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Au lendemain de cette rencontre, le bâtonnier m’intercepte dans le hall d’accueil du Tribunal.

— Ah ! Maître Anderson je vous cherchais !

— Moi ?

— Oui, vous. J’ai une affaire à vous confier.

— De quoi s’agit-il ?

— Vous vous débrouillez plutôt bien dans vos plaidoiries. Vous remportez avec brio vos procès.

— Merci…

— C’est donc tout naturellement que j’ai pensé à vous pour cette affaire. Enfin… j’avoue que mon cher ami Maître Miller a appuyé mon choix.

Je fronce les sourcils et grimace en entendant le nom d’Evan. Le bâtonnier me désigne avocat commis d’office sur cette affaire. Le client ne souhaite pas prendre la peine de chercher un avocat, mais il est désireux tout de même de bénéficier d’une assistance pour réclamer justice. Il s’avère être une connaissance, un ami proche de Maître Miller. Evan ne peut malheureusement pas s’en occuper, le cas présent entre dans ma branche juridique, à savoir, un cas de droit pénal. Je me renfrogne. Avocat commis d’office… J’ai l’obligation de m’occuper du dossier. Fais chier. Comme si je n’avais pas assez de soucis à gérer ! Le bâtonnier me transmet le rapport. Mon client m’attend déjà au bureau quatorze. Je soupire, puis me rends au numéro indiqué en trainant des pieds. Je n’ai même pas le temps de consulter l’affaire de manière approfondie. Je le feuillette rapidement dans le couloir, histoire de savoir au moins à qui j’ai affaire. Il se nomme Dean Benson, cinquante-deux ans. Il est décrit comme un homme antipathique et hostile aux étrangers. C’est quoi ce bordel, sérieux ? Je soupire, puis entre. Je rencontre mon client, un type de stature carrée, bedonnant, cheveux courts blonds et grisonnants sur le dessus et les côtés, yeux bleus semi-fermés et barbe de trois jours. À peine entré dans le bureau, l’insulte facile fuse.

— Ah bravo, on me refile l’immigré pour s’occuper de mon cas, rugit Dean, applaudissant.

Dossier sous le bras, je grimace, vexé.

— Bonjour, je me présente Marc Anderson, je…

— Ben voyons, et tu crois que je vais gober ça ? coupe-t-il d’un ton sec.

— Vous n’avez pas vraiment le choix, dis-je, poings serrés.

— Pourquoi ça ? Je ne suis pas n’importe qui ! Et ce n’est pas un basané comme toi qui me dira le contraire !

— Ça ne vous gêne pas de me tutoyer ? Je suis né aux États-Unis vous savez.

— Balivernes ! T’as une gueule d’italien. T’es arrivé en bateau pas vrai ? Ou à la nage ?

— Je vous le répète, je suis né dans ce pays. À San « Franchisco ».

L’homme éclate de rire.

— Je le savais, ah ah, un merdeux de rital, grillé par son accent !

Merde. Nerveux, j’ai refait la même erreur de prononciation qu’à mes neuf ans. J’ai laissé mon accent reprendre le dessus. L’homme en face de moi me met sérieusement mal à l’aise. Au sein du palais de justice, il est impossible pour moi de le frapper ou de l’étrangler, même si cela me démange. Evan m’a bien eu sur ce coup-là.

— Pardon, le mot a ripé.

— Ouais bien sûr. Alors tu vas me défendre ou te défiler comme tous ces trous du cul ?

— Je suis votre avocat commis d’office, je me dois de prendre votre affaire.

— Évidemment, j’ai le droit au raté de la bande, le gars mis de côté. Tu comprends au moins notre la langue ?

Je n’ai pas le temps de répondre qu’il continue sur sa lancée.

— Tu sais qui je suis ? J’suis le patron d’un bar réputé. Personne ne peut refuser ma défense ! Les vedettes d’ici prennent des verres dans mon établissement ! Les soirées tendances du mardi, les rencontres du vendredi, les célébrations du samedi, c’est chez bibi !

Connu, mon œil ! Personne ne s’est proposé pour lui communiquer le nom d’un avocat expérimenté et tous se défilent pour le défendre.

