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New-York, 2012

Mon grand-père a passé la matinée du 30 mars 1938 au Palais de Justice, puis il a retrouvé Lisa au milieu d’une mare de sang. Mon cœur se serre. Maman… Serait-ce pour cette raison que tu n’as jamais parlé de ton passé, effaçant cet atroce spectacle de ta mémoire ?

Je me souviens des paroles de Brad, je fronce les sourcils. Il avait bien mentionné la présence d’une fillette du nom de Katharine Grant ? Oui, c’était écrit dans le rapport de police… Il n’y a aucune information sur elle. Deux petites filles étaient-elles présentes sur les lieux ? J’y comprends rien…

Je pose le carnet, me lève et regarde le temps par la fenêtre. Il pleut. Soudain le téléphone de Matthew sonne. Il met le haut parleur. Bryton a obtenu des renseignements supplémentaires sur la famille Tucker. Il nous informe qu’une femme du nom d’Abigail est venue au commissariat de Manhattan pour demander mes coordonnées. La police a évidemment refusé de les lui transmettre. Grâce aux contacts de son ami Ghislain, il a obtenu son adresse et son numéro de téléphone. Je lui envoie immédiatement un sms. Je ne peux pas attendre. Au bout de dix minutes, je reçois une réponse. Elle m’accorde une rencontre dès aujourd’hui et exige que je vienne seule. Matthew n’est pas très rassuré à cette idée, mais la curiosité est bien trop grande pour que je puisse l’ignorer. J’ai envie de sortir prendre l’air de toute manière. C’est le temps idéal pour me cacher. Avec une capuche et un parapluie, les gens ne feront pas attention à moi. Mon visage apparait dans la presse, sur internet, à la télévision… Sous cette pluie battante, je serai à l’abri des regards. Je décide de me rendre chez Abigail, malgré les protestations de Matthew, juste pour une heure, pas plus. J’enfile mon blouson noir à capuche, mes bottes de couleur camel, puis j’attrape mon parapluie. Marchant sous l'averse, je réfléchis à la situation. Existe-t-il vraiment un deuxième acte comme le supposent l’inspecteur et Matthew ? Si oui, qu’est-ce qui a conduit Robert à agir de la sorte ?

Je me dirige tout d’abord à l’angle de Bleecker Street et de Carmine Street à la recherche du bâtiment en brique rouge, le seul de cette couleur, difficile à rater. Je lève la tête vers le sommet du bâtiment, les gouttes fouettent mon visage. Quelle sensation étrange de se retrouver là, où vécut mon grand-père. Je décide de me rendre au quartier Little Italy en passant par Mulberry Street, en suivant ses traces.

Arrivée sur place, je constate que ce quartier n’est plus ce qu’il semblait être par le passé. Le quartier chinois a empiété sur le quartier italien, réduisant sa surface de plusieurs rues. Les restaurants italiens sont remplacés en partie par des épiceries asiatiques. Celui des parents de Giulia n’existe sans doute plus. Je fais demi-tour pour retourner vers mon hôtel. La pluie ne cesse de tomber. Mon pantalon noir est trempé malgré les bottes. Je déambule sur Mott Street, tête basse, ressassant les actions de mon grand-père. Je recule sous un auvent rouge d’un magasin de souvenirs chinois pour m’abriter. Je regarde le GPS de mon téléphone, me voilà arrivée à l’adresse d’Abigail. Je pousse une porte blindée, coincée entre deux restaurants chinois dégageant des odeurs de canard laqué et de nouilles sautées. J’avance dans un étroit couloir, monte un escalier pour arriver au premier étage. Je toque, j’entends le loquet du judas.

— C’est pour quoi ? lance une voix féminine rauque.

— Madame Tucker ?

— Qui la demande ?

— Chloé Walker.

— Êtes-vous seule ?

— Oui.

