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Mon pouls s’accélère, je la connais cette petite fille aux longs cheveux noirs, en robe bleue et manteau blanc au col en fourrure, avec ses bottes en cuir noir. C’est Lisa. J’accours vers elle, la prends dans mes bras pour la sortir de là. Je cache son visage, mais il est trop tard. Elle a déjà tout vu. J’entends les chuchotements des badauds. Je m’éloigne de la zone, mes chaussures laissent des empreintes de pas rouge sur l’asphalte. Je caresse la tête de Lisa pour la réconforter. J’avance sur Amsterdam Avenue, en direction du quartier Upper West Side, pour l’éloigner le plus possible de cette horreur. Je la porte toujours, elle s’accroche à moi comme un koala, tête enfouie dans le creux de mon cou. Je maintiens sa tête pour qu’elle ne regarde pas. Trop tard… je suis arrivé trop tard… me répété-je en boucle. Je croise Linda devant St Michael’s Church, une église au style Roman-Byzantin. Nous nous arrêtons, inquiets. Les voix de la chorale parviennent à nos oreilles. Linda fixe les gouttes de sang qui tombent des bottes de Lisa. Elle plaque une main sur sa bouche. À cet instant, le chant Gloria in excelsis Deo résonne.

— Que s’est-il passé ?

— Où étais-tu ? dis-je d’un ton sec.

— Je l’ai perdue de vue…

— Encore ? Tu as refait la même connerie qu’à ses deux ans ?

— Je suis désolée… balbutie Linda.

— Mais qu’est-ce que tu fous ? Merde !

— Donne-la moi !

Je la dépose. Elle reste debout comme une poupée en porcelaine. Linda s’accroupit devant sa fille. Elle pose ses mains sur les épaules de Lisa, le visage lisse, dépourvue d’expression, les yeux vides.

— Lisa, regarde-moi. Qu’as-tu vu ?

Elle fixe un point imaginaire, quelque part sur cette avenue, garde les lèvres collées. Linda secoue sa fille.

— Lisa, regarde-moi ! Dis quelque chose ! Lisa !

Je me passe les mains dans les cheveux en marchant de long en large. Linda insiste.

— Lisa, parle-moi ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Lisa !

Elle secoue sa fille, mais celle-ci ne réagit pas, elle se laisse balloter comme une poupée de chiffon.

— LISA ! hurle Linda, la voix enrouée.

J’interviens, elle lui fait encore plus peur.

— Arrête Linda ! Tu vois bien qu’elle est chamboulée ! Lâche-la.

Linda s’exécute, se redresse. Des sirènes de police s’élèvent dans le ciel, masquant les chants catholiques.

— Allons-nous en.

Linda serre les poings, me fait face.

— Qu’as-tu fait ? dit-elle, dents serrées, le regard sévère.

— Rien !

— Menteur ! T’as des bleus partout sur le visage, des égratignures et tu as du sang sur les mains !

Elle me frappe le torse. Je recule d’un pas.

— T’as tué ce type ?

— Non !

— Menteur !

Elle recommence à me pousser. Je saisis ses mains pour l’arrêter.

— Non ! Je te jure que ce n’est pas moi. Je ne sais pas qui l’a tué. Il n’y a que Lisa qui le sait…

Linda se met à pleurer. Elle baisse la tête, puis se met à nouveau à frapper mon torse avec ses poings, elle éclate en sanglots. Je la prends dans mes bras, elle enfouit son visage sur ma poitrine. Elle pleure en hurlant. Les badauds nous jettent des regards suspicieux. J’aperçois les voitures de police. Je prends Lisa par la main et Linda par le bras.

— Allez venez, partons d’ici.

