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New-York, 1936

Je lis le journal, en date de mai 1936. Kate se penche sur l’article et reconnait Lucky Luciano. L’article fait mention de son arrestation. Ce chef de la mafia américaine, à la tête du plus grand empire du crime du XXe siècle, vient d’être arrêté pour proxénétisme. Son procès aura lieu le 13 mai 1936, à la Cour Suprême de l’État de New-York.

— N’y va pas, hein ? s’empresse de préciser Kate.

— Bien sûr que non, je ne plaide pas dans ce genre d'affaires .

Lucky Luciano est accusé d’avoir organisé un grand réseau de prostitution selon les procédés d’optimisation industrielle. Plus de 200 maisons closes et environ 1200 prostituées à sa solde.

— Mon Dieu ! s’exclame Kate, main devant la bouche.

Je retire le journal, puis le mets nerveusement en boule.

— Bon, on s’en fout après tout.

J’avance vers la cuisine, jette le journal à la poubelle. Kate me regarde, interrogatrice.

— Ce procès va détériorer encore plus l’image des italiens, souligne-t-elle.

— Ouais…, dis-je en posant mes mains sur le plan de travail. Il ira croupir en prison de toute façon.

— Tous les mafieux devraient être arrêtés, aussi bien les adultes que leurs enfants.

— Les enfants ne sont pas tous responsables. Ils suivent juste leur père.

— Ils sont tous coupables, Marc.

Je serre les poings, les fixe, puis me redresse, soupire. Je me tourne vers Kate. Je lui offre un grand sourire forcé.

— Et si nous sortions voir un film ? suggéré-je en ouvrant les mains.

— Quoi ? Maintenant ?!

— Oui, pour se changer les idées. Ça te dit ?

— D’accord !

Oui, j’avais besoin de changer d’air. Sa phrase m’a blessé. J’ai suivi les ordres de mon père. Je refuse de continuer et voilà où j’en suis, un homme perdu, se cachant sous une fausse identité. J’enfile ma veste, agacé. Nous sortons.

Arrivés devant le cinéma, nous regardons les affiches de film.

— On va voir celui-là ? propose Kate, en le montrant du doigt. Mr. Deeds Goes To Town ?

— Tu ne préfères pas celui-là, Dracula’s Daughter ?

Elle me donne une tape sur l’épaule.

— Non ! Je déteste les films d’horreur !

— D’accord, d’accord.

— Allons voir le film que j’ai choisi. C’est avec Gary Cooper !

Je lève un sourcil, souris en coin.

— C’est ton type d’homme ?

— Quoi ? Arrête de dire des bêtises ! rougit Kate en donnant une tape sur mon bras. C’est une comédie, ce sera plus sympa à regarder pour se détendre.

Elle me sourit. Elle a le don de faire fondre mon cœur à chaque fois. Elle est rayonnante. Nous nous donnons la main, puis nous faisons la queue. Quelques personnes grimacent en me regardant. Quoi encore ? J’ai le droit d’aller au ciné ! Ça commence sérieusement à me gonfler. Bon, ne pas y prêter attention, pour ne pas m’énerver. Du moins, jusqu’à ce que nous arrivions à la caisse. Là, le type se permet de nous refouler sans vergogne.

— Vous ne pouvez pas entrer, grogne le caissier.

— Pardon ? dis-je en essayant de garder mon sang froid.

Kate fronce les sourcils, penche la tête de côté.

— Je m’excuse, je me suis mal exprimé. Madame peut entrer bien entendu. Monsieur, vous, vous n’êtes pas autorisé à fréquenter ce cinéma.

— Puis-je savoir pour quelle raison ?

— C’est mon amoureux, s’exprime Kate.

— Vraiment ? Avec cette peau basanée et ces cheveux noirs ondulés, c’est un des leurs !

Le caissier pointe du doigt le groupe d’individus postés sur le trottoir d’en face. Des italiens sans doute, refoulés eux aussi du cinéma.