J’entends qu’elle déverrouille la porte. Une petite femme maigrichonne ouvre. Elle ressemble à une sorcière avec son chandail sur les épaules, son nez épaté et sa verrue sur le bout du nez. Elle me sourit, dévoilant un sourire aux dents cariées sur un visage disgracieux et repoussant. Elle semble proche de quatre-vingt dix ans. Je grimace machinalement. Elle vérifie par-dessus mon épaule que je suis seule, puis m’invite à entrer dans son petit appartement. Nous nous installons dans le salon. Elle ferme les volets pour être à l’abri des regards et d’éventuelles oreilles indiscrètes à l’écoute de notre conversation, sans doute. Je reste cependant sur mes gardes.

— Je vous ai vue à la télévision, sur FoxNews, vous savez. Je me suis rendue au commissariat pour en savoir plus. Mais les agents m’ont repoussée, explique-t-elle en déposant deux tasses de thé fumantes sur la table basse en verre.

Abigail tremble comme une feuille. Elle se griffe le bras droit. Une habitude semble-t-il, vu les traces de cicatrices sur ses avant-bras. Elle me tend sa carte d’identité. Je l’observe et constate bien qu’il s’agit d’Abigail Tucker.

— Vous avez le même regard que votre grand-père, dit-elle.

Je fronce les sourcils et réitère ma question.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis la cousine de Francis Tucker.

Je suis abasourdie. Personne n’a mentionné son nom, ni même fait référence dans quelque document que ce soit.

— Je vous en prie, asseyez-vous, dit-elle.

Je retire mon blouson, le pose sur le dossier d’une chaise bancale.

— Qu’est-ce qui vous a amenée vers moi ?

— Les actes. Je sais ce qui s’est passé.

— Vous devriez en parler à mon avocat, votre déposition pourrait nous être précieuse.

— Je n’aime pas les hommes. Je préfère éviter de lui parler. Avec une femme, c’est plus simple…

— Mais…

— Vous pouvez m’enregistrer si vous voulez, coupe-t-elle en me devançant sur mon intention.

— Vous êtes sûre ?

— Oui… Il est temps que quelqu’un connaisse cette partie de l’histoire… Vous vous demandez sûrement pourquoi l’acte de prêt est si mauvais, n’est-ce pas ? Et s’il en existe bien un autre, pas vrai ?

Elle a raison. Que sait-elle au juste ?

— Pourquoi m’aider ?

— Eh bien, pour détruire Francis Tucker et sa famille, me répond-elle avec ses yeux gris perçants.

— Que s’est-il passé ?

— Vous n’enregistrez pas ?

— Euh si… bafouillé-je, penaude, en cherchant mon téléphone portable dans mon sac.

J’enclenche le mode « dictaphone », en espérant qu’il y ait assez de place pour tout enregistrer. J’écoute attentivement cette vieille femme au visage fripé, aux cheveux blanc filasses et aux yeux globuleux grisâtres.

— À l’époque du vol de mon oncle Robert Tucker, j’avais treize ans. Je travaillais dans son atelier de menuiserie à nettoyer la sciure de bois et à ranger les outils. C’est mon père qui m’avait envoyée là-bas. Mon oncle Robert a eu l’amabilité de m’accepter et de m’héberger pendant mon apprentissage. Un jour, à son atelier, j’ai vu Robert accompagné de deux individus en colère. Je me suis cachée derrière un établi, en me recroquevillant. J’ai assisté à leur altercation en toute discrétion. Le plus grand, reconnaissable avec son cache-œil gauche, réclamait à Robert de lui rédiger un autre acte signé au nom de Jack Calpoccini. L’acte qu’ils ont signé entre eux devant une tierce personne, un notaire, proche conseiller de Robert, ne lui convenait plus.

— Qui était cet homme ? dis-je avec un tremblement dans la voix.

Abigail marque une pause, boit une gorgée de son thé d'une main tremblante. Elle attrape ensuite un carnet sur la table basse, l'ouvre, lèche le bout de son index pour tourner quelques pages.

— Alfonso Spinelli, répond Abigail.

— Comment le savez-vous ?

— Parce que Robert a mentionné son nom.