Je les guide sur West 99th street, direction le Firemen’s Memorial, sur Riverside avenue. Un petit coin de verdure au bord du fleuve Hudson. Nous nous asseyons sur un banc, je prends place entre Linda et Lisa. L’herbe est recouverte d’une fine pellicule de givre. Je me frotte les mains, il fait froid. Je regarde Lisa. Elle fixe je ne sais quoi sur le fleuve. Je passe une main devant ses yeux, elle ne réagit pas. J'observe ensuite Linda, qui se frictionne les bras, tremblante. Je joins les mains et me penche en avant, le regard sur les bateaux touristiques qui passent. Une lueur me traverse l’esprit, je me redresse.

L’homme à terre, j’essaye de me rappeler son visage. Je l’ai regardé rapidement. La vieille dame a dit que les gars me ressemblaient… Mon cœur commence à s’emballer, Alfonso a dit qu’il avait des comptes à régler avec Robert Tucker. C’est pas vrai ! Je me prends la tête entre les mains.

— Qu’as-tu fait ? me reproche Linda, droit dans les yeux.

— Rien, bordel !

— Comment ça se fait que tu t’es retrouvé ici ?

— Je suis venu vous chercher !

— Tu vois t’y es pour quelque chose !

— Je te dis que je n’ai pas tué l’homme au sol !

— Mais qu’est-ce que tu foutais là ?

— Et toi alors ?

— Nous te cherchions. Lisa voulait te voir.

— Comment ça sur Amsterdam Avenue ?

— Nous t’avons vu passer, et…

— Qui ça ?

— Tu ne m’as pas dit ce que tu faisais là !

— Mais putain, tu le fais exprès ?

Je sais qu’elle parle de Giovanni, mais je veux l’entendre de sa bouche pour être sûr qu’il ne m’a pas raconté de bobards. Nous nous levons brusquement, l’un en face de l’autre, nous nous engueulons ouvertement, des insultes accompagnées de gestes. Les badauds se dépêchent d’avancer.

— Tu fais chier Linda ! T’es incapable de t’occuper d’une gosse !

À cet instant, Linda se tait, elle sanglote et regarde derrière moi. Ses yeux s’écarquillent. Qu’est-ce qu’elle a ? Je me retourne, Lisa a disparu. Merde ! Nous avons dû lui faire peur avec notre dispute. Nous l’appelons, nous cherchons partout, puis je la vois avancer vers le fleuve. Linda plaque les mains sur sa bouche. Je cours vers Lisa, saute par-dessus le grillage du pont, piétine les tulipes, puis attrape Lisa avant qu’elle ne mette un pied dans l’eau. Je la prends dans mes bras, elle ne résiste pas. Je retraverse le parterre de fleurs et là le gardien du parc me réprimande :

— Monsieur, il est interdit de marcher sur les zones fleuries !

— Oh, ça va !

Mon ton est menaçant. Il n’insiste pas, recule, les yeux ronds, grimace. Il peste, puis s’éloigne. Sur le chemin, Linda s’approche de moi. Elle tente de récupérer sa fille.

— Viens, ma chérie.

Lisa secoue la tête de gauche à droite. Elle s’agrippe encore plus.

— Lisa !

Elle serre plus fort ses bras autour de mon cou et ses jambes autour de ma taille. Je caresse sa tête pour la calmer, écarte un peu ses mains, je commence à étouffer.

— Écoute, pour le moment, laisse-la se calmer. Elle a subi un sacré choc…

— Par ta faute.

— Arrête Linda ! Ça suffit !

— Rends-moi ma fille.

Je tente de la repousser, mais elle resserre son étreinte.

— Tu vois bien qu’elle ne veut pas !

Linda s’approche et pose une main sur l’épaule de Lisa.