— C’est toi qu’ils ont mis sur le coup, alors t’as pas intérêt à me faire perdre mon temps p’tit con de rital !

Je pose brutalement les mains sur la table. Ça suffit comme ça !

— Alors pour commencer, changez de ton avec moi ! Je le répète une dernière fois, je suis américain !

— Mais tu restes fils d’immigrés, j’ai pas raison ?

— Okay, jouons carte sur table, je suis bien né de parents immigrés italiens. Et alors ?

— J’aime pas vos gueules ! Tu vas me voler, ou p’têt bien me torturer ? M’assassiner ?

— Pourquoi ferais-je cela ?

— Parce que c’est ce que vous faites, c’est dans votre nature !

— N’importe quoi !

— Bien sûr que si ! Tuer des gens, c’est dans vos habitudes. C’est votre race qui veut ça. Vous êtes arrivés chez nous avec vos pratiques criminelles !

— Les italiens ne sont pas tous pareils. Vous décrivez une minorité !

— Vous avez importé la violence. C’est dans votre culture, dans vos traditions ! Assume petit !

L’homme me toise, avec dégoût, de la tête aux pieds.

Puis Dean tape du poing, se lève. Il pose les mains à son tour sur la table.

— Dégage de là et trouve-moi un avocat potable !

Il empeste l’alcool et le cigare. Je me redresse. Je suis bien plus grand que lui. Je chope sa veste et le tire vers moi.

— Vous la bouclez si vous voulez de l’aide ! Je suis le seul qui puisse vous défendre. Arrêtez vos sarcasmes gratuits si vous ne voulez pas vous retrouver en taule.

— Et comment tu peux m’y envoyer ? Comment tu vas prouver que je t’ai insulté ? D’ailleurs, tu n’as pas choisi de prendre ma défense, on te l’a imposé pas vrai ?

— Je perdrai volontairement votre procès, en vous accusant de tromperie, si vous continuez comme ça.

L’homme crisse des dents.

— Lâche-moi ! dit-il, en remettant sa veste en place. Tous pareils…

Nous nous rasseyons. Dean s’avachit sur sa chaise, pose une main nonchalamment sur le bureau et l’autre sur le dossier de sa chaise. Il ne cesse pas ses sarcasmes. Au contraire, il continue en me rappelant la tragédie des onze italiens lynchés à La Nouvelle-Orléans en 1891, ainsi que celle des anarchistes Sacco et Vanzetti condamnés à mort en 1920. Dean ne manque pas non plus de mentionner l’arrestation de Luciano. Mon opinion sur ce sujet et ma vie personnelle ne le regardent pas. J’appuie sur le fait que ces informations n’ont aucun rapport avec son affaire. Cela ne doit pas impacter son jugement. Mais Dean nourrit son propre avis. Il doit mettre de côté ses insultes et me voir en tant qu’avocat, juste son avocat, s’il veut que notre relation professionnelle fonctionne. Ce n’est pas gagné… Comment faire entendre raison à un type aussi buté ? Il accuse même Théodore Roosevelt de la venue en masse de cette « vermine » sur le territoire américain. Le Président souhaitait que divers programmes de développement industriel, urbain et agricole soient proposés aux immigrants italiens afin que ceux-ci se dispersent sur l’ensemble du territoire national, ce qui devait faciliter leur intégration et aider au développement national. Il a encouragé la venue d’ouvriers bon marché. Mais ce n’était pas au goût de tout le monde, Dean le premier.

Irrité, je me lève, sors du bureau sans un mot. Je tourne en rond dans le couloir, les mains derrière la tête. Puis j’aperçois le bâtonnier, je me précipite vers lui. Je lui explique que ma rencontre avec mon client, Dean Benson, ne se passe pas comme prévu. Je l’informe donc de mon refus de garder ce dossier, en mentionnant les motifs d’excuse suivants : un problème de personnalité avec mon client dénigrant les étrangers et plus particulièrement les italiens, ainsi qu’un discours choquant de sa part envers son avocat, autrement dit, moi.

