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New-York, 1938

Nous nous marions à l’hôtel de ville de New-York le 26 Janvier 1938, un jour enneigé. Sont présents à la cérémonie les parents de Kate, son oncle et sa tante, ses deux cousins, deux grands gaillards aux cheveux roux et à la barbe dense, ainsi que nos témoins, Margaret et Steve. En cette journée au ciel blanc, aux couleurs estompées, aux flocons de neige tombant gracieusement, virevoltant au gré des brises du vent en une silencieuse chorégraphie, nous nous disons « oui ».

Kate, enceinte de quatre mois, est vêtue d’une longue robe fluide, pour cacher son ventre arrondi, blanche avec une belle cape en dentelle à la façon d’une blouse sertie de boutons. De longues manches recouvrent ses bras. En-dessous, elle porte un vêtement de soie. Serties à sa coiffure, des pierreries forment une couronne. Elle est resplendissante dans cette tenue élégante et sobre.

Moi, je porte un costume noir, une jaquette de la même couleur sur une chemise en soie blanche, et un nœud papillon. Je me trouve assez chic et distingué.

À la sortie de l’hôtel de ville, Margaret vient féliciter son amie.

— Je suis si heureuse pour toi ! Vous êtes trop beaux tous les deux.

Steve pose une main sur mon épaule, puis me serre la main.

— Félicitations Marc !

Ce jour-là, la neige brille sous les rayons du soleil. Les rues de Manhattan semblent silencieuses, les odeurs fétides ont laissé place à l’air marin du fleuve Hudson. Kate est maintenant Madame Anderson. Nous prenons ensuite la route de la maison de ses parents. Les poignées de notre voiture sont décorées de rubans bordeaux et blancs. Un bouquet de roses rouges est accroché sur le capot.

La mère de Kate s’est attelée à la tâche toute la nuit pour rendre cette journée inoubliable. Des bouquets de fleurs bordeaux et rouges occupent tous les recoins de la maison. Sur le buffet trônent des petits fours, toutes sortes de plats à base de viande et de poisson, du vin et un magnifique gâteau recouvert de crème à la vanille. L’odeur sucrée éveille les sens. Un beau mariage en petit comité. J’admire leurs sourires et le bonheur sur leurs visages.

***

Une semaine plus tard, dans notre appartement, Kate pose une photo de notre mariage sur le buffet de la salle à manger. Je l’enlace. Je l’aime tellement…

Plusieurs semaines passent, nous attendons patiemment l’arrivée de notre bébé. J’adore lui caresser le ventre et sentir le bébé donner des coups de pieds.

Un jour de travail ordinaire de mars 1938, Maggie toque à la porte de mon bureau et entre à moitié, laissant une main sur la poignée. Elle chuchote.

— Hey Marc, y a une demoiselle qui te demande. C’est urgent d’après ce que j’ai cru comprendre. Elle ne parle pas bien notre langue…

— D’accord… merci, je vais aller voir.

— Elle t’attend dans le hall d’accueil.

Maggie s’éclipse. Je me lève, avec un pressentiment. Au moment où je mets le pied dans le hall, je reconnais immédiatement la silhouette de Giulia. La jeune femme est assise sur une chaise, en robe moulante noire et blanche, échancrée au niveau de la cuisse droite, gants blancs, chaussures à talons aiguilles noirs, chevelure épaisse et brillante sous une capeline blanche, elle ne passe pas inaperçu. Les hommes se retournent sur elle. Giulia n’y prête pas attention et agite la main en m’apercevant. Elle m’offre un grand sourire.

— Marc ! dit-elle d’une voix enjouée. Je suis si contente de te voir !

Argh elle parle en italien ! Faut qu’elle arrête tout de suite.

— Chut ! Parle moins fort ! dis-je.

Je scrute les alentours, pas d’Evan Miller à l’horizon. Les autres avocats sifflent, amusés.

— Viens dans mon bureau.