— Lisa, s’il te plaît, rentrons…

Lisa secoue la tête et se cache dans mon cou, elle se recroqueville sur moi. Je la sens frissonner entre mes mains. J’entends des gouttes tomber sur les cailloux. Je regarde mes pieds. Du sang. Je lui caresse le dos, désolé pour elle. Je ne me sens pas bien non plus. Les larmes me montent aux yeux en pensant à Kate et mon gosse. Tout arrive trop vite. Je perds les êtres qui me sont chers et voilà qu’elle débarque. C’en est trop d’un coup. Je me déplace telle une marionnette, avec Lisa dans les bras. Je marche sans but, le long du fleuve jusqu’à atteindre la West 95th Street. Je tourne à gauche, puis me dirige vers Central Park. Dès que nous entrons, le bruit des voitures laisse place au chant des oiseaux. Nous nous asseyons sur l’herbe à côté du Gothic Bridge. Je m’étire, je sens des courbatures partout. Qu’est-ce qu’elle est lourde ! Je ne réalisais pas qu’une enfant de neuf ans pouvait peser à ce point. Je me masse le bras droit. Linda reste debout, mains agrippées à son sac à main. Quant à Lisa, elle reste assise, jambes tendues et bras ballants, le regard vide.

— Alors ? Que comptes-tu faire ?

— Attraper Alfonso.

— Et après ?

— Lui faire sa fête.

— Jack !

— Linda, la ferme.

— Mais…

— Je suis sérieux. Tais-toi.

— Explique-moi…

— Je n’y tiens pas.

— Et Lisa ? dit-elle d’une voix tremblante…

— Elle a subi un traumatisme. Ne la brusque surtout pas. Je sais ce que c’est… de voir quelqu’un… mourir sous ses yeux…

J’ai du mal à parler. Mes lèvres tremblent, je me retiens de pleurer ou de hurler de désespoir. Lisa revient se blottir contre ma poitrine. Je l’enveloppe de mes bras. Linda finit par se taire.

***

Samedi 2 avril 1938, je me rends le cœur lourd à la petite église de White Plains pour les funérailles de Kate. Je conduis l’esprit accaparé par le visage angélique de ma femme. Arrivé devant la chapelle au bardage blanc et au toit noir, je suis accueilli par ses parents. Sa mère pleure à chaudes larmes, les doigts crispés sur un mouchoir en tissu rose pâle, le visage enfoui dans l’épaule gauche de son mari, les yeux rougis lui aussi par les pleurs. Ses cris stridents me transpercent la poitrine.

— Ma fille, rendez-moi ma fille ! supplie la mère. Pitié mon Dieu, pitié !

— Chérie, je t’en prie, calme-toi… Marc, merci d’être venu.

Mais, c’est quoi cette réaction ? C’est ma femme, normal que je sois présent. Je lui serre la main, sans un mot. L’un des cousins de Kate vient vers nous, un gaillard grand et costaud, à la barbe dense et aux cheveux roux. Il me fixe avec mépris. Il retrousse son nez, serre les lèvres, m’agrippe par la chemise et m’assène un coup de poing. Il a une sacrée force, ma tête est déviée sur le côté. Je n’ai pas esquivé, volontairement. Je ne riposte pas non plus. Je sens le liquide au goût de fer dans ma bouche.

— Tout ça c’est de ta faute ! Si elle ne t’avait pas rencontré, rien de tout ça ne serait arrivé !

Il n’a pas tort… Je ne réponds pas à sa provocation. En partie à cause du sang qui occupe toute ma bouche. Si je n’évacue pas ce liquide, je ne pourrai pas parler. Je me penche sur le côté pour cracher. Le gars grimace, puis me plaque dos contre un platane. Je sens du sang couler à la commissure de mes lèvres. Il a envie de m’étrangler, je le vois dans ses yeux.

— Laisse-le ! sanglote la mère. Il vient de perdre sa femme et son enfant !

Le « viking roux » me lâche, puis part en direction de l’église, furibond. Le père de Kate me prie de le suivre. Nous entrons dans le lieu de prières. Toute la famille Brennan est réunie, ainsi que sa meilleure amie, Margaret, et l’employé Serafino. Ses parents se placent à l’avant, je reste debout dans l’allée. Le gars roux de tout à l´heure me pousse au dernier rang.

