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Sur le pas de la porte, je stoppe net, tétanisé par la scène. Au centre du salon dévasté, je trouve Kate, debout, jambes écartées et mains plaquées sur son entrejambe. Du sang dégouline entre ses cuisses. La chute des gouttes rouges sur le parquet est sinistre. Elle tremble comme une feuille. Ses larmes coulent sur ses joues, les dents serrées, elle me fixe avec des yeux apeurés. Ses cheveux longs sont collés sur son visage. Que s’est-il passé ? Je me débarrasse de ma sacoche, marche, tremblant, vers elle, en scrutant l’appartement de gauche à droite. Je distingue une silhouette avec une canne. Je me fige, j’ai compris. Marco m’a retrouvé. Merde. Je décide de ne pas lui prêter attention et avance vers Kate. Elle se met à hurler en tenant son ventre.

— N’approche pas ! crie-t-elle d’une voix stridente.

— Dis-moi ce qui se passe !

— J’ai perdu le bébé ! pleure-t-elle.

— Kate… laisse-moi t’aider.

J’avance d’un pas. Elle me hurle dessus.

— NE BOUGE PAS !

Je tourne la tête vers Marco. Il sort de l’ombre, accompagné d’Alfonso, de Milo et de trois hommes de main que je ne connais pas. Mon regard se fixe sur sa canne en bois d’acajou verni noir, incrusté d’un anneau en ivoire ciselé, à pommeau d'argent finissant sa courbe par la sculpture raffinée d’une tête d’aigle royal. Je fronce les sourcils, serre les poings et crispe la mâchoire.

— Qu’est-ce que vous avez fait ? articulé-je entre mes dents serrées.

Alfonso tend le bras et tire. La balle jaillit de l’ombre dans un éclat lumineux, entouré de flammes or étincelantes. L’éclair passe à côté de moi. Je me retourne. Du sang sort de la poitrine de Kate, telle une cascade rouge piment. Elle écarquille les yeux, plaque des mains tremblantes sur son sein, puis s’écroule. Je me précipite sur elle, tombe à genoux et la prends dans mes bras, la main droite tenant sa nuque et l’autre posée sur le trou béant recrachant l’hémoglobine. Je compresse la plaie, mais rien n’arrête sa course folle, le liquide se faufile partout entre mes doigts, coule sur le parquet et imbibe mon pantalon. Je revois un instant l’horreur du meurtre de Sofia, comme un flash devant mes yeux. Mais Kate est consciente, elle frissonne de peur, ses lèvres deviennent blanches et vibrent à chacune de ses inspirations.

— Kate, ma chérie, je t’en prie, tiens bon, parle-moi ! Ne perds pas connaissance ! supplié-je.

Elle me fixe d’un regard que je ne lui avais encore jamais vu, à la fois triste et déçu. La voix frémissante, elle articule quelques mots, les plus durs que j’ai entendu de sa bouche.

— Toi… Qui es-tu… réellement ?…

Je la contemple avec désolation, tremble, puis me mords la lèvre inférieure. J’ai le souffle coupé, aucun mot ne sort. À cet instant précis, elle comprend que je ne suis pas ce que je prétends être. Je le vois dans ses yeux, elle ne reconnait pas son « Marc ». Je n’arrive pas à articuler un seul mot. Ma gorge est sèche et nouée. Elle verse des larmes argentées mêlées au rouge du sang, puis elle tourne la tête, se laisse mourir, déçue, trompée par l’homme qu’elle croyait connaitre. Son regard froid me poignarde en plein cœur. La vie que j’ai construite avec elle s’effondre d’un coup, balayée en un instant comme un vulgaire château de carte. Je serre fortement son corps glacé, pose ma tête sur sa poitrine, imbibant mes cheveux de son sang. Je ferme ses paupières avec une main parsemée de spasmes. Je gémis et laisse mes larmes couler sur mes joues. Le corps de Kate dans mes bras, penché légèrement au-dessus d’elle, je hurle, un cri déchirant de douleur venant du plus profond de mes entrailles. Un hurlement presque animal imprégné d’un sentiment d’injustice et de chagrin. Pourquoi ? Mais pourquoi ? Ça s’est passé tellement vite, je n’ai rien pu faire. En une fraction de seconde, elle a été tuée… Non, non, non… Je secoue la tête de gauche à droite, je ne veux pas y croire. Je n’arrête pas de pleurer et de trembler de rage. Je me laisse glisser un peu plus sur le sol. J’enlace le corps sans vie de ma femme. Je n’ai pas réussi à la protéger. Je me déteste. Je sens une main se poser sur mon épaule, je me retourne, c’est Marco. Je le repousse d’un geste brusque.

