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À l’aube, Giovanni est réveillé par les premiers rayons du soleil. Il s’étire. Je me tiens debout devant lui, tends une main pour l’aider à se lever. Il est temps de quitter ce lieu. Il porte ma valise, je trimballe ma sacoche. Je le fixe.

— Pourquoi ? sangloté-je.

— Eh bien... hésite Giovanni, en se grattant le menton. Marco n'a pas apprécié ta fuite, ni...

— Sa réaction est exagérée ! Kate n'y est pour rien !

— En manquant ton mariage avec Giorgia, Marco a perdu énormément. Les accords avec Vitali ont été rompus. Il en avait besoin pour le business... Et tu as peiné Giorgia...

— Tsss... ce n'est pas une raison pour s'en prendre à une femme enceinte ! Il lui disait juste la vérité, je repartais à San Francisco et finito !

— Tu l'aurais laissé faire ?

— Que...

— Et elle ?

Je baisse la tête, penaud.

— Marco ne voulait pas prendre le risque que ta femme et ton gosse se mettent à ta recherche et compliquent encore plus ses affaires. Tu devais épouser Giorgia Vitali et non pas une inconnue qui n'a rien à voir avec nous. Il n'a pas supporté cette traîtrise.

— Stop, t'en as assez dit...

— Marco élimine les gens qui le dérangent. Il efface les traces qui lui nuisent. Kate était...

— Pourquoi ne l'a-t-il pas fait avec Linda alors ? coupé-je, en le dévisageant.

— Vous n'êtes pas mariés... Lisa est une bâtarde. Il s'en fout, de toute façon, Linda est avec moi maintenant.

Je soupire.

— Kate s'est mariée avec « Marc Anderson » et...

— Elle a compris, Jack. Compris qui tu étais et pourtant, elle est restée. Elle voulait seulement l'entendre de ta bouche. Elle n'aurait certainement pas lâché si facilement, et toi non plus. J'ai tort ?

Je me frotte les yeux, mes épaules tressaillent. Bien entendu qu'il a raison. Ses propos s'enfoncent encore plus dans mon cœur tels des poignards. Giovanni pose une main sur mon épaule.

— T'as voulu changer de destin, t'as perdu, ajoute Giovanni.

Je lui lance un regard sévère. Il semble désolé pour moi.

— Alfonso me le paiera, grogné-je.

— Je n'en doute pas, soupire Giovanni. Partons.

Nous quittons cet appartement. Il me guide vers Mott Street, située dans le quartier napolitain de Little Italy.

— La police ne va pas tarder à me poser des questions, dis-je, tout en marchant.

— Ça ne risque pas, sourit Giovanni.

— C'est-à-dire ?

— Alfonso a balancé Milo, sur ordre de Marco bien entendu. Les flics l'ont arrêté hier soir pendant qu'il se goinfrait de spaghetti au restaurant du coin.

— Il ne s'est pas défendu ? Il a bien vu qu'Alfonso a tué Kate !

— Il ne pouvait pas, Fabio lui a brûlé la langue à l'acide.

— Quoi ?! Mais, que s'est-il passé ?

— C'est un traître, répond Giovanni.

— Qu'a-t-il fait ?

— Oh, plein de trucs. Il a tenté de draguer Giorgia, de monter les Spinelli contre les Calpoccini, il a piqué une affaire de ton frère, sans oublier qu'il t'a guidé vers Aaron pour t'aider à fuir. Il déverse trop de conneries. Marco l'a fait taire.

Je ne réponds pas. Marco ne se mouille plus depuis longtemps, il laisse les autres flinguer et ordonne aux affranchis de régler les comptes des traîtres, sans scrupules. Je comprends mieux pourquoi Milo était ici. Il servait juste d'appât pour les flics.

Nous avançons vers un immeuble aux briques peintes en beige et à l’escalier de secours noir qui prend tout l’espace de la façade. Nous montons au troisième étage et entrons dans un appartement. Dès que je passe la porte, mon cœur tambourine. Linda est ici, au centre du salon aux murs jaune. Je n’en reviens pas, que fait-elle là ? Une petite fille me remarque et court vers moi, les bras grands ouverts.

