir gâché le mien. Il m’a sauté dessus, nous nous sommes roulés par terre à nous étriper. Valentina et Giovanni en ont profité pour se précipiter dehors bouffer le gâteau à pleines mains, tombé sur le sol de la terrasse. Maria a essayé de s’interposer pour remettre de l’ordre des deux côtés. Agacé par tout ce raffut, Marco a bondi de son fauteuil, le cigare au coin des lèvres, m’a attrapé par les cheveux. Je continuais à hurler sur Alberto, en m'agrippant aux bras de mon père avec force dans l’espoir qu’il me relâche. Marco m’a emmené de force à la salle de bain. Il m’a passé la tête sous le robinet du lavabo, ouvert en grand. « Un jet d’eau froide ça devrait te calmer ! », a-t-il déclaré. Le coup du jet d’eau a eu l’effet escompté. J’ai stoppé ma crise, les nerfs se sont relâchés. Marco m’a laissé seul, assis sur le carrelage froid de la salle de bain, pour reprendre ma respiration. Depuis ce jour, je garde l’habitude de faire redescendre la pression en aspergeant mon visage d’eau froide ou en prenant une douche.


***

Plusieurs affaires de droit s’enchaînent, des cas de salaires impayés, d’accidents du travail, de harcèlement sexuel ou moral, de licenciement abusif, d’abus de confiance. À chaque procès, j’arrive à obtenir des compensations financières de la part des employeurs à l’adresse de mes clients. Une manière pour eux de remonter la pente. Je gagne de petites affaires, certes, mais qui me rapportent un salaire convenable. Je prends garde à ne jamais m’occuper de cas compliqués, tels que les grosses affaires de multinationales. Je reste discret. À force, j’arrive à me faire un nom dans le milieu, enfin… en tant que Marc Anderson.

Assis sur le canapé, la tête dans les livres posés sur la table basse, je sens une odeur de rose m’enivrer. Je devine que Kate s’approche de moi. Je suis constamment plongé dans ces cours de droit. N’ayant pas suivi de cursus universitaire, je passe plus de temps que les jeunes diplômés à étudier une affaire. Kate se baisse à mon niveau, bras tendus, mains posées sur les genoux.

— Dis donc, tu étais un cancre ou quoi ?

— Pardon ?

Je relève légèrement la tête, regardant Kate par-dessus mes lunettes.

— T’es plongé dans un livre de droit de première année.

— Euh oui, j’ai oublié des éléments…

Je regarde mes notes dans une main, le livre dans l’autre. Elle se redresse, les mains sur les hanches.

— Comment as-tu obtenu ton diplôme de droit ?

— En trichant évidemment, dis-je sans détour avec un sourire goguenard.

Elle éclate de rire.

— Allez, sérieusement !

— J’ai corrompu le jury.

— T’es trop marrant Marc ! Je te taquinais, ça arrive à tout le monde d’oublier des leçons passées.

À ces mots, je la tire vers moi, me lève, la soulève par les fesses pour la hisser sur mon épaule. Kate pouffe.

— Tu vas voir si je suis un cancre ! m’exclamé-je en la portant jusqu’au lit.

Elle se cramponne à l’arrière de ma chemise, prise de fou rire incontrôlable.

Nous tombons sur le lit, enlacés, puis je l’embrasse, la déshabille pour l’emmener au septième ciel. Par la suite, elle ne prête plus attention à mes retards dans mes affaires.

Au palais de justice, les avocats entendent parler de ma réussite. Je suis décrit comme un jeune avocat à l’allure non conventionnelle. L’un d’eux, Evan, me donne rendez-vous à la cafétéria. Il veut sans doute voir quel genre d’homme je suis, par curiosité. Je m’approche de ce type.

— Bonjour, vous êtes Maître Evan Miller je présume ?

— Et vous, Marc Anderson ?

Nous nous serrons la main,

— Quelle poigne ! lance Evan.