Giulia se lève, se déhanche volontairement en passant devant tous ces hommes. Je secoue la tête, exaspéré. Arrivés dans mon bureau, elle s’assied, retire son chapeau, pose ses coudes sur la table, puis, les mains sur ses joues, elle me fixe intensément. Gêné par son regard, je me passe une main dans les cheveux, lui demandant la raison de sa venue.

— Alors… Qu’est-ce qui t’amène par ici ?

— Juste discuter avec toi. Jack… Calpocciniiiiii ! annonce-t-elle, fière de son annonce fracassante, en appuyant volontairement sur le « i » de fin.

Elle se relève brusquement, mains posées sur la table.

— Que… Quoi ? Mais qu’est-ce que… ? bafouillé-je, pris au dépourvu.

— Je sais qui tu es ! Inutile de me mentir ! chantonne-t-elle en jetant une affiche sur la table.

Je prends le document, une photo de moi avec mon visage balafré et précédé de la mention « Wanted Jack Calpoccini », y figure. Bordel de merde ! C’est une plaisanterie ? Je grimace, puis l’anxiété m’envahit.

— Où as-tu eu ça ?

— Ah ah tu ne nies plus ! lance-t-elle en me pointant du doigt. « Calpoccini » c’est pas courant comme nom, c’est même la première fois que je l’entends. Ça sonne bien italien en tout cas. Ce nom de famille te correspond mieux mon cher !

— Où as-tu trouvé cette affiche ? m’écrié-je en tapant du poing sur la table.

— Ça t’énerve hein ? déclare-t-elle, satisfaite de l’effet escompté.

— Je ne plaisante pas Valentina !

— Bah… C’est qui Valentina ?

— Pardon… C’est ma sœur. Tu lui ressembles trop, dans son allure, son comportement, c’est ça qui me dérangeait chez toi ! dis-je, la main droite sur la hanche, l’autre sur l’arête du nez, fermant les yeux.

— Comment ça je te dérange ? se vexe Giulia. T’es gonflé ! Je suis venue te prévenir moi ! J’ai appris des mots d’anglais pour toi !

— N’apprends pas l’anglais pour moi, mais pour toi ! Peu importe… Alors, cette affiche ?

— C’est un type qui les distribue dans notre quartier, soupire-t-elle, les bras croisés. Il te recherche.

— A-t-il dit pourquoi ?

— Depuis quand t’es marié ?

— Giulia ! Sois sérieuse !

— Tu crois que je n’ai pas remarqué ton alliance ?

— Hey ! Tu m’écoutes ? dis-je en claquant des doigts devant son visage. Alors, le gars, qu’est-ce qu’il veut ?

— Il demande juste si quelqu’un a vu cette personne. Ça fait trois jours qu’il rôde dans les parages. Il offre une récompense en échange. T’inquiète pas, personne ne sait qui tu es.

Je ne suis pas rassuré pour autant.

— Il ressemble à quoi ?

— Un type quelconque, grand, moustachu, maigre. Il se présente comme détective.

— Pas de doute, Marco se rapproche du but…

Mon cœur se met à palpiter d’angoisse.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Kate… articulé-je difficilement, nerveux.

— Tu crois qu’elle est en danger ?

— C’est possible, faut que je rentre chez moi pour m’en assurer.

— Elle n’est pas au travail ?

Tout en rangeant mes affaires, puis en enfilant mon manteau, je lui réponds.

— Non, elle ne travaille pas. Elle est à la maison pour se reposer. Elle est enceinte de six mois. Sa grossesse est compliquée, alors elle doit faire attention pour sa santé et celle du bébé. Elle a besoin de repos.

Sans attendre de commentaires, je sors en trombe du tribunal, laissant Giulia en plan, devant digérer l’information qu’elle vient d’entendre. Je me retourne et je l’aperçois, les yeux plissés, les sourcils froncés, la mâchoire crispée, déchirer l’affiche en morceaux. Elle sort du bureau, vexée et me rejoint d’un pas lourd.

— Alors comme ça, t’as mis enceinte cette poufiasse. Tu mérites bien que j’te dénonce à ce détective.

Je l’attrape par le bras.