— Jack, arrête. C’est terminé.

Quoi ? Je ne distingue pas nettement l'expression de son visage. Mes yeux embués de larmes et mes mèches de cheveux imbibées de sang me cachent la vue. Je suis incapable de dire s’il sourit ou s’il grogne. Je me tourne vers le corps de Kate, baisse les yeux vers elle. Pourquoi, bon sang, pourquoi l’ai-je perdue ? Je la repose lentement sur le sol, me relève, poings serrés, je regarde droit devant moi les silhouettes des hommes se dessiner dans les carreaux de la fenêtre du salon. Je m’appuie sur mes jambes, prends mon élan et réalise un coup de pied latéral sauté sur le premier homme, qui se cogne la tête contre le rebord de la table en tombant. J’esquive un coup de poing, utilise un coup de pied balayé pour mettre à terre mon deuxième adversaire. Enfin, j’exécute en me déplaçant, un double coup de poing de manière directe. Le troisième, sonné, s’écroule au sol.

Débarrassé de ces types, je respire bruyamment, les bras tendus vers le bas, poings serrés. Je dévisage mon père de la tête aux pieds, boitant sur sa jambe gauche. Marco se redresse, me fixe de ses yeux noirs.

— Alors, tu vas t’abaisser à frapper un homme estropié ?

Je grince des dents, puis dévie le regard vers Alfonso, tenant son arme au canon encore fumant. C’est lui qui a tiré. C’est lui que je dois tuer. Je m’avance d’un pas vers lui. Au même moment, deux autres personnes sortent de l’ombre. Je les reconnais, Giovanni et Renato. C’est une blague ? C’est quoi ces conneries !

— Tu ferais mieux d’arrêter tes idioties et de me suivre, s’exclame Marco. Tu t’es assez amusé il me semble ?

— M’am… m’amuser ? tremblé-je de rage. Tu crois que je me suis amusé ? J’ai construit une vie ici, loin de toi, loin de l’organisation !

— Tu crois que cela a fait de toi un homme plus honnête ? En te faisant passer pour quelqu’un d’autre ? Dois-je t’appeler « Marc Anderson » maintenant ?

Marco et ses hommes émettent un petit rire sarcastique. Comment m’a-t-il retrouvé ? Comment a-t-il appris ça ? Je penche la tête vers l’homme se tenant à ses côtés. Alfonso évidemment. Je n’ai qu’une idée en tête à cet instant : le buter !

— Jack, assez plaisanté maintenant, tu m’as fait courir pendant d’interminables longues années ! Terminé tes absurdités !

— Qu’y a-il d’absurde à vouloir changer de vie ?

Je hurle de colère, vociférant des insultes en italien, puis je fais face à Alfonso.

— Pourquoi tu l’as tué ? Salaud !

— J’ai obéi aux ordres de ton père.

— Tu m’as dit ne plus travailler pour lui.

— J’ai changé d’avis entre temps.

— Qu’est-ce qui t’a pris d’accepter ça ?

— Je te l’ai dit. J’avais besoin de fric.

— Mais c’était il y a…

— Je sais, ça fait plus d’un an qu’on en a parlé. Mais tu vois, une dette en entrainant une autre, bah je me retrouve pieds et poings liés. C’est ma dernière chance de rapporter le fric.

— C’est un cauchemar, c’est pas possible…

— Tu as refusé de m’aider. Je n’ai pas réussi à rembourser ma dette, putain ! J’ai dû me cacher et fuir continuellement, vivant dans la crainte et l’angoisse de me faire tuer.

— Tu as créé toi-même cette situation !

— Je peux te dire la même chose.

— Tu n’avais pas à t’en prendre à ma femme !

— J’ai respecté l’accord avec ton père. Je veux vivre, je ne veux plus fuir.

— T’es taré.

— C’est toi le traître. Tu m’as tourné le dos.

— Ce n’est pas une excuse pour la tuer ! hurlé-je, furieux.

— J’étais au fond du gouffre, Jack. J'ai rencontré ce détective qui te cherchait. Alors j’ai attendu le jour où ton père débarquerait forcément ici, à New-York. J’ai guetté sa venue et j’ai enfin vu ton père. J’ai saisi l’opportunité.

— T’appelles ça une opportunité ? Tu te fous de moi ?!

— Grâce à lui, je vais pouvoir rembourser mes dettes auprès des Gambino.

