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La semaine suivante, Bryton nous apprend qu’une femme souhaite nous rencontrer. Cette information lui vient de son ami Ghislain qui est arrivé à New-York pour nous prêter main forte. Il est entré en contact avec le commissariat de Manhattan. Apparemment, elle est venue pour témoigner. Par l’intermédiaire de Ghislain, nous fixons un jour de rencontre.

Nous nous rendons au commissariat, dans une salle d’interrogatoire, accompagnés d’un policier de garde. Nous accueillons une dame, la mine fatiguée, les cheveux courts ébouriffés, la peau blanchâtre. Elle vient à propos de l’article du journal sur le meurtre de Robert Tucker.

— Je sais qui est le tueur, commence la femme.

— Vraiment ? demandé-je.

— Pas son nom exact, juste physiquement.

— Pouvez-vous être plus précise ?

— La police ne m’a jamais interrogée à l’époque. Mais j’étais présente sur le lieu du crime et j’ai tout vu.

Matthew et moi ouvrons de grands yeux ronds, ébahis. Matthew s’assoit, prends son téléphone et allume le dictaphone. La femme donne son accord pour être enregistrée.

— Allez-y, nous vous écoutons, Madame… Madame ?

— Madame Brown Jessica.

— Bien Madame Brown. Continuez je vous prie.

— Appelez-moi Jessica, ça ira.

Je hoche la tête, puis croise les bras.

— J’avais douze ans à l’époque, commence Jessica. Je me rendais chez l’épicier pour acheter des légumes. Une liste que m’avait donné ma mère. Bref, je marchais sur Amsterdam avenue, quand j’ai vu passer juste devant moi, un homme pourchassé par un autre avec un fusil à la main. Il hurlait en boucle « Alfonso ! Reviens ici tout de suite ! Salopard ! », lui-même suivi par un individu. Ils ont tourné tous les trois à droite. Je les ai suivi, par curiosité, en restant bien cachée derrière le coin du mur de l’immeuble. Et là, je me suis figée, mes jambes refusaient d’avancer. J’ai assisté à leur lutte sanglante et violente, ils se donnaient des coups de poings dans le visage, des coups de pieds dans les jambes et le ventre. L’un a crié le prénom de l’homme aux cheveux bouclés, Alfonso, qui a répondu par le prénom Flavio. Je ne connais pas leur nom de famille, désolée. J’ai juste entendu leurs prénoms.

— Ce qui est déjà très bien. Continuez je vous prie.

— Flavio s’est battu avec l’homme au fusil en vociférant des insultes et en criant son nom, Robert. Les coups de poing pleuvaient, je me suis cachée à moitié les yeux, je n’aurais pas dû trainer, j’aurais mieux fait de continuer ma route… Robert et lui tenaient tous les deux le fusil de part et d’autre du canon. Ensuite, Alfonso a poussé Robert, qui a lâché son arme. Et… Flavio a tiré, le coup de feu a retenti. Robert s’est écroulé, du liquide rouge s’est déversé sous son corps. J’étais tétanisée, tenais difficilement sur mes jambes, puis un cri strident les a fait fuir. J’ai tourné la tête et j’ai vu une petite fille aux cheveux noirs, enveloppée d’un beau manteau blanc. Que faisait-elle ici ? Je ne l’avais même pas remarquée avant. J’ai retenu mes larmes pour faire bonne figure. J’ai regardé le sang atteindre ses petites bottes en cuir, lentement, comme une ombre maléfique ayant jeté son dévolu sur elle. Je n’ai pas pu bougé, je n’ai pas pu la sortir de là, j’avais trop peur… Puis un homme est arrivé et l'a prise dans ses bras pour la sauver. Elle s’est laissée faire, comme une poupée de cire. Enfin, je me suis rendue compte que je n’étais pas seule. Plusieurs personnes s’étaient attroupées autour du corps sans vie. Ces trois noms, je n’ai jamais pu les oublier. Je me rappelle avoir eu froid ce jour-là, malgré un soleil radieux. Oui, il faisait froid à cette époque de l’année. Je portais des ballerines rouge. Je m’en rappelle, car elles me faisaient mal aux pieds…

La policier donne un verre d’eau à Jessica, qu’elle effleure du bout des lèvres. Ses doigts fins et osseux tremblent en le prenant. Matthew l’incite à continuer.