— Et l’autre homme ?

— Flavio Moretti.

Je souffle nerveusement. Je me redresse, puis me rapproche d’Abigail, mains croisées devant moi.

— Comment vous souvenez-vous de ces noms ?

— Je les ai noté pour ne pas oublier, car l’événement qui s’est déroulé ce jour-là devant mes yeux m’a ébranlé à jamais. Ces noms reviennent en boucle sans cesse dans ma tête depuis cet incident… Je les ai écrits pour extérioriser mes sentiments, mais je n'arrive pas à m'apaiser... sanglote Abigail.

— Continuez, je vous prie, dis-je en posant une main réconfortante sur celle d’Abigail. Je vous écoute.

Abigail me lance un sourire timide, puis reprend son discours en se tortillant les doigts. Elle se griffe de temps à autre l’avant-bras gauche.

— Robert possédait un atelier de menuiserie. C’était le patron. Il fabriquait des bâtis pour fenêtres, des portes d’entrée et d’intérieur, des dressings… C’était un homme organisé, perfectionniste et maniaque. Tout devait être soigneusement rangé et nettoyé, chaque chose à sa place. Lorsque cet homme, Alfonso, est venu lui quémander un prêt de 80 000 dollars, Robert a tenu à le faire correctement, réclamant un document officiel, soigné, en présence de son notaire, un fidèle ami. Alfonso n’avait pas le choix s’il voulait obtenir l’argent. Malgré les intimidations, Robert n’a pas cédé. Alfonso n’a pas insisté, puisqu’il a obtenu ce qu’il voulait après tout. Mais lorsque les journaux se sont mis à parler d’un vol à main armée, il a commencé à paniquer. Robert l’a assuré que son nom ne serait jamais divulgué et que celui de Jack Calpoccini serait le seul évoqué, à sa demande. Mais plus les jours passaient et plus Alfonso s’angoissait, car Jack réfutait ces allégations. Et si la police commençait à fouiner dans leurs affaires et découvraient les manigances d’Alfonso ? Il se retrouverait en taule ou pire, tué par ceux qui lui réclamaient de l’argent. Alors, quelques mois plus tard, après la signature du véritable acte, Alfonso et son acolyte Flavio, se sont rendus à l’atelier de Monsieur Tucker. Il a exigé de refaire un acte, signé au nom de Jack Calpoccini cette fois. Mais Robert a refusé…

Abigail se met à trembler. Elle reprend son souffle, puis finit son thé.

— Que s’est-il passé ensuite ?

Elle fait une nouvelle pause, se lève pour refaire du thé. Je regarde ma montre, l'heure tourne, je tapote du pied, nerveuse. Elle revient s'asseoir, pose la tasse sur la table basse et reprend son carnet.

— Alfonso et Flavio ont violemment frappé Robert. J’ai tout vu… de ma cachette… Je serrais fortement mes jambes avec mon bras gauche pour les empêcher de trembler. Et avec ma main droite, je bloquais ma bouche pour l’empêcher de hurler.

Je ressens des frissons à l’écouter raconter cet épisode fâcheux.

— Alfonso a frappé Robert au visage, puis lui a cisaillé la main gauche avec un burin à bois. Il lui a posé une feuille vierge sur la table parsemée de sciure. Robert s’est mis à rédiger un acte de prêt entre lui et Alfonso. Mais au moment d’écrire le nom de Jack Calpoccini, il s’est rétracté, refusant d’accuser un homme qu’il ne connaissait pas. Flavio s’est placé alors derrière Robert pour lui agripper les bras. Alfonso a plaqué le visage de Robert sur la table, le lui raclant sur les sciures de bois et les outils d’affûtage. Son visage s’est mis à saigner, écorché par les débris. Du sang coulait sur le document…

Voilà l’explication des tâches de sang retrouvées sur le document… Abigail respire péniblement, boit une gorgée de son thé tiédi.