— Je ne veux pas qu’il cause d’ennuis dans mon cinéma !

Kate reste bouche bée deux secondes, met les mains sur les hanches.

— Et pouvons-nous savoir pourquoi ?

— Voyez par vous-même ma jolie ! C’est un de ces criminels !

— Mais je ne vous permets pas ! Mon homme est un Américain respectable !

Trois personnes, qui attendent derrière nous, se mettent à rire. Il me pousse à bout ce con. Il me cherche, il me trouve ! Les américains sont bombardés d’images d’italiens présentés comme des individus de « race suspecte ». Ils se permettent de leur refuser l'accès aux écoles, aux cinémas et aux syndicats ou de les confiner dans le fond des salles. La prise de pouvoir de la Cosa Nostra dans la contrebande, le trafic d’alcool, la prostitution, la corruption des politiciens et de la police, ainsi que des guerres sanglantes entre clans, telle que la guerre des Castellammarese de 1930, ne fait qu’accentuer la méfiance des américains à l’égard du peuple italien. Putain ! C’est pire ici qu’à San Francisco ! Je suis rejeté ouvertement devant des inconnus, considéré à cause de mon physique comme non digne de la citoyenneté américaine et socialement non acceptable. Je les regarde tous sévèrement. Dans la file d’attente, tout le monde se tait. Je montre ma carte d’identité, celle de Marc Anderson évidemment. Le caissier l’examine, grimace, mais finit par nous accepter.

— Vous pouvez entrer, lance-t-il, à contrecœur.

Vexé par son attitude déplacée et méprisante, je refuse de prendre les tickets dans son cinéma. Et puis quoi encore ? Il m’insulte et il veut que je lui donne du fric ? Hors de question. Vu l’amabilité dont il a fait preuve, je préfère aller voir ailleurs.

— Vous me cherchez ? s’impatiente le caissier. Les personnes attendent derrière vous ! Prenez les tickets, c’est bon je vous dis !

J’en ai assez. Je me retourne vers la foule.

— Vous êtes pressés ? Non ?

Face à mon ton agressif, personne n’ose se manifester. Puis je me tourne vers le caissier, je donne plusieurs coups de pied dans sa cabine, la faisant vaciller. Il se cramponne à son modeste comptoir, apeuré.

— Désolé je ne recommencerai plus… Je croyais que…

— T’as mal cru ! coupé-je d’un ton sec. Et ce n’est pas une raison pour nous rejeter !

— Comment ça, « nous » ? murmure Kate.

— Nous, en général, si nous ne sommes pas d’un blanc immaculé de peau, tout de suite ils se font des idées !

Kate, mal à l’aise, s’excuse auprès des passants et des personnes qui patientent, stupéfaites. Impassible, je redonne un violent coup de pied dans la cabine du gars, empoigne le bras de Kate, puis l’entraîne fortement en direction de notre domicile.

Un policier nous intercepte sur Bleecker Street. Il est accompagné d’un collègue. Il pointe son arme sur moi. Qu’est-ce qui lui prend ?

— Lâche cette jeune fille ! hurle le policier.

Je soupire, lâche le bras de Kate, lève les mains.

— Ce n’est pas mon jour de chance aujourd’hui…

— T’es un affranchi à la solde de Luciano ? continue le policier, soupçonneux.

Vraiment n’importe quoi !

— Non, pas du tout, soupiré-je, las.

— Mais enfin c’est quoi ce comportement ?! s’emporte Kate. Cet homme est mon petit ami !

— Vous êtes avec lui de votre plein gré ? interroge le policier.

— Oui, bien sûr !

— Il ne vous force pas à vous prostituer ?

— Non ! s’offusque Kate. Évidemment que non ! Comment pouvez-vous me demander une chose pareille ?!

Le policier range son arme, se redresse, plaque une main sur sa ceinture.

— Monsieur, montrez-moi tout de même votre carte d’identité.

— Mais… ? C’est insensé ! proteste Kate.

