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Une semaine après cet incident, les filles et moi prenons un verre à la terrasse couverte d’un café située au coin de la rue pavée de Wooster Street. Margaret contemple les glaçons s’entrechoquer dans son verre de jus d’orange.

— Ça va faire une semaine que Cameron a été enfermé…

— Oui, et c’est tant mieux ! répond Kate.

Elle boit une gorgée de son jus de fraise. Quant à moi, je touille mon café.

— C’est bizarre que la police ne soit pas venue me voir…

Nous stoppons nets nos gestes. Kate me fixe.

— C’est étrange en effet. La police ne devrait pas interroger la victime ?

— J’ai dit aux officiers que Margaret était une femme battue. Ça ne les a pas surpris, vu les antécédents de Cameron.

— Lesquels ? Ils te l’ont dit ? demande Kate, curieuse.

Je marque une pause, relève la tête, alternant mon regard entre Kate et Margaret. Je dois trouver quelque chose de plausible à dire. Après quelques secondes de réflexion, je croise les bras sur la table et lance mes arguments.

— À ce qu’il parait, Cameron a déjà tabassé ses précédentes compagnes. Ses collègues ne le croyaient pas, jusqu’à ce qu’ils le voient tabasser une passante victime d’un vol à main armée. Alors, Margaret est déclarée sous protection, continué-je dans mes mensonges. Ils ont décidé de ne pas lui poser de questions. Ils se sont contentés d’enfermer Cameron. Ils ne tiennent pas à ce que cette affaire soit ébruitée dans la presse.

— Je vois…

— Un flic accusé de violence envers les femmes, ça entacherait l’image de la police.

— Ce serait un véritable scandale.

— Donc… à éviter.

Je bois mon café en regardant Kate de biais.

— Merci à tous les deux, merci…, se contente de dire Margaret, en pleurs.

Kate se penche pour prendre son amie dans les bras pour la consoler. J’observe le marc de café au fond de ma tasse, en la tenant dans ma main droite, puis vérifie l’heure sur ma montre. Je me lève.

— Je vous laisse, j’ai une course à faire.

— À tout à l’heure mon chéri.

J’embrasse Kate sur les lèvres, sous le regard de Margaret, puis je m’éclipse.

Je marche en direction de Little Italy, retourne voir Giulia, comme convenu. J’entre dans le restaurant. Elle me remarque tout de suite.

— Marc ! Je suis heureuse de te voir !

— Salut Giulia.

Nous nous installons à la table du fond, à l’abri des regards indiscrets.

— Chose promise, chose due. Alors, je te raconte. J’ai suivi un gars travaillant pour Bonanno et Profaci, qui a été, à une époque, sous la direction de Maranzano. Le genre qui connait tout le monde. J’ai joué la femme écervelée pour ne pas me faire remarquer. Les hommes n’ont donc pas prêté attention à ce que j’observais, trop occupés à reluquer mon décolleté. Bref, je l’ai suivi, puis me suis installée dans le restaurant où il s’est arrêté. Il s’est placé au bar avec un autre homme pour discuter des trois mecs tués. Je me suis cachée vite fait sous le bar. De là j’ai pu tout entendre. Ils ont parlé d’un certain Dario. Un picciotto qui s’est fait enrôler par le Capodecina. Sa mission, contrôler les biens et les personnes en entrée et en sortie d’un quartier. Il faisait payer un droit de passage aux jeunes. Le problème, c’est qu’il gardait la moitié des gains pour lui, pour les jouer dans des tournois de poker. Et le gars perdait tout. Cela est monté jusqu’aux oreilles du parrain. La mort des trois hommes les arrange bien en fait, ils sont ravis et n’ont que faire de celui qui les a éliminés. Pour reprendre leurs termes.

— C’est vrai ? Sérieux ?

— Oui. Si tu peux me faire confiance, c’est bien sur l’honnêteté ! Je ne te mentirai jamais.

Je ricane, nerveux, la tête baissée, puis relève la tête en me passant les mains dans les cheveux.

— Génial ! C’est génial ! dis-je, soulagé.

La pression, que je ressentais jusqu’à présent, chute d’un coup, me libérant d’un énorme fardeau. Je souffle de satisfaction.

— Pourquoi tu te marres ? À croire que c’est toi qui les as tués !

— Moi ? Non. Où vas-tu chercher une idée pareille ?

Giulia croise les bras, peu convaincue, mais laisse passer.

— N’ébruite pas une rumeur de ce genre.

— Muette comme une tombe.

— Je te remercie Giulia.

— Hey, des remerciements c’est pas suffisant ! J’ai pris pas mal de risques, tu dois me rendre la pareille !

Je reprends mon sérieux.

— D’accord. Qu’est-ce que tu souhaites ?