— Alfonso a frappé la tête de Robert avec un maillet. Tandis que Flavio tordait ses bras vers l’arrière. Robert s’est mis à hurler de douleur. J’ai plaqué mes mains sur mes oreilles, mes larmes coulaient sur mes joues, mes lèvres frémissaient. Il lui a ordonné d’écrire le nom de Jack Calpoccini. Visage tuméfié, main gauche blessée, Robert s’est résolu à inscrire le nom demandé. Alfonso a signé au nom de Jack. Puis il s’est redressé, secouant le papier pour sécher les traces de sang. À cet instant, Francis est entré dans la pièce. Alfonso a pointé son arme vers lui. Francis leur a demandé ce qui se passait. Robert a détourné le regard. Alfonso a expliqué que Jack Calpoccini venait de frapper Robert et qu’il venait récupérer un document pouvant mettre ce criminel derrière les barreaux. Francis a gobé sa version. Flavio et Alfonso sont sortis, satisfaits. Robert n’a rien dit, par peur de représailles. Il est sorti de son atelier. Se retrouvant seul dans la pièce, Francis s’est mis à cracher des injures sur Jack. Il l’avait aperçu apparemment aux côtés de Bethany. Mon cousin était jaloux de lui, il aimait Bethany. Il a voulu se venger, mais je ne pouvais pas le laisser faire, c’était injuste pour cet homme. Alors je suis sortie de ma cachette et j’ai intercepté Francis…

Abigail plaque ses paumes sur son visage. J’essaye de la rassurer en posant une main sur son épaule tremblante.

— Voulez-vous arrêter là ? Je comprendrai vous savez. Vous m’avez dévoilé beaucoup d’informations.

— Vous ne savez pas tout, soupire-t-elle.

— Quoi donc ?

— Pourquoi je ne suis pas allée le dénoncer à la police ? C’est ce que vous vous demandez n’est-ce pas ?

— Eh bien, je…, hésité-je en me trémoussant sur ma place. C’est vrai…

— Tout simplement parce que Francis m’en a empêché.

— Pendant toutes ces années ?

— Oui. Il est mort maintenant. Je peux vous le dire. Lorsque j’ai vu les informations à la télévision, je me suis mise à votre recherche.

— Et vous m’avez retrouvé…

— Votre grand-père ne vous a jamais parlé de cette histoire ?

— Non… Il est mort bien avant ma naissance…

— Ah… répond Abigail d’un air confus et gêné.

Je la scrute du regard.

— Vous savez quelque chose à propos de son décès ?

— Hein ? Moi ? Non, non, dit-elle, légèrement paniquée.

Elle finit son thé froid, me raconte la suite.

— Je voulais raconter tout ce que j’ai vu à la police. Mais mon cousin, Francis, m'en a empêché. Nous nous sommes disputés, puis il m’a frappé au visage. Je suis tombée sur le sol froid. Francis m’a attaché les mains dans le dos avec une corde. Je me suis mise à gesticuler et à crier. Il m’a alors bâillonné avec un torchon. Puis il m’a relevée, le sang dégoulinant sur mon visage. Il m’a plaquée à plat ventre sur la table de travail, au milieu des copeaux de bois. Il s’est mis à arracher frénétiquement mes vêtements. Je me suis retrouvée nue, mains attachées derrière le dos, seins contre la table. Il m’a pénétré par derrière, faisant des va-et-vient violents. Mon corps frottait la table, les copeaux m’écorchaient la peau, des échardes s’enfonçaient dans ma chair. Je me suis mise à pleurer de douleur et de peur. Il s’est appuyé sur mon dos pour me susurrer à l’oreille ces mots : « Tu ne diras rien, salope hideuse et répugnante. C’est compris ? Le coupable, c’est ce type, Jack Calpoccini, c’est clair ? C’est un putain d’immigré criminel. Bien fait pour sa gueule. Il m’a volé Bethany ! Il le paiera ». Puis il a relevé ma tête en me tirant les cheveux en arrière. Il a répété les mots « c’est compris ? ». J’ai secoué la tête en guise de « oui ». Je continuais à pleurer, la morve dégoulinait de mon nez. Francis a eu un mouvement de dégoût. Il a plaqué violemment ma tête contre la table, puis s’est remis à m’administrer des coups de rein. Mon vagin s’est mis à saigner, je souffrais le martyr. J’ai perdu ma virginité. Puis Francis m’a sorti : « estime-toi heureuse qu’un mec te baise ! ». Lorsqu’il a terminé, il m’a détaché, et m’a laissé là, seule et nue, dans l’atelier. Il m’a surveillée de près pour que je ne dise rien. J’avais tellement peur de lui, que je me suis enfermée dans le mutisme. Je voulais rentrer chez moi, retourner chez mes parents, mais Francis m’en a empêché. Il voulait me garder à l’œil. Et puis, étant lui-même laid, il ne pouvait pas assouvir ses pulsions sexuelles avec de belles femmes. Alors il me violait, trois à quatre fois par semaine, lorsqu’il était de mauvaise humeur, lorsqu’il avait des doutes sur ma capacité à tenir ma langue ou bien lorsqu’une femme le rejetait. Un jour, Francis a surgit dans l’atelier en furie, visage tuméfié. Il grommelait des injures contre un clan tout en me prenant par derrière, plaquée contre un mur. Il ne me regardait jamais en face…

