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New-York, 1938

En me rendant au Palais de Justice le lendemain, je trouve Giulia, assise sur les marches.

— Qu’est-ce que tu fous là ?

— J’ai appris ce qui est arrivé à ta femme…

— Tu es bien informée dis-moi.

— Pardon, je t’ai suivi la dernière fois quand tu m’as abandonnée au tribunal pour rejoindre Kate. J’ai voulu… te rendre visite hier et… y avait des banderoles de police, bloquant l’entrée. Y a une dame qui parlait de meurtre… j’ai juste compris ce mot et… entendu le nom de Kate… alors je… je me suis renseignée et j’ai appris… bégaye Giulia en s’emmêlant les pinceaux et en se tortillant les doigts.

— C’est toi ?

Giulia tressaillit, ne sachant pas quoi faire.

— Non… je…

J’agrippe les bras de Giulia, compressant ses chairs, en proie à une folle colère, la secouant violemment.

— Giulia, qu’est-ce que tu as fait ? Réponds-moi !

Des individus nous regardent, sans rien faire. Le cadet de mes soucis. Venant de tout perdre, je ne me cache plus, crie des injures en italien à son encontre. Elle se met à pleurer.

— J’ai juste affirmé au détective que je t’avais vu… Seulement croisé, rien d’autre. Je ne pensais pas que… quelqu’un tuerait Kate. Je cherchais juste à vous séparer, qu’elle sache enfin la vérité que tu tenais tant à lui cacher ! Moi je sais ton identité, je te connais mieux qu’elle ! Nous sommes pareils, des napolitains ! C’est moi que tu aurais dû choisir !

Je plaque mes deux mains sur mon visage, tremblant, puis glisse mes mains derrière ma tête, en fixant Giulia d’un regard sévère, retenant mes larmes.

— C’est pas vrai, c’est pas possible… tremblé-je de colère. Qu’est-ce qui t'a pris de faire ça ?

— J’étais vexée de ton mariage avec elle, car je t’aime, moi ! Alors oui, je t’ai dénoncé à ce type. Mais je te jure que je ne savais pas ce qu’il ferait ! Crois-moi je…

— Mais t’es complètement folle ma pauvre fille ! hurlé-je, exaspéré. Te rends-tu compte de ce que tu as fait ? Elle est morte ! Tuée par un sale type ! Je l’ai toujours aimée ! Tu le savais ! Comment pouvais-tu croire que cela puisse changer ?

— Tu lui as menti sur ton identité ! appuie Giulia. C’est ça ta preuve d’amour ?

Je ne peux pas me retenir, je la gifle, en pleine rue, devant tous les badauds attroupés autour de nous qui écoutent une conversation qui leur échappe dans une langue aux intonations chantantes. Des « oh » et des chuchotements s’élèvent dans la foule. Mais personne ne bouge. Giulia pleure en tenant sa joue rouge.

— C’est quoi cette jalousie maladive ? Cette paranoïa d’espérer qu’un jour tu puisses me conquérir en te débarrassant de Kate ? Hein ?! T’es tarée ! Va te faire soigner ! Hors de ma vue ! dis-je en la trainant de force en bas des marches.

Des policiers s’approchent. J’examine Giulia, de mépris, la pousse sur le trottoir. Elle tombe sur les fesses, sa jupe crayon se déchire sur le côté. Je la laisse là. Tant pis, je m’en fous. Je monte les marches quatre à quatre pour rejoindre le hall d’entrée du Palais de justice. Les policiers n’ont pas le temps de me stopper.

