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À chaque fois qu’Abigail mentionne le nom de « Francis », elle tremble comme une feuille, se gratte les avant-bras, en alternant entre le droit et le gauche.

— Qu’a-t-elle ressenti lorsque Robert est mort ? demandé-je.

— Elle a arrêté le bénévolat, puis s’est enfermée chez elle, à Wolcott. Francis a repris l’affaire de son père, tout en me gardant à l’œil. J'ai revu Jocelyne, quand Francis m’a renvoyé dans le Connecticut. Elle ne m’a pas reconnue, a rejeté mes enfants. Elle n’a jamais eu connaissance des actes commis par son fils… Les viols… Alors nous nous sommes éloignées l’une de l’autre. Elle est décédée un an après le meurtre de son mari. Je n’en sais pas plus… Je ne vivais pas avec Francis. Il a refait sa vie…

Abigail se griffe de nouveau l’avant-bras gauche. Je baisse la tête sur ma tasse de thé. Est-il possible que ces personnes, Robert et Jocelyne, aient rencontré Jack petit en 1922, s’en prenant à lui, à ses dix ans ? Je secoue la tête, chasse les larmes qui me montent aux yeux. Je me sens mal à l’aise, triste pour elle.

— Vous auriez pu trouver quelqu’un d’autre…

— C’est facile pour vous de dire ça.

— Pardon ?

— Dans votre famille, vous êtes tous beaux.

— Hey bien je… rougis-je malgré moi.

— Vous ne pouvez pas comprendre ce que nous pouvions ressentir, montrés du doigt comme des pestiférés, des êtres hideux et repoussants. Je suis tombée enceinte trois fois de mon violeur, en deux ans. Le premier est mort né, le second était atteint de trisomie 21 et le troisième s’est avéré être autiste. Lorsque cette affaire s’est essoufflée, que les informations sur la seconde guerre mondiale ont pris de l’ampleur, Francis m’a rejetée, moi et mes deux enfants, des erreurs de la nature comme il s’amusait à me le répéter. Il nous a renvoyés dans le Connecticut. Ensuite, il a trouvé une femme à peu près présentable et a eu deux enfants, Fanny et Tyler. J’ai perdu la confiance dans les hommes. Je suis revenue à New-York en 1951, à l’âge de vingt-sept ans, pour le travail, un poste en tant que téléconseillère, cachée de la vue des clients…

— Je suis désolée…

— Ne le soyez pas.

— Et l’acte… savez-vous où il se trouve ?

— Le faux était aux mains d’Alfonso et le vrai, je pencherais pour son camarade Flavio. Il lui faisait une entière confiance. Je suis persuadée qu’il a récupéré le vrai document auprès du notaire.

— Pensez-vous qu’Alfonso ait détruit l’acte authentique ?

— Je ne pense pas, répond Abigail, confiante. Un usage de faux est puni de peines d’emprisonnement et d’amende. Je pense qu’il a gardé l’acte original, juste au cas où.

— Quelqu’un d’autre aurait pu posséder ce document ?

Abigail se tortille sur le canapé.

— Je l’ai transmis à Francis…

— Quoi ?!

— En fait, lorsque Francis s’est mis à fouiller partout dans la maison de son père à la recherche de l’acte, j’ai trouvé là l’occasion de me venger. J’avais épié Robert et l’avais aperçu ranger l’acte de prêt dans un tiroir de son bureau. Il a caché la clé dans un bocal en haut d’une étagère. Lorsque Francis a mis la maison sens dessus-dessous, je me suis faufilée discrètement dans le bureau de Robert. J’ai pris la clé dans le bocal, ouvert le tiroir et pris le document. Je l’ai mis dans une enveloppe. Je me suis approchée de Francis, enveloppe à la main. « as-tu trouvé ça ?! » a gueulé Francis. Je lui ai dit que Robert me l’avait transmis pour le garder en sécurité. Je ne me doutais pas que cela réveillerait une crise de colère chez lui. Son père n’avait pas confiance en son propre fils. Il vouait une admiration envers Carl et rejetait ouvertement son fils. Il ne supportait pas cette humiliation. Il m’a plaqué alors sur le bureau de son père, a soulevé ma robe, baissé ma culotte et m’a pénétrée sans préliminaires. Je serrais les poings et fermais les yeux, priant pour que cela se termine rapidement. Après éjaculation, Francis s’est retiré précipitamment, laissant s’écouler quelques gouttes de sperme sur le tapis. Francis était pressé ce jour-là et nerveux. Il n’a pas pris la peine de vérifier le contenu de l’enveloppe. Il est sorti rapidement de la maison en claquant les portes. Je me suis agenouillée, satisfaite de mon action. Puis je me suis attelée à nettoyer le tapis minutieusement avant le retour de Robert.