— Que tu restes avec moi !

— Ce n’est pas possible Giulia. J’aime ma compagne.

Elle fait la moue, puis elle pose un doigt sur son menton pour réfléchir.

— Donne-moi du fric !

Je pose les mains sur la table.

— D’accord. Combien ?

— Mille dollars ! Non, attends,… deux mille !

— Va pour deux mille.

— Vraiment ? Tu ne vas pas me tuer j’espère ?

— Non, ta mort ne me serait d’aucune utilité.

— Tu causes comme eux…

Giulia se penche en avant sur ses bras, mettant en valeur sa poitrine bien ferme. Elle plisse les yeux pour me regarder, voir ce que je peux bien cacher. Je lui renvoie un sourire séducteur. Elle devient rouge comme un coquelicot.

— Je te ramène ça demain.

— Vraiment ?

— Oui, demain à midi trente. Kate sera chez une amie. À la pause déjeuner, je pourrais m’éclipser sans éveiller de soupçons.

Je rentre chez moi, attends que Kate se douche pour fouiller dans ma mallette bien remplie. Deux mille, une somme dérisoire à côté de ce que j’ai amassé au cours de ces cinq dernières années.

Le lendemain, je me rends au quartier Little Italy. Cette fin d’été est plutôt douce pour un mois d’août. Vers Spring Street, j’aperçois une jeune fille blonde comme les blés aux mains de jeunes américains. Ces hommes aux yeux bleus cristallins tournent autour d’elle et la poussent sans ménagement chacun leur tour, comme s’ils jouaient à se lancer un ballon. Leur rire de hyène grésille dans mes tympans. L’un d’eux la fait tomber au sol, puis la tire par ses longs cheveux bouclés. Il l’emmène à l’écart du lieu. Les badauds autour ne bougent pas. Je n’arrive pas à fermer les yeux sur ce qui se passe. Je me dis, si un italien aide une jeune fille d’ici, peut-être que les américains nous verront autrement ? Je tente. Je cours tabasser ces gars. Facile, deux, trois coups de poings et de pieds et ces deux types se retrouvent vite à terre.

Je m’agenouille pour aider la jeune fille à se relever. Je pose mes mains sur ses épaules pour la réconforter. Elle me sourit avec un regard lumineux. Ses yeux verts en amande brillent comme des émeraudes. Elle me remercie. À cet instant, j’entends hurler « POLICE ». Je me retourne, un homme aux cheveux hirsutes blonds vient de crier ce mot. Il me pointe du doigt. Les jeunes américains se relèvent tant bien que mal, puis prennent la fuite, me laissant en plan avec la demoiselle.

Les officiers débarquent rapidement. Voyant un « italien » tenir une jeune américaine, leur conclusion est très vite établie. Ils ne prennent pas la peine de me poser des questions. Ils me frappent, me plaquent à plat ventre sur l’asphalte chaud et humide, puis me menottent les mains dans le dos. Ensuite, ils me relèvent, direction le poste de police, et tout ça sous le regard indigné de la jeune fille. Ils ne prêtent pas attention à ses protestations. Personne ne l’écoute, malgré ses cris pour les sommer de cesser leur erreur. Le jeune homme aux cheveux en bataille rejoint la jeune fille. Je les observe du coin de l’œil et écoute leur dispute. Je tente de me débattre, mais le flic resserre son emprise sur mes bras. Moi qui voulais seulement aider… Tout a foiré. J’aurais mieux fait de passer mon chemin comme tout le monde.

— Débile de frère ! Il est venu me sauver ! Arrête-les tout de suite ! hurle la jeune fille.

— Bethany, je t’en supplie, tu ne sais pas ce que tu dis, tu es bouleversée. C’est une crapule, tu as les idées embrouillées.

— Bien sur que non ! Je sais ce que je dis ! Ce sont deux américains qui m’ont attaquée. Sans son aide, ils m’auraient violentée !

— Tu es complètement folle !

— Tu te trompes ! Écoute-moi, ne les laisse pas l’emmener, il est innocent !

Le gars aux cheveux de paille empoigne le bras de sa sœur pour la tirer hors de ce lieu. Elle me lance des regards de pitié. Je soupire. Pourquoi tout se passe toujours mal ? Le temps de grommeler dans ma barbe, je me retrouve en cellule. Je réfléchis à un moyen de me sortir de là. Ce sera plus facile qu’à l’époque de Kenneth, puisqu’ici je m’appelle Marc Anderson. Les officiers devraient me libérer sous peu. C’est du moins ce que je pensais. Je me suis trompé, j’ai passé deux nuits au commissariat, dans cet espace poisseux, souillé par la rouille et l’odeur d’urine. Malgré ma pièce d’identité, ils m’ont questionné sur les raisons de ma venue à New-York, sur ma vie de famille, mon couple, mes relations, mon travail…. Bref, un prétexte pour me garder à l'œil.