Je passe rapidement aux toilettes, avant d’entrer dans la salle d’audience. Je donne des coups de pieds dans les portes des cabinets, frappe des poings dans les murs, m’abime au passage les jointures des mains. Je fais les cent pas dans la pièce en me tenant l’arrière de la tête, puis je me cramponne au rebord du lavabo, me regarde dans le miroir. Je retire mes lunettes pour les briser d’une main, m’asperge le visage d’eau en hurlant sous le jet. Je me redresse, m’essuie le visage avec la serviette posée sur le meuble à côté. Je ferme le robinet et observe mon reflet dans le miroir. J’ai des cernes sous les yeux. Je donne un coup de poing, l’objet se brise. Je sens du liquide chaud couler sur mes doigts. Je contemple ma main, un morceau de verre cisaille ma peau entre l’index et le majeur. Je retire le débris, puis entoure ma main avec une serviette pour stopper le sang.

Kate avait raison, je n’aurais jamais dû remettre les pieds dans Little Italy. Si je n’avais pas raccompagné la vieille dame chez elle, je n’aurais jamais fait la connaissance de Giulia et toutes ces mésaventures n’existeraient pas. Sans elle, mais aussi sans moi, finis-je par admettre, Kate serait toujours en vie…

Je me redresse en me tenant l’épaule droite. En poussant Giulia, j’ai dû certainement réaliser un mauvais mouvement. Mon ancienne blessure me lance. Je soupire, me recoiffe, remets ma veste et ma cravate en place, puis je me dirige vers la salle d’audience d’un pas assuré. Sauf que, Giovanni m’intercepte dans le couloir.

— Tu n’as rien à faire là, grogné-je. Dégage.

Il m’attrape le bras, me bloque avec son pied.

— Arrête. Ton boulot ici n’a plus d’importance.

— Je dois défendre mon client !

— Arrête de t’obstiner, merde ! T’es buté ma parole !

— Laisse-moi, passer.

Giovanni m’attrape l’autre bras. Il se poste en face de moi, bras tendus pour m’empêcher de passer.

— Jack, il est temps de partir.

— Pourquoi ?

— Les flics nous recherchent.

— Tu m'as bien dit que Milo a été arrêté !

— Oui, mais ils trouvent bizarre qu'un gars de San Francisco ait tué une jeune femme à New-York. Ils fouillent dans ses relations. Et tu l'as dit toi-même, tu es le mari de Kate, ils vont pas tarder à te poser des questions. Ce qui est une procédure normale. Je me trompe ?

— Non…

Je baisse la tête. Mes épaules tremblent sous ses mains. Je voulais aller à ce procès pour… je ne sais pas… penser à autre chose. Et après ? Je n’ai plus rien… Je refusais de voir le néant, le vide de son absence, alors j’ai débarqué ici, sans réfléchir. Je n’ai même pas la force de mener ma plaidoirie et de me présenter devant le juge dans cet état.

— Allez, viens.

Il me prend le bras. Je me laisse entrainer comme un gamin tiré par sa mère pour rentrer à la maison. Dans le hall d’entrée, nous croisons Evan Miller. J’essuie en hâte mes yeux avec le revers de ma manche. Il me fixe avec son regard de fouine. Je serre les poings et sens la serviette s’imbiber de sang. Oui, j’ai menti. Menti à Evan sur mon métier d’avocat, menti à Kate sur mon identité, menti à ses parents sur ma vie… Je les ai tous trompés… Evan s’approche de moi, retrousse le nez en jetant un œil à Giovanni. Il me présente ses condoléances. Les nouvelles vont vite !

— Comment le savez-vous ?

— J’ai un ami dans la police qui m’a informé de sa mort tragique…

Giovanni me relâche. Evan s’avance un peu plus vers moi.

— Il me semble que vous saignez de la main.

— Rien de grave.

— J’ai déjà entendu cette phrase venant de votre part.

— Qu’est-ce que tu veux ? demandé-je brusquement.

— Alors comme ça, vous ne prenez plus la peine d’y mettre les formes ? Vous me tutoyez ?

— Oui, ce n’est vraiment pas le bon moment pour me parler.

— Je souhaitais juste te faire part de mes condoléances. Tu auras certainement remarqué que je me suis permis de te tutoyer aussi.

— Ça m’est égal que tu me tutoies ou non.

— C’est vrai, c’est sans importance, vu les circonstances actuelles. Ta femme était une personne de bonne figure.