Je serre les poings de rage, puis me précipite sur Alfonso pour lui donner un coup dans la mâchoire. Mon poing est si fort qu’il en perd l’équilibre. Je suis immédiatement intercepté par deux hommes. Je recule, file vers la table, je saisis les chaises une par une pour les balancer avec force sur lui et les gars. Je m’enfuis ensuite en courant vers la porte d’entrée, dévale l’escalier, puis pique un sprint sous la pluie battante. J’entends Marco hurler :

— Rattrapez-le !

Je ne m’arrête pas, je cours aussi vite que mes jambes me le permettent, d’une traite jusqu’au commissariat de police. Je stoppe net à quelques mètres du bâtiment. Haletant, en sueur et nerveux, je reprends ma respiration pour faire baisser mon rythme cardiaque. Mes mois de course à pied à Central Park n’ont pas été vains. J’examine le commissariat, hésitant. Ne jamais faire appel aux flics. Une des règles du code d’honneur. La pluie ne cesse de fouetter mon visage, de plus en plus fort. Le bruit de tintamarre de ce déferlement me trouble l’ouïe. Je reste planté là. L’eau trempe mes vêtements, ruisselle abondamment sur mon visage. J’examine mes mains, toutes rouges. Qu’est-ce que je fous là ? Je m’inspecte, je suis couvert de sang. Je ne peux pas entrer. Mais qui va les prévenir du meurtre de Kate ? La voisine sans doute. Moi je ne peux pas... Je déraille complètement, je rebrousse chemin, l’esprit vide, je croise Giovanni sur le chemin. Quelle rue ? Je n’en sais rien.

— Hey Jack ! Où tu vas comme ça ?

— Je retourne chez moi…

— Que… Qu’est-ce que tu racontes ? Ton père est parti et les autres aussi. La voisine a appelé les flics !

— Ah, je le savais ça.

— Comment tu peux le savoir ?

— Une intuition.

— Hey, t’es sûr que ça va ?

— Je dois rentrer pour me changer.

— Jack, tu débloques. Écoute, je te ramène avec moi, tu…

— Non ! J’ai une audience mercredi. Je dois défendre mon client. Je ne peux pas me présenter au Tribunal comme ça.

— Quand ça ? Après-demain ?

— Oui, nous serons le mercredi 30 mars. J’ai rendez-vous à 10h pour plaider sa cause. Il s’appelle Henrick et il a été licencié pour faute grave. Son employeur lui a reproché d’être toujours en retard au boulot, mais il a une raison valable, il…

— Jack ! Stop ! On s’en fout, arrête !

Giovanni me secoue sous la pluie. Je suis trempé. Il pourrait me lâcher et me laisser rentrer. Pourquoi me retient-il ?

— Je dois me changer et préparer ma plaidoirie.

— Enfin, ça n’a plus d’importance !

— J’ai du travail, Giovanni. Alors lâche-moi.

— Tu ne peux pas retourner là-bas ! Tu n’es pas en état !

Il me serre les bras plus fortement. La pluie se calme, je sens que les gouttes d’eau me fouettent moins le visage.

— Qu’est-ce que je fais ici ?

— Jack, rentre avec nous, okay ?

Je regarde ma montre. Il est 19:35.

— Mais Kate m’attend. Elle doit avoir préparé le dîner. Et un énorme plat. Elle mange pour deux en ce moment, parce qu’elle est enceinte, dis-je en me penchant vers Giovanni comme si c’était un secret, avec un sourire espiègle.

— Putain, Jack…

Il me lâche, recule d’un pas. Il me regarde comme si j’étais un fantôme ou l’O'Munaciello. Il a l’air angoissé et triste.

— Ça ne va pas ? Viens prendre un verre à la maison avec nous.

Ses lèvres tremblent, les yeux au bord des larmes. J’entends les sirènes de police hurler dans les rues. Ils se rapprochent de notre lieu d’habitation. Ils ne peuvent pas éteindre ces gyrophares bruyants ? Ils vont stresser le bébé.

— C’est agaçant ces bruits.

— Jack, ils vont chez toi. Pour… Kate… tu sais… ce qui s’est passé…

— Mais non, ils vont chez la voisine, car elle s’est fait cambrioler. Elle croit que ce sont des italiens qui ont fait le coup, mais ce sont des p’tits irlandais en réalité. Ils la martyrisent la pauvre. Elle n’aime pas les étrangers, tu sais.

À cet instant, je reçois un coup dans la mâchoire. Ça fait mal ! Je regarde Giovanni en me tenant la joue.

— Pourquoi t’as fait ça ?

— Réveille-toi, merde ! dit-il en pleurant.

— Je vais bien ! Je dois bosser, je te l’ai dit !