Quelle pourriture ce Francis. Pauvre Abigail…

— Vous souvenez-vous du jour de cet… événement ?

— Oui… C’était le 30 mars 1938. Le jour où Robert est mort…

Je me remémore dans ma tête toutes les actions de chacun ce jour-là.

— Savez-vous ce qui s’est passé ensuite ?

— Oui… Furieux, Francis est rentré au domicile de Robert. Ne me trouvant pas, il s’est dirigé vers l’atelier. Il s’est rué sur moi, m’a frappé au visage et dans les côtes avec le maillet, me traitant de tous les noms, m’accusant de l’avoir trompé, dupé. Puis il m’a dit que le document était entre de bonnes mains. J’ai pensé alors à Alfonso ou Flavio. Il a arrêté de me frapper avant que je ne m’évanouisse. Il m’a retourné sur le sol carrelé, m’a caché les yeux avec un torchon et bâillonné. Il m’a attaché les mains aux pieds de l’établi. Il m’a déshabillée entièrement, s’est affaissé sur moi et m’a pénétré de nouveau… De plus en plus fort. Mon bandeau sur le visage a glissé. Je l’ai vu, rouge de colère. Du sang coulait entre mes cuisses. Il m’a déchiré le vagin ce jour-là. J’en ai souffert lors des viols et de mes accouchements. Il m’a reproché la mort de son père, d’avoir voulu protéger cet italien et d’avoir éloigné Bethany de lui. Il m’a traité de laideur écoeurante tout le long de l’acte. Je n’y prêtais même plus attention, choquée par la nouvelle de l’assassinat de Robert Tucker.

Abigail s’arrête, les personnes âgées ne se cachent plus. Elles racontent leur histoire brute. Je ne sais plus où me mettre. Je regarde mon téléphone, il est déjà 16h30. Cela fait une heure qu’Abigail se dévoile. Je constate que Brad a essayé de me joindre à plusieurs reprises. Normal, puisque j’étais censée sortir pour une petite heure seulement. Je lève la tête vers Abigail.

— Merci infiniment Abigail, pour votre douloureux témoignage. Ces informations sur les actes sont précieuses pour l’enquête…

— Ne coupez pas les explications sur mes viols. Je veux que ses enfants sachent quel genre de personne était Francis.

— D’accord…

— Je vous en prie, n’effacez pas ce passage de mon témoignage. Je vous le demande en tant que femme. N’ayant pas pu me défendre face à cet odieux personnage, laissez-moi au moins montrer son vrai visage. Que sa réputation et sa mémoire en soient salies.

— Je vous le promets.

Abigail soupire de soulagement, puis elle me fixe droit dans les yeux.

— J’ai croisé votre grand-père vous savez, lorsqu’il s’est dirigé en compagnie de Bethany et de l’autre type vers le domicile de Robert. Je descendais la rue en direction de l’atelier de menuiserie. J’ai appelé Bethany, mais elle ne m’entendait pas. Trop timide, je ne parlais pas fort. Je lui ai souri, mais elle m’a ignoré, comme tous les autres en général…

Je baisse la tête, désolée pour elle. Sa vie n’était pas simple.

— Sauf votre grand-père…, continue Abigail.

Je me redresse, l’écoutant attentivement.

— Il m’a souri amicalement, désolé pour moi. Même si j’ai vu de la pitié dans son regard, c’était le seul à ne pas m’avoir ignoré, et je l’en remercie pour ça.

Elle baisse la tête sur ses mains croisées sur ses genoux, les yeux larmoyants, se sentant libérée d’un poids l’écrasant depuis bien trop longtemps. Je m’apprête à prendre mon téléphone, lorsqu’Abigail stoppe mon geste.

— Les Tucker nourrissaient une aversion pour les étrangers, estimant que les immigrés n’apportaient que des problèmes, les percevant comme des individus criminels et dangereux. Alors que le pire monstre faisait partie de leur propre famille. Je veux que ses petits-enfants le sachent. Que tout le monde le sache.

Elle me regarde avec des yeux suppliants.

— Je le ferai, c’est promis. Je transmettrai votre témoignage complet pour que justice vous soit rendue.

Elle me sourit pour me remercier. J’appuie alors sur la touche rouge du dictaphone pour arrêter l’enregistrement, Abigail recommence à se griffer l’avant-bras droit.

— Je ne veux pas que la police débarque ici. Je ne veux voir aucun homme. Vous comprenez ? supplie-t-elle.