Le bâtonnier plisse les yeux, m’observe quelques secondes. Il refuse de me décharger de l’affaire. Il se justifie en me considérant comme un américain respectable. Par conséquent je ne peux pas être atteint par de tels propos. Alors là, c’est la meilleure ! Je n’en crois pas mes oreilles. Ils ne me considèrent « américain » que lorsque ça les arrange ! Malgré un client injurieux et odieux, le bâtonnier insiste pour que je m’occupe de Dean. En réalité, cet homme est un ami de longue date, par conséquent il tient à ce qu’il soit bien représenté. Et il se trouve que je suis le plus à même de le faire. Je me renfrogne. Le bâtonnier tourne les talons, s’éclipse dans le couloir. Je grince des dents, serre les poings. Un coup d’Evan Miller sans aucun doute. Il a bien manigancé avec le bâtonnier. Je me retrouve dans une impasse, car je ne peux pas me décharger de l’affaire. Evan sait que ce dossier touche un point sensible. Je retourne au bureau quatorze, poings serrés, sourcils froncés. Evan connait Dean. C’est un moyen pour lui de me surveiller de près, dans mes actes et mes agissements. Je ne vois pas d’autres explications. Il cultive des doutes à mon égard depuis mon arrivée ici, au Palais de Justice de New-York. Je prends une longue inspiration, ouvre la porte et entre dans le bureau. Dean ne perd pas de temps, il continue ses railleries.

— Ah enfin, t’es revenu ! Au fait, tu devrais pas travailler sur des chantiers toi ? Roosevelt vous a fait venir pour ça. Des ouvriers bons marchés pour développer notre économie. Qu’est-ce que tu fous là ?!

Je balance ma carte d’identité sur la table.

— C’est quoi ? Ton titre de séjour ? raille Dean.

— Ma carte d’identité.

— Sans intérêt.

— Regardez !

Il se penche pour l’observer, et prends soin de ne pas y toucher.

— « Marc Anderson », mouais…

— Vous allez me lâcher avec vos histoires maintenant ?

— Je verrai… je ne garantis rien.

— Va falloir vous tenir correctement, si vous voulez remporter votre procès.

— Je vais essayer.

— Bien, la discussion peut démarrer alors.

Dean se lève, se sert à la table placée au fond du bureau. Un pichet rempli d’eau et deux verres sont mis à notre disposition. Il revient s’asseoir, boit une gorgée, puis pose son verre sur le bureau.

— C’est un de ton espèce qui m’a prêté l’argent.

J’ôte mes lunettes, pose mes coudes sur la table, puis me tiens l’arête du nez en fermant les yeux, exaspéré.

— C’est-à-dire ? soupiré-je, las.

— C’est un gars de la Cosa Nostra, de la famille Bonanno qui m’a prêté l’argent. Un p’tit affranchi, j’ai jamais vu le parrain, mais il me lâche pas. Je lui ai remboursé la totalité de mon emprunt pourtant !

— Il vous réclame des intérêts ?

— Ah ah je le savais !

Dean pointe son doigt sur moi et grimace de satisfaction.

— Tu t’y connais ! C’est un pote à toi ? T’es une taupe mafieuse c’est ça ?

— Non et non.

— Je veux un autre avocat !

— Très bien, un avocat noir ?

— Seigneur non !

— Alors une femme avocate ?

— Ça existe ça ?

Je lève les yeux au ciel, soupire.

— Il n’y a que moi, alors faudra faire avec… Personne ne veut s’occuper de votre affaire.

— Et si je refuse ?

— Vous sortez d’ici ! m’écrié-je en montrant la porte du bureau.

— Tu pourras leur parler ?

— Pardon ?

— Bah tu causes comme eux, pas vrai ?

— Non ! Je suis américain je vous l’ai déjà dit.

— Tes parents sont des italiens.

— Seulement ma mère.

— Pourquoi ton père se serait casé avec une immigrée ? Les femmes américaines ne lui convenaient pas ? C’est un traître à sa patrie ! Ou alors t’es un bâtard ! Ton père a violé ta mère c’est ça ?

Je respire lourdement. J’en ai assez entendu pour aujourd’hui. Je coupe cours au discours de Dean.

— Bon, je vous laisse réfléchir. Nous nous reverrons demain.