Il me regarde avec dédain, puis nous nous installons autour d’une table carrée. Evan Miller est un petit homme rondelet, d’une cinquantaine d’années, avec des cheveux châtains clair courts, de petits yeux de fouine couleur bleu ciel, un nez court et de fines lèvres. Il porte des lunettes en demi-lune, un costume trois pièces en tweed marron à carreaux. Les boutons de son gilet semblent sur le point de craquer. Il porte aussi une cravate bordeaux et une montre à gousset tenue par une chaine en or.

— C’est amusant, je ne vous imaginais pas comme ça, note Evan.

— C’est-à-dire ? répondis-je d’un ton agacé.

— Et bien, je m’étais fait une image différente de vous. Marc Anderson, je le voyais plus… comment dire…

Evan passe la main en cercle autour de son visage.

— …moins bronzé.

— Je bronze facilement.

À remarque stupide, réponse stupide. Un des points à revoir avec Kate, nos sorties pique-nique à Washington Square Park, en plein soleil. Je bronze trop vite et trop facilement.

— Ah je vois. Et vous venez d’où ?

— De San Francisco, j’y ai fait mes études de droit. Un problème ?

— Non, non, je me posais seulement la question. Loin de là l’idée de vous soupçonner de quoi que ce soit.

Je grimace, me lève pour couper court à cette entrevue, prenant soin d’articuler le plus possible pour effacer mon accent étranger.

— Si vous n’avez pas d’autres questions, je me permets de vous laisser, pour retourner au travail, des clients m’attendent. Maître Miller, au plaisir de vous revoir.

— Moi de même, Maître Anderson.

En partant dans le couloir, je crispe la mâchoire et prends conscience que ça ne va pas être aussi simple de continuer à me faire passer pour Marc Anderson. Mon physique ne colle pas avec ce nom.

Je croise un jeune avocat blond aux yeux marrons, grand et svelte, vingt-sept ans, dans le couloir du Palais de justice. Il s’appelle Steve, un jeune homme sympathique et un peu gauche.

— Hey, salut Marc ! T’as l’air de mauvaise humeur dis donc !

— J’ai rencontré Evan Miller…

Tout en marchant tranquillement dans le couloir vers la salle de réunion, Steve et moi discutons.

— Ah ! Evan la fouine ! ajoute Steve.

— Un avocat enrobé avec de petits yeux.

— C’est bien lui ! Tous les avocats connaissent Evan dans le milieu. Il a été surnommé « la fouine », car il fourre son nez partout.

— Ça ne m’arrange pas ça…

— Quoi ?

— Non, rien. Tu disais, il fouine partout ?

— Oui, alors fais gaffe à ce que tu fais !

— Je ferai attention.

Des bruits courent dans les couloirs du Palais de justice que des personnes peu scrupuleuses usurpent les identités d’honnêtes citoyens américains. Evan Miller est un avocat spécialisé dans les problèmes de vol d’identité justement, ainsi que de comptes bancaires et d’adresses postales. « Usurper une identité » représente un sujet extrêmement difficile à prouver, cependant cela ne l’empêche pas d’émettre des doutes sur tout le monde, et en particulier sur moi.

— Je vais essayer de croiser le moins possible cet homme alors.

— Evan t’a dans le collimateur ?

— J’ai bien l’impression qu’il se méfie de moi, dis-je en me passant une main dans les cheveux.

— Pas étonnant avec ton allure de mafieux italien !

— Pardon ?

— Je plaisante ! T’inquiète ! T’as les cheveux bien noirs et la peau mate, ça peut rendre les gens suspicieux.

— C’est censé me rassurer ?

— Arf, laisse tomber ces imbéciles ! conseille Steve. T’es un chic type, y a pas de quoi se poser des questions.

Je souris légèrement. Ce n’est pas bon signe et ce type, Evan, ne me dit rien qui vaille. Nous arrivons devant la salle de réunion. Steve ouvre la porte.

— Allez, c’est parti pour trois heures de réunion ! Ça me saoule !