— Papà ! dit-elle, le sourire aux lèvres.

Elle porte une jolie robe bleue ciel, et un manteau de fourrure blanc comme neige. Ses longs cheveux ébène virevoltent au grès de ses pas. Je ne sais pas comment réagir, je reste planté dans l’entrée, bras ballants. Je viens de perdre ma femme et mon bébé, et voilà que ma fille débarque. C’est trop tôt ! Elle s’agrippe à ma taille. Elle a bien grandi. Ma poitrine se serre, je me mords la lèvre inférieure. Les larmes me montent aux yeux. Je lutte pour ne pas craquer devant elle. Je ne veux pas la prendre dans mes bras, pas maintenant, alors je lui caresse la tête comme un petit chaton. Elle recule et sautille sur place, souriante. Elle repart vers Linda, vêtue d’un long manteau bleu marine. Elle me regarde avec un air de dégoût, je dois avoir une sale tête. Je serre mon manteau contre moi, pour qu’elle ne voie pas le sang sur ma chemise. Elles se blottissent l’une contre l’autre, puis s’assoient ensemble sur le canapé marron troué à plusieurs endroits. Il fait froid dans cette pièce aux murs craquelés et défraîchis. Comme si Giovanni lisait dans mes pensées, il m’explique que le chauffage au gaz ne fonctionne pas correctement. Marco a trouvé plusieurs appartements à occuper le temps que l’on me retrouve. Entraide napolitaine, souligne Giovanni. Je le prends en aparté dans un coin de la cuisine sommaire, équipée d’un évier, d’une cuisinière à gaz Franklin, qui fonctionne une fois sur deux et de trois meubles en piteux état. Les portes ferment mal. Cette situation me refait penser à la visite chez Daryl… Bref, je me penche vers Giovanni et discute à voix basse.

— Qu’est-ce qu’elles foutent ici ?

— Ben… c’est la p’tite qui a insisté.

— Comment ça ?

— Tu m’as bien demandé de la surveiller, pas vrai ?

— Oui, et ?

— Elle s’est rapprochée de moi et nous avons discuté.

— Je t’avais dit de rester à distance.

— Je sais, mais elle m’a grillé…

— Tu… dis-je en levant une main au-dessus de sa tête.

Je serre les dents, me ravise, baisse ma main.

— T’énerves pas. Elle est plutôt maligne.

— C’est surtout toi qui n’est pas discret.

— Elle voulait absolument te voir. Quand je lui ai dit que je savais où tu te cachais, je…

— Quoi ? Mais quel abruti tu fais ! Pourquoi lui as-tu sorti un truc pareil ? T’es pas bien ! Tu réfléchis pas ou quoi ?

Je le tape sur l’épaule. Il se recroqueville à chaque frappe.

— Stop, arrête. J’ai merdé, okay ?

— Elle est ici maintenant. Je me demande comment Marco a accepté leur venue ?

— J’ai dit que Linda était ma copine…

— Il ne l’a pas reconnue ?

— Non, trop d’années se sont écoulées. On a bien sympathisé elle et moi, tu sais.

— Je ne veux pas le savoir.

— Y a rien entre nous, j’te jure, dit-il en agitant les mains.

— J’m’en fous, Giovanni. C’est Kate que j’aime…

Il pose une main sur mon épaule, compatissant. Je me frotte les yeux pour empêcher mes larmes de sortir. La douleur est trop vive.