— Toi, tu t’assieds là !

— Okay… dis-je en levant à moitié les bras.

Je fais un tour d’horizon de l’assemblée, constate qu’ils ont tous la peau blanche avec des taches de rousseur, les cheveux dorés ou roux. Seul avec ma peau mate et mes cheveux noirs, je me sens mal à l’aise, comme le mouton noir de la tribu. Les parents de Kate me regardent avec un air confus et désolé. Je reste silencieux tout le long de cette jolie cérémonie. L’église est décorée de bouquets de tulipes rouge, ses fleurs préférées. Je reste assis sur le banc, tête basse, incapable de regarder le cercueil, le pasteur, ainsi que la statue du Christ sur sa croix. Tous semblent me scruter d'un air soupçonneux.

À la fin de la cérémonie, les deux cousins roux passent à côté de moi avec un regard haineux. Au lieu de sortir, je m’approche des parents de Kate. Serafino et Margaret sont à leurs côtés.

— Je sais que ça ne changera rien, mais je tiens à m’excuser de ne pas avoir pu la protéger.

— Nous ne te reprochons rien, me rassure le père.

— Nous te voyons comme un membre de la famille, tu es notre gendre, renifle la mère.

— Kate était si gentille, c’est injuste, pleure Margaret. Elle t’aimait énormément.

Je mets les mains dans les poches pour cacher ma nervosité et mon malaise.

— Et votre bébé… compatit Margaret, ce doit être tellement douloureux pour toi... Elle était si heureuse avec toi…

Je garde le silence. Le père prend sa femme par les épaules. Ils baissent la tête, puis sortent tous les trois de l’église, en pleurs. Serafino reste, quant à lui, à côté de moi.

— Et bien, nous voilà réunis pour une fin tragique. Je l’avais prédit. Tu n’as apporté que des ennuis. À toi maintenant de vivre avec ça.

Serafino tourne les talons, sort de l’église à son tour. Je soupire, me passe une main sur le visage, essuie mes yeux au bord des larmes. Nous nous dirigeons ensuite vers le cimetière situé à côté de l’église. Lors de la mise en terre, je reste en retrait. La cérémonie terminée, je décide de rentrer chez moi. La mère de Kate accourt vers moi.

— Marc ! Attendez !

Je m’arrête, me retourne vers elle.

— Nous nous réunissons chez nous, pour un dernier hommage à Kate.

— Je…

Mon regard glisse vers les deux cousins au loin. Ils me scrutent d’un air mauvais.

— Je ne peux pas rester.

— Vous ne pouvez pas partir comme ça, Marc…

— Je sens que je n’y ai pas ma place. Je préfère m’isoler.

— Mais…

— S’il vous plaît, je préfère être seul.

— Je comprends…

Je me tourne, reprends ma marche pour sortir du cimetière. Je sens dans mon dos le regard glacial de la famille me transpercer. Je monte dans ma voiture pour filer en direction de notre appartement de Bleecker Street. Tout le long du trajet, mes larmes coulent sur mes joues. Je serre les dents, tape sur le volant violemment, crie de colère.

En arrivant sur les lieux, je soulève la banderole de police, passe en-dessous et pousse la porte en même temps. J’avance dans l’entrée. Debout dans le salon, je fais un tour d’horizon. L’appartement est dévasté. La table est renversée, les chaises fracassées au sol, des documents et du linge sont éparpillés un peu partout, des objets en morceaux jonchent le parquet. Mon regard s’arrête sur le sol tâché de sang séché, celui de Kate. Je n’ai pas rêvé, c’est bien réel. Elle est morte. Je sanglote à nouveau, c’est un cauchemar dont je ne sortirai pas… J’aperçois le châle rose aux petites fleurs violettes à la lueur du soleil passant par les interstices des fenêtres. Je le prends, le contemple dans ma main. Astrid… tu n’aurais peut-être pas dû me sauver de la noyade ce jour-là…

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