Je souris en coin et garde le silence.

Evan Miller n’est pas le seul à être suspicieux. Certains badauds me regardent de travers, se demandant sans doute ce que peut bien faire un individu dans mon genre à traîner par ici. Certains passants vont même jusqu’au sarcasme, m’interpellent dans la rue pour me rappeler que je ne me trouve pas dans le bon quartier ou que je sors trop loin de mon Little Italy. Même à l’entrée de mon immeuble, une habitante m’a sorti : « on ne veut pas de votre sale race dans notre quartier ». J’ai dû me justifier en montrant ma carte d’identité en guise de défense, un moyen de contrer ces remarques désobligeantes. Les habitants se permettent même de me questionner sur ma relation avec Kate. Une jeune fille de bonne famille ne peut pas sortir avec un homme de mon espèce. Ces comportements me contrarient et m’agacent au plus haut point. Qu’ils soient franciscanais ou new-yorkais, ils sont tous pareils.

Kate et moi nous nous baladons main dans la main sur Park Avenue, en une journée fraiche de décembre, au nord de Central Park. Quelques flocons virevoltent portés par les brises.

Kate fait les boutiques pour chercher une robe élégante pour les fêtes de fin d’années.

— Chéri, je vais dans cette boutique !

— Encore une boutique ? Nous en avons déjà fait plein !

— La dernière, promis !

— J’en ai assez de t’attendre dehors à chaque fois…

— C’est pour te faire une surprise ! Il ne faut pas que tu vois ma robe de soirée !

— D’accord, d’accord, vas-y, je t’attends.

— Merciii mon chériii ! Je me dépêche !

Je lui souris, elle entre dans la boutique. J’attends dehors dans le froid avec les sacs des emplettes dans les mains. Malgré mon manteau noir en laine, mon chapeau sur la tête et ma barbe de trois jours, je ressens cet air glacial me parcourir le corps et me geler le visage. Même les gants n’arrivent pas à me réchauffer les doigts. Derrière mes mèches de cheveux qui me caressent les joues, mes lunettes sur le nez, j’observe les passants.

Soudain, j’aperçois sur le trottoir d’en face, un homme aux cheveux noirs avec plusieurs cicatrices faciales et une paupière endommagée lui fermant à moitié l’œil. Je reconnais son visage, je l’ai déjà vu plusieurs fois dans des articles de presse. Il est entouré de dix hommes de main. Il s’arrête quelques secondes et tourne la tête vers moi. Nous nous dévisageons. Kate sort à ce moment-là, m’agrippe le bras, frigorifiée elle aussi. L’homme détache son regard, se retourne vers ses hommes de main, puis ils disparaissent dans un immeuble.

Kate alterne son regard entre moi et ces hommes. Elle doit voir l’anxiété sur mon visage.

— Chéri, qu’est-ce qui ne va pas ?

— Ah, t’es là. T’as trouvé ce que tu cherchais ?

— Oui. Qui était-ce ?

— Tu ne me croiras jamais…

Je prends la main de Kate, nous reprenons notre marche sur Park avenue.

— Marc, dis-moi !

Je serre plus fortement sa main.

— C’était Salvatore Lucania, alias Lucky Luciano, le capo di tutti capi, c’est-à-dire le chef de tous les chefs, le parrain le plus influent de New-York.

— Tu en es sûr ?

— Oui, c’était bien lui.

— Pour de vrai ?

— J’ai assez vu son visage dans les journaux pour le reconnaître.

— Pourquoi tu t’intéresses à ça dans le journal ?

— Quoi ? Non, je lis de tout.

— Il fait peur.

— Tu as raison d’avoir peur, c’est un gangster brillant et avide de pouvoir au sommet du milieu criminel.

Kate agrippe mon bras, baisse la tête. Je dépose un baiser sur son front. Rassurée, elle me sourit amoureusement, puis nous nous dirigeons vers notre appartement, bras dessus, bras dessous.

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