— Ta fille a besoin de toi…

Je retourne dans le salon et observe Lisa, cette petite fille de neuf ans déjà, pleine de vie. Son sourire m’éblouit et en même temps, il me serre le cœur. Je rejoins Lisa sur le canapé, elle me saute au cou. Elle parle sans s’arrêter, dans un monologue en italien sur sa vie à l’école. Je me contente de la regarder, elle me rappelle moi à son âge. Elle bouge les lèvres de manière fluide et rythmée. Je n’entends pas les mots, un brouillard me voile l’ouïe. Son odeur de cerise remplit l’espace, son sourire et ses yeux qui pétillent, égayent cette pièce monotone. Une sensation étrange de fourmillement parcourt mon corps. Elle m’apporte du réconfort. Finalement, c’est bien qu’elle soit là…

Dans l’après-midi, les filles sortent pour se promener. Je décide de rester avec Giovanni pour mettre les choses au clair. Il prépare du café avec la Moka dans la cuisine. Je m’installe sur l’une des chaises en chêne du bar, m’accoude sur le plan de travail. L’odeur d’espresso envahit mes narines. Il dépose les tasses en porcelaine sur le comptoir et s'assied en face de moi.

— Maintenant que nous sommes seuls, dis-moi comment Marco m’a retrouvé.

Giovanni soupire, puis se lance dans son monologue. Au cours de ces dernières années, Marco m’a recherché sans relâche. Une investigation entrecoupée, malgré lui, par des événements majeurs comme le mariage de Maria et de Fabrizio Rossi le 3 septembre 1934. Sans doute le type que j’avais croisé à la cérémonie d’Alberto et Prisca. Puis, l’année suivante, c’était l’union de Valentina et de Pietro Mancini le 10 Juillet 1935. Pietro s’est avéré être le gendre idéal, d’une grande utilité. Il a aidé dans les recherches, en obtenant des contacts au sein de la police criminelle et en se rapprochant d’un détective privé. Il sait corrompre les flics. Sans moi, les Calpoccini n’inspiraient plus la crainte. Enfin, c’est ce que Giovanni me raconte. Je lève les yeux au ciel. Il boit une gorgée de son café, puis continue son discours. Ma fuite n’a pas été bien vue non plus auprès du padre Vitali… Furieux, il a rompu les négociations avec Marco et a marié Giorgia à un autre gars. Il est vital pour Marco de reprendre le dessus et de refaire sa notoriété. Je dois donc revenir au domicile familial.

Sous la contrainte, Giovanni a dévoilé le lieu dans lequel il m’avait déposé. Pietro est entré en scène, en interrogeant tous les passants. Mais nul ne se souvenait m’avoir vu dans les parages. Alberto a soufflé à Marco l’idée de demander à Milo. Je suis en ébullition rien qu’à entendre son prénom. Je comprends maintenant pourquoi Milo était mentionné dans l’article de l’avis de recherche… Marco s’est alors entretenu avec lui, qui leur a parlé ainsi d’Aaron.

Accompagné des hommes de main de Marco, Pietro a rendu une petite visite à Aaron. Par la force des choses, il leur a expliqué l’échange d’identité. Il a gardé dans sa boîte en métal les photos décollées des cartes d’identité d’origine. Il a marqué derrière chacune d’elle le nom de l’emprunteur. Au cas où, cela servirait un jour. Il a donc donné la photo de Marc Anderson, avec l’inscription « Jack Calpoccini » au dos. Puis, c’était au tour du détective de prendre la relève. Un travail de recherches minutieuses pour retrouver le malheureux à qui on avait volé ses papiers. Marc avait tout simplement oublié son sac sur la banquette du bus, en rentrant chez lui. Sa sacoche oubliée est tombée entre de mauvaises mains. Le détective s’est renseigné discrètement sur les péripéties de ce jeune homme suite à la perte de ses papiers. Privé de son diplôme, Marc s’est retrouvé dans l’impossibilité d’exercer son métier d’avocat. Sans ses documents d’identité, il a été relégué au rang de paria de la société. Ne retrouvant jamais son usurpateur, il a bataillé pendant plusieurs années, au niveau judiciaire et administratif pour retrouver une identité. Sa vie s’est transformée en cauchemar. Sans ces précieux documents, il a été contraint de retourner vivre chez ses parents et d’exercer un travail de serveur. Au bout de trois longues années d’acharnement judiciaire, il a obtenu un titre de résident étranger.