— Tu vas te défiler comme les autres ? Trouillard !

En ouvrant la porte, je tombe nez à nez avec Evan. Qu’est-ce qu’il fout là ? Je m’arrête net, surpris, gardant une main sur la poignée de la porte. Evan assiste au flot d’insultes déversé par Dean : « Connard de rital ! P’tit merdeux ! Criminel ! T’as pas intérêt à te défiler le spaghetti ! Sale race ! Fils de… ».

Je claque la porte, embarrassé.

— Ma foi, échange visiblement bien difficile, souligne Evan, mains derrière le dos.

— Il se trouve que son cas n’est pas aussi simple que ça en a l’air. Il a emprunté de l’argent à une organisation criminelle.

— La Mafia vous voulez dire.

Où veut-il en venir ? Il me cherche ce fouineur !

— La Cosa Nostra.

— Pourquoi est-ce si difficile à prononcer ?

— Tout simplement parce que ce n’est pas encore prouvé. Son dossier s’avère complexe.

— Pourtant… ce sujet me semble idéal pour vous, n’est-ce pas ? Vous vous y connaissez un peu en matière d’activités illégales, non ?

— Pardon ?

— Du sang italien coule dans vos veines, si je ne m’abuse.

— Et alors ?

— Et bien, vous devriez donc aisément communiquer avec les principaux interlocuteurs, afin de résoudre cette affaire sous les meilleurs auspices.

— Je ne parle pas italien, je vous l’ai déjà mentionné à maintes reprises.

— Oui, c’est exact. Ou avais-je la tête ? Alors, bon courage mon cher confrère !

Evan tourne les talons d’un air satisfait, puis se dirige vers la salle d’audience. Je le fusille du regard. Il prend un malin plaisir à me tourmenter dans l’espoir que je craque et dévoile par inadvertance mon vrai visage. Je jure de ne pas lui donner satisfaction. Je prends sur moi, pour ne pas me laisser dépasser face à de tels individus. Je file en direction de la cafétéria, dossier sous le bras. Je m’assieds à une table pour enfin le consulter. Dean a emprunté de l’argent à un prêteur sur gage pour éviter de faire faillite. Et pas n’importe qui, ce gars fait partie d’une organisation criminelle sicilienne. Je soupire, retire mes lunettes. Je me tiens l’arête du nez. Voilà que je me mets à avoir les mêmes tocs que mon père ! Ça craint…

Steve arrive à cet instant. Il s’assied en face de moi, sans me demander la permission.

— Oula c’est pas la grande forme toi.

Je me redresse, soupire, puis remets mes lunettes. Je le regarde d’un air dépité. Je montre les documents éparpillés sur la table.

— Ouais… cette affaire me pose des problèmes.

— T’es tombé sur un odieux personnage en plus, souligne Steve.

— Tu le connais ?

— Bah on a presque tous entendu les injures criées dans le couloir. C’est Evan qui te l’as mis dans les pattes ? En te désignant commis d’office ?

— Bingo, réponds-je d’un ton amer.

— Quel salaud ! Faut accepter sa mise dans le grand bain quand on débute. On est tous passés par là. Un doyen nous refilant un cas irrécupérable. Moi, j’ai loupé mon procès avec un type qui ne pouvait pas voir les jeunes générations en peinture.

— Comment t’en es-tu sorti ?

— Mal, j’ai paniqué ! Le gars m’a complètement déstabilisé, il m’a sortit devant le jury « oui, on m’a refilé un jeune, c’est inadmissible, ça connait rien à cet âge là, il est bon à rester dans les jupons de sa mère » et j’en passe ! Il m’a carrément humilié ! La panique totale. Résultat des courses, j’en ai oublié les principaux éléments de ma plaidoirie. Tout a foiré.

— Désolé.

— Arf, c’est rien, ça arrive. Je suis toujours là ! Bon, on m’a rétrogradé sur des affaires administratives, mais je ne peux que remonter. Ne te prends pas la tête.