Je suis attristée pour elle. Abigail s’acharne sur son avant-bras droit, ses entailles se mettent à saigner. J’arrête son geste. Elle a un mouvement de recul.

— Vous souvenez-vous si Francis a mentionné le nom de ce clan ? demandé-je.

— Le clan Gambino je crois…

— Tiens donc…

— Ils auraient réclamé de l’argent à Robert et tabassé son fils sous ses yeux… Je n’en sais pas plus…

— Sont-ils revenus ?

— Je ne sais plus… Vous savez, lorsque Francis s’en prenait à moi, je me retrouvais dans un état second, comme… éteinte, sans âme…

— Personne ne vous est venue en aide ? La police ? Vos parents ? Ou quelqu’un d’autre ?

Abigail soupire, se gratte l’avant-bras gauche cette fois. Son regard se perd dans le vide, puis elle tressaille soudainement. Elle reprend ses esprits et revient dans la discussion.

— J’étais piégée… Je n’ai rien pu faire… Puis Bethany est morte, Carl a quitté le domicile de Robert. Ils sont tous partis, me laissant seule sous l’emprise de mon cousin…

— Et sa femme ?

— La femme de Robert ?

— Oui…

— Non, je ne pouvais pas lui en parler. Elle chérissait son fils unique… Et puis, Jocelyne vivait dans leur résidence principale à Wolcott dans le Connecticut. Robert s’est installé à New-York pour le travail. Mais elle n’a pas souhaité le suivre. Elle nourrissait une phobie des grandes villes, une peur de la foule et des espaces publics. Je ne la voyais que de temps en temps, lorsqu’elle venait rejoindre son mari pour les week-ends. Elle sortait rarement de chez elle, restant enfermée la plupart du temps à la maison.

— Pardon, pouvez-vous répéter son prénom ?

— Oui, elle s’appelait Jocelyne.

— A-t-elle vécu un moment de sa vie à San Francisco ?

— Oui, c’est sa ville de naissance.

— C’est pas vrai,… murmuré-je.

— Une période de sa vie à San Francisco l’a transformé, d’après ce que me racontaient mes parents.

— Savez-vous ce qui s’est passé exactement ?

— Je… je ne me souviens plus, dit-elle ennuyée. La seule chose dont je me rappelle c’est que Jocelyne était une femme discrète et distante. Je ne sais pas ce qu'elle est devenue...

Je plaque une main devant ma bouche, abasourdie. Se pourrait-il que ce soit elle, la jeune femme qui a rencontré Jack en 1923 à l’hôtel de ville de San Francisco ? Je n’arrive pas à y croire. C’est impensable.

— Est-ce que… Robert faisait partie du groupe ?