— Je comprends. Merci Abigail pour vos révélations…

Elle me serre une main fragile, je repars en direction de mon appartement. La pluie tombe toujours aussi fortement. Je me couvre, ouvre le parapluie, cours d’une traite, m’éclaboussant au passage.

En arrivant, je découvre Matthew, anxieux, soulagé de me voir saine et sauve. Je lui fais part de ma rencontre avec Abigail Tucker. Je lui donne mon téléphone pour qu’il écoute son témoignage.

— Comment se fait-il que personne ne connaisse cette femme ? demande-t-il.

— Elle était effacée, seule et… rejetée à cause de sa laideur. Francis s’est assuré de la réduire au silence, de la rendre transparente aux yeux du monde.

Nous savons à présent qu’il existe bel et bien deux actes. L’un transmis par les petits-enfants Tucker, et l’autre, peut-être en possession d’Alfonso ou de Flavio, ou même récupéré par Francis. J’appelle Bryton pour le tenir informé et qu’il utilise ses contacts pour rechercher l’acte authentique. Je reviens ensuite sur la description faite par Abigail des actes de Jocelyne et de Robert au cours de l’année 1923.

— Penses-tu que le jeune homme décrit par ma mère puisse être Robert ? demandé-je à Matthew.

— Peut-être… Si c’est le cas, ce serait la raison pour laquelle ni Robert, ni Jocelyne ne s’en sont pris à Jack. Je trouve étrange que Robert n’ait pas noté le nom de ton grand-père pour le vol des 80 000 dollars, comme tous les autres. L’affaire aurait été vite réglée. Ils l'ont peut-être reconnu, ce petit garçon qu’ils ont maltraité en 1923. Il n’y avait pas beaucoup d’italiens portant le prénom « Jack » dans les années 1920.

— Tu crois ?

— C’est possible…

N’ayant jamais vu le visage de Robert à ses quarante ans, Jack ne pouvait pas faire le rapprochement entre lui et le jeune homme de 1923. Est-ce lui qui a tabassé Jack ? Je me ronge les ongles, agacée par cette absence d’information, de lien qui aurait pu les unir. Cependant, cela reste un hasard que leurs chemins se soient croisés de nouveau à New-York. Ou se pourrait-il que le destin y soit pour quelque chose ? Je soupire, puis décide de faire une pause par une séance de Yoga, afin de remettre toutes ces informations en place dans mon esprit.

***

Le lendemain, quelqu’un toque trois fois à la porte. Matthew et moi nous jetons un regard interrogateur. Mon mari décide d’aller ouvrir. Personne. Je le rejoins, il cherche dans le couloir, aucune présence, nos yeux se posent sur l’enveloppe déposée devant la porte. Il se baisse pour la prendre, se relève, constate qu'elle est à mon nom, l’ouvre délicatement, se méfiant d’une lettre piégée. Il ne constate rien d’anormal. Il trouve un document, accompagné d’un mot : « Pour la petite-fille de Jack, amicalement, Abigail ».

M’a-t-elle suivi hier ? Je ne l’ai pas remarqué. Si c’est le cas, elle est très discrète. Je prends le document, c’est une copie du rapport de police sur l’enquête du vol à main armée, datant du 5 septembre 1937, sans doute retrouvé par Abigail dans les affaires de Robert Tucker à l’époque où elle travaillait pour lui.

La police a présenté une photo de Jack Calpoccini. L’une de celle distribuée dans le quartier Little Italy. D’après le rapport, le père Tucker n’a pas reconnu son emprunteur. C’est écrit dans le rapport de l’enquête. Malgré cela, la police a gardé un doute au sujet de Jack. Étant issu d’une famille mafieuse, la police a supposé un recours à l’intimidation envers Monsieur Tucker.

J’écarquille les yeux. C’était écrit noir sur blanc. Aveux de Monsieur Tucker : « cet homme, que vous me présentez comme étant Jack Calpoccini, n’est manifestement pas mon emprunteur. Ce n’est pas lui. Celui qui s’est présenté à moi avait les cheveux bouclés, un nez aquilin et de grands yeux noirs, ainsi qu’un cache-œil gauche ». De plus, il est indiqué que Monsieur Tucker a transmis un acte de prêt au policier, un acte signé devant un notaire. Le nom de ce dernier n’est malheureusement pas mentionné.

L’enquête a été mise de côté. Après tout, il valait mieux éviter tout ennui avec la Mafia. Malgré l’aveu de Monsieur Tucker, le nom de mon grand-père est resté comme le principal suspect. L’affaire a été classée sans suite, faute de moyens, de temps et d'envie pour trouver le vrai coupable.

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