Le discours de Steve me rassure à moitié. C’est plus facile à dire qu’à faire ! Ouais, phrase classique, je sais. Cependant, Evan et le bâtonnier m’attendent au tournant. Dans ce dossier, Dean a des problèmes avec un affranchi. En règle générale, il faut obtenir l’accord de son client pour prendre contact avec la partie adverse, afin de trouver une solution amiable au litige. Mais face à un affranchi de la Cosa Nostra, comment puis-je m'en sortir ? Je n’ai pas assez étudié pour savoir comment utiliser la manière douce. Je demande conseil à Steve.

Il siffle, puis se redresse, recule dans le fond de sa chaise, bras tendus sur la table.

— Alors là…, bute Steve. Je suppose qu’il faut contacter les flics pour qu’ils arrêtent cet affranchi. Mais sous quel motif ? Et puis, les autres risquent de se venger, non ?

— Les autres ?

— Oui, le parrain ou les autres types qui bossent avec lui. Non ?

— Ça va me prendre du temps… Du temps pour le faire arrêter, puis le faire parler…

— Ah bah oui, faut qu’il avoue avoir réclamé de l’argent à Dean.

— C’est Dean qui est allé le voir pour lui demander un prêt.

— Quel bourbier. Traiter avec Dean n’est déjà pas une mince affaire, alors avec un affranchi…

— Oui, faut que je gère deux problèmes, la mentalité de Dean et l’organisation…

— Alors là, je ne sais pas quoi te dire…

— Faut que je réfléchisse sérieusement.

— En plus, t’es dans l’obligation de défendre au mieux les intérêts de ton client, même par rapport à tes propres intérêts ou ceux de tes confrères.

— Je sais… je dois mettre de côté mon ressentiment grandissant envers cet homme. Gérer ce dossier avec la personnalité exacerbée de mon client.

— Compliqué… Bon, faut que je retourne bosser aussi. Bon courage en tout cas !

Je regarde Steve partir. Je n’ai pas eu ma réponse ! Je me passe une main dans les cheveux, rassemble tous les documents, range le tout dans la sacoche. Est-ce que je laisse tomber ? Non, je dois toucher ma paye de fin de mois. Je me lève, je rentre.

Arrivé à l’appartement, je trouve Kate assise sur le sofa. Je balance mon attaché-case, ôte ma veste et mes chaussures, me laisse tomber sur le dos dans le canapé, puis me prends la tête entre les mains. Je suis éreinté.

— Marc, tu es blanc comme un linge !

— Ça me change de d’habitude.

— Je suis sérieuse ! Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Le bâtonnier m’a désigné avocat commis d’office pour un client abject.

— Tu as refusé ?

— Oui, mais cela n'a pas été accepté.

— Zut, mon pauvre chéri.

Elle entoure ma tête avec ses bras. Nous nous embrassons, je me redresse pour m’asseoir, collé à Kate.

— C’est Evan qui lui a soufflé l’idée de me désigner.

— Encore lui ? Ça commence à bien faire !

— Je sais… Evan ne me lâche pas d’une semelle depuis que je suis arrivé.

— Il a tort de s’en prendre à toi. Tu n’as rien à craindre, tu as suivi tes études en bonne et due forme et tu es le fils d’un américain respectable.

Je ne réponds pas à sa remarque. Il suffit pourtant à Evan d’un coup de téléphone à l’université de San Francisco pour obtenir des renseignements et savoir que Marc Anderson n’a pas mon physique. Encore faut-il que l’université se souvienne de ce Marc en question et garde une trace photographique de leurs étudiants. Peut-être qu’Evan a déjà effectué la démarche. Je suppose qu’il n’a rien trouvé, sinon il aurait déjà intenté un procès à mon encontre. Je m’endors dans les bras de Kate, apaisé par sa douceur et sa délicieuse odeur de rose.

Le lendemain, je retrouve mon client, présent dans le même bureau que la veille.

— T’es en retard ! balance Dean.

— Bonjour aussi, rétorqué-je, nonchalant.