— Quel groupe ? demande-t-elle en fronçant les sourcils, nez retroussé.

— Se trouvait-il à San Francisco avec Jocelyne ?

— Ah… Pendant une période, oui.

— Quand ? Pourquoi ? Comment ? Où se sont-ils rencontrés ? m’exclamé-je, nerveuse.

— Euh… doucement… Robert et Jocelyne ? panique Abigail.

— Oui, dis-je calmement, pour ne pas la brusquer encore plus.

— Ils se sont rencontrés à San Francisco en 1919. Robert a combattu pendant la première guerre mondiale. À son retour, revenu sain et sauf, sans métier, ni aucune qualification, un apprentissage lui a été proposé dans un centre réputé pour devenir menuisier. Il a saisi cette chance, partant alors pour San Francisco en 1919. Il a rencontré Jocelyne lors d’une réunion entre amis. Tous deux sur la même longueur d’onde, partageant la même idéologie politique, ils se sont rapprochés par la force des choses. Ils se sont mariés rapidement, en 1920. Jocelyne est tombé enceinte de Francis…

Abigail est parcourue de frissons en prononçant ce nom. Elle déglutit avec difficulté, puis reprend son récit.

— Il est né en 1921. Mariée trop vite et devenant mère trop tôt, elle a laissé la plupart du temps son fils à ses parents, profitant de sorties entre amis et de réunions toujours plus houleuses les unes que les autres…

— De quoi discutaient-ils d’après vous ?

— De politique, d’immigration, d’économie… Ils crachaient sur le dos des étrangers la plupart du temps… Mon père m’en a parlé, car il a rejoint son grand frère Robert pendant une année, pour apprendre lui aussi le métier de menuisier. Ils s’amusaient aussi à s’en prendre aux étrangers. Je ne sais pas trop ce qu’ils ont fait exactement, mais d’après mon père, ils les remettaient à leur place, selon ses termes.

— Votre père a pris part à cela ?

— Il suivait son frère et ses amis, mais… il n’aimait pas ces discussions, ni ces actions. En désaccord avec son frère, il est reparti à Wolcott, pour reprendre la ferme de ses grands-parents maternels. Robert, lui, voyait plus grand. Très exigeant, très perfectionniste, il a travaillé durement pour atteindre l’excellence. Jocelyne, Robert, et leurs amis vouaient une aversion aux étrangers. Jocelyne les suivait dans leur pensée, jusqu’à un certain point…

— C’est-à-dire ?

— Elle a eu un déclic, elle ne s’est plus retrouvée en phase avec les convictions de son mari. Des tensions au sein du couple se sont développées, les poussant à partir précipitamment à Wolcott, tous les trois, au cours de l’année 1923.

— Que s’est-il passé ?!

— Aucune idée… Tout ce que je sais, c’est que Jocelyne est revenu changée… en mieux. Et Robert, moins sûr de lui sur ces sujets de discussion…

— Personne ne connaîtrait l’élément déclencheur qui a changé leur comportement ?

— Les personnes susceptibles de le savoir sont mortes… Seul Robert ou sa femme aurait pu vous en parler en détails…

Je soupire. Comment savoir si cette Jocelyne est bien la même personne décrite dans les notes de ma mère ? Est-ce que le plus grand des jeunes hommes à cette époque était Robert ? Je ne le saurais malheureusement sans doute jamais.

— Savez-vous comment Robert s’est retrouvé à New-York ?

— Mon père me l’a expliqué brièvement. Robert n’a trouvé aucun travail à Wolcott. Il devait se perfectionner dans son métier, alors il a quitté le Connecticut pour se rendre dans la grande ville la plus proche, New-York. Il a travaillé dur, jour et nuit. Il a persévéré dans ses tâches pour atteindre la perfection. Ce qui a payé. Sa réussite a été fulgurante. Il a pu s’acheter une demeure luxueuse, devenir patron de son propre atelier. Il a alors fait venir son fils Francis à ses douze ans.

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