— Elle l’était… belle, gentille, intelligente. Je l’ai perdue…

— Serait-il possible que tu y sois pour quelque chose ? lance Evan d’un air provocateur.

Je me redresse, le dévisage méchamment. Il ne m’a jamais lâché d’une semelle, s’acharnant à démêler le vrai du faux depuis le début.

— Ma femme était au mauvais endroit au mauvais moment, tenté-je, peu convaincu moi-même par mon explication.

— J’en doute. Elle était chez elle, il me semble. Je me trompe ?

Il se penche vers moi, et dans le creux de mon oreille, il m’annonce :

— Tu sais ce que je crois ? Que tu n’es pas Marc Anderson.

Il recule, guette ma réaction. Je tente de rester stoïque. Puis avec un sourire narquois, il sort une photo de remise de diplôme de la UC Hastings College of the Law promotion 1931 de sa sacoche, puis me la tend. Je ne me donne pas la peine de la prendre dans la main. Je constate un cliché sombre avec beaucoup d’élèves. Impossible de distinguer les visages. Je lis les noms mentionnés sous la photo. Je trouve évidemment celui de Marc Anderson. Je constate sans surprise les recherches d’Evan à mon sujet. Où veut-il en venir avec cette photo ? Je tremble de la jambe droite, serre si fortement ma main blessée que le sang de ma plaie coule sur le sol, malgré la serviette. Evan continue son argumentaire avec délectation, en me regardant avec ses petits yeux fouineurs et sifflant comme un serpent. Un flot incessant d’avocats traverse le couloir des salles d’audience. Lassé de l’écouter, je le pousse pour passer. Evan m’agrippe le bras.

— Tu sais ce que je pense ?

— Je ne veux pas le savoir.

— Pour moi, « Marc » et « Jack » ne font qu’un.

Son verdict a l’effet d’une bombe. Je serre encore plus les poings. Seule solution, nier les faits, puis fuir. Plus rien ne me retient ici, dans cette ville, de toute façon.

— Je ne vois pas de quoi tu parles. Si tu veux bien m’excuser, j’ai un deuil à surmonter.

Evan me laisse passer. Il ne peut pas prouver ce qu’il avance. Sans écrits, ni documents, il ne peut pas m'accuser d’usurpation d’identité. Il lui faut trouver le vrai « Marc Anderson », prouver que c’est bien « Jack Calpoccini » qui se trouve en face de lui, obtenir les éléments ou le dépôt de plainte d’un vol. Malgré une vision juste de la réalité, il ne peut rien faire pour me contrer. C’est ce que j’ose croire en tout cas. Je regarde ma montre, 10h45. J’ai laissé tomber Henrick… Merde.

— Au fait, lance-t-il, je ne pourrai pas venir à l’enterrement de ta femme, ce samedi 2 avril. Je suis navré.

Ma gorge se noue. Je ne suis même pas au coutant… Je n’ai pas pris le temps de m’en soucier. Ses parents ne m’ont pas prévenu. Comment le peuvent-ils, je ne suis pas chez moi… Evan s’approche et me tend un bout de papier.

— C’est un mot de la part de la mère de Kate. Mes condoléances.

Je le prends, lèvres fermées. Les mots restent coincés dans ma gorge. Je l’ouvre, la date de cérémonie de ses funérailles est inscrite avec l’adresse et une note : « nous vous attendons, Marc, nous sommes là pour vous soutenir, ne restez pas seul ». J’ai envie de pleurer. Ma main tremble, je range le bout de papier dans ma poche, puis me précipite vers l’entrée, sans remercier Evan.

Je sors du Tribunal en sachant que je n’y remettrai plus les pieds. Giovanni m’arrête. Quoi encore ? Je me tourne vers lui, en soupirant.

— Oui ?

— J’ai un truc à te dire.