— La police est arrivée plusieurs minutes après sur la scène du crime. J’ai pris peur, je me suis enfuie.

— C’est un témoignage précieux que vous nous donnez là Jessica, dis-je.

— Vous n’avez rien dit ? demande Matthew. Pendant tout ce temps ?

— Je n’avais que douze ans à l’époque vous savez. Personne ne donne de l’importance aux aveux d’une ado.

— Vous n’avez même pas essayé de vous confier à quelqu’un ? À une personne de confiance pour décrire ce que vous avez vu ou ressenti ce jour-là ?

— Bien sûr que j’ai essayé. Auprès de ma mère pour commencer. Je lui ai expliqué ce que j’avais vu. En réponse, elle m’a giflée, me traitant de menteuse.

Matthew et moi sommes étonnés.

— Je vous explique le contexte. Quand ma mère est tombée enceinte, mon père est parti. Et avec une fille dans les pattes, difficile de trouver un nouvel amant. Elle me reprochait sans cesse de lui causer des ennuis, d’être la source de ses échecs amoureux.

— Je suis navrée pour vous… dis-je.

— Oh, c’est du passé.

— Pouvez-vous nous décrire ces trois hommes ? Vous souvenez-vous d’eux ?

— Oui. Leurs visages sont restés gravés à jamais. Un événement pareil, ça ne s’oublie pas si facilement. Ce meurtre m’a hanté jour et nuit. Je hurlais la nuit. Ma mère m’a prise pour une folle et m’a envoyé dans un pensionnat.

— Et l’homme qui a sauvé la petite fille, saurez-vous le reconnaître ?

— C’est l’homme de la photo du journal.

— Vous en êtes certaine ?

— Absolument. Il était beau. Difficile d’oublier un visage pareil.

— Il a été accusé à tort.

— J’en suis consciente… je suis désolée…

— Ah, j’allais oublier, y avait-il une autre petite fille sur les lieux ?

— Une autre ?

— Oui, du même âge…

— Non, pas que je me souvienne. Je ne me rappelle que d’une seule.

Je grimace, déçue. Jessica marque une pause, soupire, puis elle reprend son récit.

— Au pensionnat, j’ai trouvé un peu de réconfort. Auprès d’une femme, Margaret.

— Attendez, Margaret, Margaret… ce prénom me dit quelque chose…, réfléchis-je à haute voix.

— C’est peut-être n’importe qui. Il existe de nombreuses Margaret, intervient Matthew.

Je ne prête pas attention à sa remarque et continue ma question.

— Était-ce une jeune femme rousse ? Qui a fait des études de droit dans les années 30 ?

— Oui, répond Jessica, les yeux écarquillés. Comment savez-vous ça ?

— Avait-elle rencontré un homme violent appelé Cameron ?

— Oui… Oui ! C’est bien elle ! Mais d’où la connaissez-vous ?

— Ah oui, la copine de Kate ! se souvient Matthew.

Jessica reprend le récit.

— Un certain Marc Anderson a aidé Margaret. La meilleure amie de sa femme, Kate. Cameron était un homme violent qui tabassait Margaret pour un rien, il reportait sa colère sur elle. Kate a demandé à son chéri d’intervenir. Ce qu’il a fait. Il a sauvé Margaret des griffes de ce monstre. Lorsqu’elle a vu le visage de Marc dans le journal, elle ne pouvait pas y croire. D’une, il portait le nom de Jack Calpoccini et de deux, elle le considérait comme un héros. Et puis, ce Marc ou Jack était ailleurs, puisqu’il est arrivé sur les lieux après le meurtre, pour prendre la petite fille dans ses bras…

— Exact. Il est venu pour sa fille…

— Sa fille ? Oh, mon Dieu… dit-elle, mains devant la bouche.