Deux jours plus tard, je suis enfin libre ! Étonnement, grâce à la jeune fille que j’ai aidée, Bethany. Elle est venue au poste pour expliquer les faits. Ils me remettent mes papiers, et mon portefeuille, puis me relâchent. Pour la remercier de sa gentillesse, la première chose que je fais en sortant du commissariat, est de filer dans la boutique « Amanda Stationery Store » sur Mercer Street. Je lui achète un carnet de notes avec une couverture en cuir marron et un papillon violet brodé dessus. Elle me remercie une nouvelle fois, les yeux verts brillants et étincelants de reconnaissance, puis elle me demande de l’accompagner jusqu’à son domicile. Pourtant elle a réussi à venir jusqu’ici, mais le chemin inverse lui fait peur. Elle craint de croiser les deux hommes. Je sens son malaise et son angoisse, alors j’accepte.

Je pense soudain à Giulia. Je devais lui ramener les deux milles dollars la veille. Pour un jour de retard passé, elle pourrait bien attendre encore un peu. Je raccompagne donc Bethany chez elle. En chemin nous croisons la route d’Alfonso sur Amsterdam Avenue. Quelle plaie celui-là, qu’est-ce qu’il fiche ici ?

— Hey, salut Jack ! dit-il en levant la main.

Bethany agrippe ma main et la serre fortement.

— C’est qui ? demande-t-elle, d’une voix anxieuse.

— Une ancienne connaissance. Ne t’inquiète pas, d’accord ?

— Jack… dit-elle à voix basse discrètement.

— Tu ne dois pas m’appeler comme ça, grogné-je à l’adresse d’Alfonso.

Sans prêter attention à lui, nous continuons notre route en direction du nord de Manhattan. Alfonso se frotte l’arrière de la tête, puis nous suit en trottinant derrière nous. Il continue la discussion en italien.

— Jack, t’as réfléchi à ce que je t’ai demandé ?

— Quoi donc ?

— Pour le prêt. Tu peux m’aider ?

— Non Alfonso ! J’ai pourtant été assez clair il me semble ! Je ne m’impliquerai pas dans tes coups foireux. Démerde-toi tout seul !

Pendant qu’il proteste et déblatère des arguments sans queue ni tête à toute vitesse, toujours en italien, Bethany et moi tournons sur West 101st Street, puis marchons en direction de Riverside Dr. Nous nous arrêtons devant une grande demeure.

— Voilà, c’est ici, annonce Bethany.

Je lève les yeux vers le haut de cette villa de trois étages. Je siffle en regardant la bâtisse en pierre, ornée de moulures et de gravures sur les arrondis de la façade, accompagnée d’un balcon au style romain.

— Putain c’est une sacrée baraque ! ajoute Alfonso.

— Tu habites ici ? dis-je, surpris.

Bethany se tortille les doigts.

— En fait, nous sommes logés ici provisoirement. Mon frère est un apprenti travaillant à l’atelier de Monsieur Tucker. Le temps qu’il apprenne le métier et gagne un salaire correct, le propriétaire, Robert Tucker, a proposé de nous héberger chez lui.

— D’accord, je comprends mieux.

Alfonso me donne un coup de coude et me suggère au creux de l’oreille de demander une récompense à ce monsieur. Ce que je refuse catégoriquement. J’observe Bethany entrer par la grande porte en bois peint sculptée, puis la fermer derrière elle. Un pan de rideau en velours bordeaux s’écarte d’une fenêtre à trois vantaux. Elle apparaît derrière le vitrage et me salue de la main. Je fais de même pour lui répondre. En levant la tête vers le premier étage, j’aperçois un jeune homme qui me scrute. Nos regards se croisent. Il ferme précipitamment les rideaux. Tiens, ça me rappelle la nuit chez le bijoutier, Herbert, si je me souviens bien. Un type m’avait épié de la même manière. Bref, je fourre les mains dans les poches, puis repars en sens inverse. Un trajet d’une bonne heure de marche m’attend. Alfonso me suit. Il ne me lâche pas d’une semelle ! Il insiste lourdement pour que je réclame de l’argent.

— Arrête Alfonso ! Ce n’est même pas sa propre fille, c’est juste la sœur de son apprenti. Laisse ce type tranquille.

— Allez, sois sympa.

— Va te faire foutre ! Débrouille-toi tout seul ! Lâche-moi !

J’accélère le pas et le laisse inopinément sur le trottoir. Il arrête enfin. Je jette un œil derrière moi, il ne me suit plus. Bon débarras.

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