À la suite de cela, le détective a recherché des ouvertures de compte au cours des années 1934 et 1935 au nom de Marc Anderson. Il en a trouvé plus d’une trentaine, puis il a entrepris son travail d’investigation. Éliminés par âge et par diplôme, son champ d’action a rétréci à vue d’œil. Il s’est penché sur le compte ouvert à New-York. Il a ensuite contacté des connaissances pour retrouver ma trace. Suite à de multiples entretiens et questionnements auprès de personnes potentiellement en contact avec le soi-disant « Marc Anderson », il a retrouvé l’adresse de mon domicile. L’aide du parrain du quartier Little Italy de New-York a été tout aussi précieuse.

Marco est venu à lui par contact téléphonique, et cet individu lui a dévoilé notre petite rencontre inattendue, au cours de l’été 1936, l’informant également de mes allées et venues dans le quartier. Par jalousie, sans aucun doute, Giulia a avoué au détective m’avoir rencontré, et que j’étais marié à une femme du nom de Kate. Mon identité confirmée, Marco et ses hommes se sont envolés pour New-York. Ils se sont rendus au quartier italien pour y rencontrer le parrain l’ayant informé de ma présence. C’est en marchant dans les rues que Marco est tombé sur Alfonso…

D’après Giovanni, c’est Alfonso qui a réclamé du boulot à Marco pour éponger ses dettes envers les Gambino… Marco lui a alors ordonné de tuer ma femme… Lorsqu’ils ont débarqué chez moi, Marco est entré dans une rage folle à la vue du ventre arrondi. Kate a tenté de se défendre avec le balai. Elle les a sommés de partir et leur a dit que j’arrivais bientôt. Elle a commis une erreur, car le but de Marco était de nous séparer, mais sachant que j’allais venir, il a changé subitement d’idée. C’est à cet instant qu’il a donné l’ordre à Alfonso et deux de ses hommes de la frapper au niveau du ventre. Giovanni n’a rien pu faire. Il se confond en excuses.

La suite, je la connais… je ne veux pas l’entendre. Je recule dans le salon, silencieux. Toute cette histoire me donne la migraine. Je pose mes mains sur le dossier du canapé, comme si j’étais sur le point de tomber. Il faut que je m’occupe, je dois penser à autre chose. Je prends machinalement mon attaché-case, m’assieds sur le sofa et commence à consulter le dossier de mon client.

— Jack… Qu’est-ce que tu fous ?

— Je te l’ai dit, j’ai une audience demain.

— Que… Quoi ? Tu débloques encore ? Jack ! Arrête avec ça.

Je tape des poings sur le canapé, puis renverse la table basse en verre du salon. Elle se brise au sol dans un fracas assourdissant. Je hurle sur Giovanni. Faut que ça sorte.

— Mais putain de merde ! Tu ne comprends pas à la fin ?! J’ai besoin de faire quelque chose pour arrêter de penser à ce qui est arrivé à Kate ! J’aurais dû la protéger et je n’ai pas réussi ! Tu ne peux pas imaginer deux minutes à quel point je suis en rage contre moi-même ? La seule chose que je veux, c’est buter ce connard d’Alfonso ! Alors oui, faut que je me calme, et pour ça, je ne vois pas d’autre solution que de travailler sur mon affaire ! C’est clair ?!

— Ou…oui, très clair…

— Fais chier, merde !

Je tape du pied, me prends la tête entre les mains, puis m’assieds lourdement sur le canapé, plongeant le nez dans mes documents. Giovanni s’approche à pas feutrés, il pousse les morceaux de verre dans une pelle à l’aide d’un balai.

— C’est pour la p’tite…qu’elle ne se blesse pas… se justifie Giovanni, penaud.

Je ne réponds pas. Vas-y, enfonce encore plus le clou. Toi, tu t’occupes de Lisa et moi je m’en fous, c’est ça ? Je crispe la mâchoire, les larmes me brouillent la vue. Je n’arrive pas à me concentrer…

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