Je fais un signe de tête à Kate pour la rassurer. Je sors ma carte d’identité et la montre aux flics. Ils scrutent le papier, puis froncent les sourcils.

— C’est bon vous pouvez circuler.

Je me retourne, prends la main de Kate, puis nous suivons notre chemin vers notre douillet cocon. Elle se laisse trainer en jetant des regards derrière elle.

— Mais…

Dès que la porte de l’appartement se ferme derrière nous, Kate s’aventure à la discussion.

— Marc, nous pouvions pendre les tickets quand même. Il s’est excusé. Et puis cela t’aurait évité d’être arrêté par la police…

Les mains sur les hanches, je la toise, bouillonnant de colère, un sourcil levé.

— Tu te fous de moi ?

— Non… je voulais… enfin…

— Ce n’est pas à cause du caissier que ce flic m’a stoppé dans la rue !

— Nous devions juste aller au cinéma, ensemble... Et cela a pris une tournure… électrique… J’aurais aimé y aller aujourd’hui, bredouille Kate, en se tortillant les doigts.

— Nous irons un autre jour, compris ? Et certainement pas dans celui-là !

— Mais enfin… c’est le plus proche et…

Avant même que Kate ne finisse sa phrase, je renverse le vase blanc de sa grand-mère, le cadre photo de nous deux, de petites statues de porcelaine et une pile de journaux posés sur la commode de l’entrée, d’un geste rapide et brutal avec mon bras.

— Merde ! La ferme Kate !

Je tape deux, trois fois des poings sur la commode, mâchoire crispée, puis file m’enfermer dans la salle de bain en claquant la porte. J’entends du verre se briser. Sans doute un cadre photo qui s’est détaché par la violence du choc. Puis, ce sont les pleurs de Kate qui parviennent à mes oreilles. D’accord, j’ai peut-être réagi de manière impulsive et exagérée. Bah quoi, je ne suis pas italien pour rien ! J’ai tendance à réagir au quart de tour. Mais tous ces gens, ces inconnus qui se permettent de te mettre à l’écart sous prétexte que ton physique ne rentre pas dans leur moule, ça me met hors de moi. J’emmagasine ces vexations jour après jour, et à un moment donné, ça sort.

Je me regarde dans le miroir, saisis le pot d’émulsion sensé protéger du soleil sur l’étagère. Je le tourne dans la main, puis fixe mon reflet. Ma peau a noirci au soleil. Ce produit n’a aucune efficacité sur moi. Je le balance dans la poubelle, puis je m’asperge le visage d’eau fraîche pour me calmer. En sortant de la salle de bain, je vois Kate, toute petite, la tête basse, ébranlée, assise sur le parquet en chevron ciré, dos au mur de la salle de bain. Elle me fait mal au cœur. Je m’accroupis, l’enveloppe dans mes bras, m’excuse de lui avoir fait peur. Kate redresse la tête, me fixe avec ses yeux rougis par les larmes.

— Tu ne devrais pas te laisser submerger par tes émotions, pour éviter les déconvenues de ce genre…

Quoi ? J´avoue ne pas très bien prendre sa remarque. Je retire mes mains de ses épaules, puis pose mes coudes sur mes genoux. Je la regarde de biais derrière mes mèches de cheveux.

— C’est de ma faute maintenant ?

— Non… je n’ai pas dit ça…

Ça me saoule ! Je me lève, me dirige vers la cuisine, puis fouille dans les placards.

— Merde, y a plus de café !

— Tu… Tu vas à l’épicerie du coin ?

— Il n’en vend plus !

— Marc, calme-toi…

Je ferme le placard brusquement. Une des choses dont j’ai horreur, c’est qu’on me dise de me calmer ! J’en ai assez entendu, je sors, j’attrape ma veste dans l’entrée d’un geste rapide.

— Je vais au quartier Little Italy faire un tour.

— Tu es sûr ?

— Il est 17 heures, je ne serais pas long, dis-je en regardant l’horloge. Juste acheter du café.

Je sors en claquant la porte et en laissant Kate, penaude.

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