À peine posé, Dean commence son récit, sans avoir été invité, sans retenu. Tout en l’écoutant, je pose ma sacoche, sors le dossier, et enlève ma veste que je place sur le dossier de ma chaise. Je suis le discours en même temps que les notes inscrites sur les documents. Dean a eu besoin d’argent pour ne pas mettre la clé sous la porte. Son bar fonctionnait bien avant le krach boursier. Les banques ne pouvaient plus prêter, alors il s’est dirigé vers un prêteur sur gage dans les rues de Little Italy. Il lui a refilé sa montre, une Rolex, et l’homme lui a prêté en échange de quoi le remettre sur pied. Mais chaque mois, il revient le voir pour lui demander une somme en liquide, des intérêts d’après ce qu’il dit. Dean n’en peut plus. Cela fait deux ans que ce manège dure. À cause de lui, il n’arrive pas à se faire un salaire décent. S’il refuse de le payer, il le menace de brûler son bar. Les jeunes viennent entre amis y faire la fête, prendre du bon temps. C’est son boulot, sa vie. Dean ne veut pas déclarer forfait pour ce connard et se retrouver sans un sou dans la rue. Il doit reprendre les rênes de son business et pour ça, il faut que l’homme arrête de lui réclamer du fric.

Je soulève un point. Deux ans ? Vraiment ? La crise boursière a eu lieu en 1929 et nous sommes en 1937, ce qui correspond à huit ans d’écart. Dean a tenu pendant trois ans, grâce à ses économies. Après, il a demandé de l’aide. Il s’emmêle les pinceaux, ne sait plus depuis combien d’années cela dure. Quatre, cinq ou bien deux ans qu’il paye, il ne s’en souvient plus. Je lève un sourcil. Soit il ne sait pas compter, soit il a un sérieux problème de mémoire. Ou bien encore le krach boursier n’est pas la seule raison de sa perte de chiffre. Par la force des choses, poussé par mes questions, il finit par admettre son problème de mémoire. Il pose brutalement ses mains sur le bureau, se lève, puis sors du bureau en claquant la porte, visiblement contrarié par son aveu. Je m’étire, fixe le calendrier accroché au mur devant moi. Je réfléchis. Il est impossible de raisonner un gars de l’organisation. À part l’éliminer, je ne vois pas comment arrêter les paiements de Dean. Sans ça, il devra se résoudre à payer chaque mois la somme demandée. Marco fonctionne ainsi en tout cas. Personne ne peut se permettre de lui dicter ses actes, sous peine de se retrouver, au pire, six pieds sous terre, ou au mieux avec des doigts en moins. Je soupire, croise les bras sur la table. J’ai atteint mes limites en matière de droit pénal. Sans ces nombreuses années d’études, je manque cruellement de connaissances. Je me retrouve donc dans une impasse. Je ne peux pas en parler à Kate, encore moins à Evan, et Steve n’a pas su m’aider. Dans quelle galère me suis-je fourré ? Je souhaite me débarrasser de ce dossier au plus vite, la seule solution qui me vient à l’esprit est de régler les comptes avec cet affranchi. J’hésite quand même. Je contemple les documents.

— Alors ? T’as perdu ta langue ? se moque Dean, revenu dans la pièce.

— Je réfléchissais.

— T’es long à la détente, c’est toujours comme ça chez vous ?

— Nous pouvons plaider l’abus de faiblesse, dis-je, en ignorant sa question.

— Développe ! ordonne-t-il, condescendant.

— Votre cas correspond à une infraction pénale. Le prêteur a profité de votre vulnérabilité pour vous conduire à faire un acte contraire à votre intérêt. D’après le dossier, un délai de remboursement a été fixé. Vous avez rempli votre part du contrat. Alors que l’homme réclame encore de l’argent. Vous avez perdu votre montre et vos bénéfices. J’ai lu aussi que vous avez eu des problèmes de santé, dû au stress ressenti lors de la crise de Wall Street. Votre femme vous a quitté, vos enfants aussi. Le choc émotionnel a provoqué une déficience psychique. Vous avez oublié des éléments de votre vie et perdu la notion du temps. Je comprends mieux votre problème de mémoire pour le délai entre la date de prêt et la date de remboursement. Rien d’autre n’est mentionné dans le dossier. Pas de date concernant le jour du prêt. Le gars connait certainement l'état de faiblesse dans lequel vous vous trouvez, ainsi que votre ignorance en matière de prêts. Il a visiblement joué avec vous sur les dates, en prétextant que vous arrivez à échéance, que vous lui devez alors la somme empruntée à chaque rencontre. En fait, il ne vous réclame pas des intérêts, mais continuellement la même somme, inlassablement. Heureusement que votre ami s’en est rendu compte… George, qui peut être un témoin. Ah non… Il est décédé il y a dix mois…

— Vraiment ? Il m’en a parlé hier ! s’exclame Dean, surpris.