— Alfonso a tué Kate ! Et ton gosse ! Jack, ouvre les yeux ! T’étais en train de hurler contre Marco et Alfonso y a pas deux minutes et là, tu fais comme si de rien n’était ? Il te manque une case, là !

— Tu sais, quand mon enfant sera né, je lui raconterai les légendes napolitaines, le Niccolò Pesce, l’O'Munaciello, le Pulcinella, … Il ne deviendra pas un Scugnizzo, tu sais, le gamin des rues qui séduit les napolitains par son côté débrouillard et son impertinence.

— Jack ! Arrête ! Tu me fais sérieusement flipper !

— Le repas va refroidir, si je ne me dépêche pas.

— Cazzo ! Tua moglie è morta ! Anche tuo figlio !

— Devo lavorare.

Giovanni pose ses mains sur mes épaules et me secoue de nouveau.

— Faut que j’te l’dise en quelle langue, bon sang ?! En chinois ?!

Il me hurle dans les oreilles. Je tourne la tête vers le bâtiment en brique rouge. Tiens, les voitures de police sont garées devant, ainsi qu’une ambulance. Comment je fais pour retourner chez moi avec tout ce raffut ? Je les observe, l’esprit ailleurs. Je vois des hommes en blouse bleue ciel sortir du bâtiment, des brancardiers. Ils emmènent une personne recouverte d’une couverture blanche. Je plisse les yeux. Des tâches rouge sont présentes sur le tissu. Soudain, mon champ de vision est obstrué, Giovanni se tient face à moi, une main toujours posée sur mon épaule. Il sent un mélange de transpiration et d’épices. Il me parle, mais je ne l’entends pas. Il remue les lèvres et aucun son ne parvient à mes oreilles. C’est étrange. Je jette un œil derrière lui. Les voitures partent enfin. Je les suis du regard, ils s’éloignent. Je repousse Giovanni et me mets à courir en direction du bâtiment. J’espère que Kate va bien. Je monte les marches deux par deux. J’arrive sur le palier, puis me dirige vers notre appartement, le cœur qui palpite. Tiens, pourquoi ont-ils mis une banderole à l’entrée de mon appartement ? Je passe en-dessous et entre. C’est quoi tout ce bazar ? Tous les meubles sont renversés, les objets brisés. Et au centre du salon, j’aperçois une mare de sang. Je reste planté là au milieu de la pièce. Quelqu’un m’agrippe le bras. Je me retourne, c’est Giovanni.

— Jack, partons.

— Je dois pendre mes affaires.

— Alors, prends-les et on se casse, d’accord ?

Je me dirige vers la chambre aux murs rose pale. Ils sont imprégnés de l’odeur de Kate, de son parfum de rose fraîche accompagnée d’une note fruitée. Mes larmes coulent sur mes joues. Je ne sais pas pourquoi… L’armoire est renversée sur le lit, mais ils n’ont pas trouvé le double fond. Je démonte l’arrière et récupère ma sacoche. J’attrape un costume, une chemise, des chaussettes et du rechange. Je fourre le tout dans ma valise. Quel bazar vraiment. Les vêtements sont éparpillés partout. Je recule, me prends les pieds dans un châle rose aux petites fleurs violettes. Mes larmes coulent de nouveau, mes lèvres tremblent. Mes jambes ne me supportent plus, je m’effondre sur le sol. Je fonds en larmes. Giovanni me prend dans ses bras, me console comme si j’avais dix ans. Je ne sais plus où j’en suis.

Je reste toute la nuit dans cet appartement sans lumière, baigné d’un mélange étrange de sang âcre et de parfum de rose. Je n’arrive pas à dormir. J’observe la nuit noire, aucune étoile ne brillent cachées derrière les nuages qui inondent le ciel. J’entends ronfler à côté de moi, c’est Giovanni. Il s’est endormi, assis, tête entre les genoux. Je le regarde avec un rictus d’amusement, puis mes larmes coulent à nouveau sur mes joues. Si je lui avais dit la vérité, serait-elle encore en vie aujourd’hui ? Elle m’aurait certainement quitté, et… Je me prends la tête entre les mains. Je n’ai pas su la protéger… Je me dégoûte. J’aperçois un cadre photo brisé. Je prends le cliché, un morceau de verre déchire la peau de mon annulaire. Le liquide rouge sort, je m’en fous. Je contemple Kate sur le pont en fer forgé du poumon verdoyant de cette grande ville impersonnelle et sans âme. Chacun s’y perd dans les méandres de Hudson, sans personne pour nous sortir de notre solitude. Je range le cliché dans ma poche intérieure de veste.

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