Nous sommes debout en bas de l’escalier, un pied sur la première marche, devant cette immense bâtisse grise. L’air glacial me pique le visage, la brise matinale s’engouffre dans mes mèches de cheveux. Le soleil illumine les rues, les rayons se reflètent dans les carreaux, comme des diamants, ils brillent de mille éclats. Je fourre mes mains dans les poches de mon manteau pour les réchauffer. Je grelotte à moitié sur place. Je fixe Giovanni, il parait hésiter, ses rides se creusent sur son front, des cheveux blancs colorent ses tempes.

— Vas-y, je t’écoute.

— Et bien… ta fille est ici…

— Pardon ?

— Elle voulait te voir et comme je savais où tu étais, je l’ai emmenée avec moi au palais de justice.

— Mais t’es pas bien !

— Sa mère est avec elle.

— Quoi ? Mais elles n’ont rien à faire ici ! Qu’est-ce qui t’as pris bon sang ?

Je me prends la tête entre les mains. C’est pas possible, je n’en crois pas mes oreilles.

— La p’tite a tellement insisté que je n’ai pas pu lui refuser…

— Tu es trop émotif Giovanni, soupiré-je. Où sont-elles ? Dans le Tribunal ?

— C’est ça que je voulais te dire… Elles sont parties sur Amsterdam Avenue. Nous marchions dans Central Park, près des fontaines et des canards, quand nous avons aperçu deux types aux cheveux noirs devant nous. La gamine t’a appelé, mais tu n’as pas réagi, sans doute trop loin…

— C’est surtout parce que ce n’était pas moi !

— Oui, c’est ce que je me suis dit… plus tard…

— J’étais au Tribunal toute la matinée !

— Oui, oui, j’ai compris…

— Elles ont suivi ces gars, c’est ça ?

— Exact…

— Merde !

— Tu sais qui c’est ?

Je pense savoir que c’est Alfonso, et certainement Flavio. Je ne réponds pas à la question et file en courant sur Leonard Street, puis je lève la main pour prendre un taxi. Il refuse de s’arrêter, je me place devant la voiture pour lui bloquer le passage. Il s’arrête dans un crissement de pneus et une volute de fumée.

— Mais vous êtes malade !

— Emmenez-moi sur Amsterdam Avenue au niveau de la West 101st street.

— Mais…

— Tout de suite ! dis-je en montant en voiture.

Je fixe le conducteur d’un regard sévère. L’homme, asiatique, s’exécute, sans un mot. Il garde le silence durant les vingt minutes de trajet. Il me dépose à l’endroit demandé. Je le paye, puis il repart prendre une autre course. Je cherche partout. Je ne vois que des bâtiments en chantier, des ouvriers qui s’activent et des badauds qui se promènent dans cet environnement de briques et de ferraille. Je suis revenu à l’endroit où vit ce type, Robert Tucker. Sinon pourquoi Alfonso s’aventurerait sur Amsterdam Avenue ? Il n’a rien à faire ici.

J’arpente l’avenue pour retrouver ma fille. En passant devant le New York City Housing Authority Douglass Senior Center, un cri effroyable à réveiller les morts me transperce les tympans. Je stoppe net, jette des regards tout autour de moi. Quelques badauds se sont arrêtés eux aussi, cherchant d’où a pu provenir le bruit. Une vielle dame me tapote l’épaule, je sursaute.

— J’ai entendu un coup de feu dans cette rue, me dit-elle en pointant du doigt la 102nd street.

Je fronce les sourcils et la fixe.

— Pourquoi vous me dites ça à moi ?

— Des hommes comme vous sont passés par là.

Je soupire. Elle reprend son chemin en se tenant sur sa canne, et de l’autre, agrippant son sac à main.

Je me faufile dans la rue et m’immobilise. Quelques personnes sont là, autour du corps d’un homme gisant dans son sang. Personne n’ose bouger. Ils ne s’approchent pas de la scène de crime, il chuchotent entre eux. Puis mon regard se fige sur cette gamine, se tenant debout, raide comme un piquet, les pieds dans le sang.

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