— N’y pense même pas. Sinon tu risques de le regretter.

— Ne t’inquiète pas.

Je la relâche, elle sort en courant du Tribunal. J’ai bien compris qu’elle est jalouse. J’espère qu’elle ne fera pas de conneries. Je pars d’ici aussi pour rejoindre Kate à l’appartement. Je cours d’une traite. J’arrive essoufflé chez nous. Je la trouve assise confortablement dans son fauteuil, un livre à la main. Elle porte encore le châle rose aux petites fleurs violettes sur ses épaules.

— Oh Marc ! Qu’est-ce que tu fais là ? T’as couru ? demande-t-elle en se levant, une main sur son ventre bien arrondi.

— Je voulais te voir.

Je prends sa tête entre mes mains, la contemple amoureusement, l’enlace, comme si je protégeais une petite fée fragile.

— Qu’est-ce qui t’arrive Marc ? Encore un client haineux ?

— Non… j’avais juste besoin de te voir… Je t’aime tellement Kate.

Je sens son cœur battre la chamade. Elle se blottit dans mes bras. Cette histoire de recherches m’inquiète. Elle me demande soudain à qui appartient le châle, d’un air grave.

— Comme je te l’ai dit… à ma mère, dis-je, nerveux.

— Sur le coin droit, on peut lire les initiales « AT ». Qu’est-ce que ça signifie ?

Aïe, il faut que je trouve une explication et vite. Je n’y avais pas pensé avant. Certainement « A » pour Astrid, et le « T », la première lettre de son nom de famille.

— Euh… Et bien… « A » c’est pour Angelica… et… « T » pour…Tardi, dis-je précipitamment, en me passant une main dans les cheveux.

J’ai sorti le premier prénom qui m’est venu à l’esprit commençant par A, me rappelant de la prostituée, et j’ai donné un nom commun en guise de nom de famille. « Tardi » signifie « retard » en italien, le premier mot auquel je pense. Kate ne voit pas de différence de toute manière entre un vrai nom et un mot du quotidien. Elle penche la tête de côté, se contente de hausser les épaules. Cette explication semble lui convenir. Mais elle ajoute :

— Je te pose la question, Marc, car un homme m’a interpelé dans la rue ce matin.

— Qui ça ?

— Un homme moche, sort-elle spontanément.

J’éclate de rire. Elle explique que cet homme était intrigué par le châle. Je reprends mon sérieux, l’enlève de ses épaules pour le ranger dans la commode du salon. Je lui conseille de ne plus le porter en dehors de notre appartement. Kate ne pose pas de questions, pour éviter sans doute que je pique une crise.

Deux semaines se sont écoulées depuis l’annonce fracassante de Giulia. Depuis, rien ne s’est passé. Je me tracasse peut-être pour rien. Nous sommes le lundi 28 mars 1938 et il pleut des cordes, quel sale début de semaine. Je travaille sur l’affaire d’un client renvoyé par son employeur pour faute grave. Mais d’après les documents, il s’agit d’un licenciement abusif et de discrimination. Le vent s’engouffre dans les interstices des fenêtres, je grelotte dans mon bureau. Je n’arrive pas à me concentrer ! Il fait trop froid. J’ai hâte d’être à midi. Ces derniers temps, je rentre tous les jours à la maison pour déjeuner avec Kate. Je vais aussi pouvoir me réchauffer. Il fait bien meilleur chez nous.

12h10, je sors du Palais de justice, ouvre mon parapluie, puis prends le chemin de la maison. Sur Centre Street, je m’arrête au « Maman », un café cosy qui propose des viennoiseries françaises. Je lui achète des croissants, sa gourmandise préférée du moment.

Arrivé à l’intersection de la 6th avenue et de Bleecker Street, j’aperçois deux voitures noires en bataille devant la porte d’entrée de notre bâtiment. Mon sang ne fait qu’un tour. J’ai soudain un terrible pressentiment, mon pouls s’accélère, ma respiration est saccadée. Je cours jusqu’à l’appartement, monte les marches quatre à quatre jusqu’au troisième étage.

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