Je lève la tête, un sourcil en arc.

— Pour quand devez-vous rembourser votre prêt ?

— Pour la fin du mois, pourquoi ?

— Vous lui avez pourtant déjà donné la somme le mois dernier.

— Non, je n’ai encore rien donné. C’est ce mois-ci, le trente.

— Vous lui versez la même somme, tous les mois, depuis six ans.

— Tant que ça ? Non. Je dois lui donner la somme ce mois-ci.

— Vous m’avez dit qu’il vous soudoie de l’argent depuis deux ans.

Je joue volontairement sur les dates de délai, pour vérifier ainsi ses dires.

— Je lui ai donné… je ne sais plus… c’est ce mois-ci que la transaction a lieu…

Dean réfléchit tout haut, perdu lui-même dans le déroulement de la discussion. Il relève la tête vers moi, d’un air de dégoût.

— Et toi, t’es qui d’abord pour me parler sur ce ton ?

— Votre avocat… soupiré-je.

Dean fronce les sourcils, me dévisage, circonspect. Je me passe une main dans les cheveux. Il présente bien des symptômes de déficience mentale. Je me liste à voix basse les possibilités. Pendant ce temps-là, il se cure les dents avec l’ongle du petit doigt. Pour prouver sa déficience, il me faut des témoins. Son ami George a certainement été assassiné par l’affranchi. Ne reste plus que son médecin ayant diagnostiqué son problème de mémoire. Peut-être sa famille, mais comment la retrouver ? Et puis, aideront-ils Dean ? Autre problème, l’affranchi… qui ne se déplacera certainement pas au procès. Il faut aussi l’obliger à avouer qu’il connait l’état de santé de mon client. Le code pénal incrimine l’abus frauduleux de l’état d’ignorance certes, mais encore faut-il le prouver.

— Qu’est-ce que tu baragouines connard de rital ? crache Dean.

Sorti de ma réflexion, je fronce les sourcils.

— Vous ne pouvez pas oublier votre aversion pour les étrangers ?

— Surtout pas « vous » ! rage-t-il en me pointant du doigt.

Je pose une main sur la table, cherche un document parmi la paperasse étalée sur le bureau. Je prends la feuille et la brandis devant ses yeux.

— J’ai lu aussi dans ce rapport médical que certaines choses restent bien ancrées dans votre mémoire. Les aprioris sur les étrangers en font partie.

— Les trucs naturels restent gravés.

Je souffle, pose le rapport médical, puis reviens sur le sujet.

— Où et quand précisément devez-vous retrouver votre prêteur ?

— Le 28 à cinq heures du matin, au croisement de Mulberry Street et de Hester Street.

— Vous vous souvenez bien de ça…

— Tu me prends pour un demeuré ? C’est tous les mois pareil, le vingt-huitième jour, au même endroit, je règle la somme.

Je regarde le calendrier accroché au mur. Le vingt-huit arrive dans deux jours. Je songe à m’y rendre. Dean m’arrache de mes pensées.

— Eh le rital, qu’est-ce que t’as à glander là ? Je te donnerai pas mon fric, dégage !

— Je suis votre avocat, soupiré-je, fatigué.

— Quel merdier ! Un putain d’immigré qui se prend pour un avocat ! Je sors, j’ai à faire.

— On se revoit demain.

— Ouais, j’espère que t’auras changé de gueule d’ici là !

Il part en marmonnant des injures sur les italiens. Je me lève, rassemble les documents et les fourre dans mon attaché-case. Je suis éreinté de supporter les injures de ce client. Je ferme ma sacoche brutalement. C’est décidé. Je vais me rendre discrètement au point de rendez-vous pour éliminer cet affranchi.

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