— Mais, pourquoi Margaret s’est-elle retrouvée au pensionnat avec vous ?

— Tout comme moi, elle a été traumatisée par des événements violents au cours de sa vie. Battue par un homme, puis sa meilleure amie assassinée, elle n’arrivait pas à s’en remettre. Elle broyait du noir. Les médecins l’ont envoyée au pensionnat pour l’aider à guérir de son traumatisme. Un pensionnat bien loin du centre ville, à l’écart des nuisances urbaines. Ce séjour lui a offert une nouvelle vocation. Elle a laissé tomber les études de droit pour travailler dans ce pensionnat afin d’aider à son tour les jeunes femmes tétanisées comme moi… des fous quoi…

— Non, vous n’êtes pas folle ! dis-je. Vous avez subi un traumatisme important !

Jessica baisse la tête, se tripote les doigts, nerveuse.

— L’homme sur le journal, Jack Calpoccini, n’a pas tué Robert Tucker, dit-elle.

— Vous pouvez nous l’affirmer ?

— Oui, j’en suis sûre. L’homme qui courait avait les cheveux bouclés, un grand nez et de grands yeux noirs. Ainsi qu’un cache-œil sur son œil gauche. L’homme au fusil, était bien celui du journal, Robert Tucker. Et le troisième homme, un homme petit avec des cheveux épais bruns foncés et des yeux tombants. Rien en commun avec Jack.

— Vous auriez pu donner ces précieux indices à la police ! s’agace Matthew.

Jessica sanglote et serre sa robe avec vigueur.

— Pardon… c’est que…, j’avais peur qu’on me traite de menteuse et de folle à nouveau… Et puis, l’enquête a été classée sans suite…

— Jusqu’à ce qu’elle resurgisse aujourd’hui...

— En voyant cet article publié de nouveau, je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose cette fois-ci…. Je devais agir et non rester cachée….

Je la regarde avec un air désolé et pose une main sur la sienne en signe de consolation.

— Comment avez-vous su que Jack et Marc ne faisait qu’une seule et même personne ?

— Margaret avait des doutes à son sujet. Vous voyez quoi. Un homme aux cheveux noirs et à la peau mate, les gens restaient méfiants envers ces… individus. À l’époque, les immigrés italiens n’étaient pas les bienvenus… la Mafia, les vols, tout ça…, s’embourbe Jessica. Enfin vous voyez ce que je veux dire…

Je secoue la tête d’une mine attristée.

— Margaret reconnut Marc dans le journal. Un article d’avis de recherche je crois. Pour elle, il ne faisait aucun doute qu’il était en réalité Jack. Sa femme, Kate, n’y voyait que du feu. Tellement amoureuse de son mari, elle refusait de voir la réalité. Margaret a préféré soutenir son amie. Après tout, Jack avait un bon fond, puisqu’il avait sauvé Margaret des mains de Cameron et rendu heureuse sa meilleure amie. Son assassinat fut dramatique pour elle. L’organisation criminelle avait rattrapé Jack, malgré sa tentative d’échapper à son destin.

Je ne peux qu’approuver le discours de Jessica. Les notes font référence à tous ces éléments d’histoire. Ma mère avait quand même une excellente mémoire, le souci des détails. Je fronce les sourcils, perdue dans mes pensées.

— Oh, j’allais oublié l’essentiel ! Je ne suis plus toute jeune, je commence à oublier des choses.

— Quatre-vingt six ans ce n’est pas jeune, non, marmonne Matthew.

Je lui donne un coup de coude discrètement, il sursaute et se frotte le bras, sourcils froncés.

— Margaret a tout noté, raconte Jessica.

— Vous en êtes certaine ? dis-je.

— Oui. Elle notait tout ce que je lui racontais. Pour m’aider à me libérer de mes angoisses. J’ai pu progresser et avancer dans mes études grâce à elle.

— Savez-vous si Margaret a transmis ces informations à la police ou à des enquêteurs ?

— Je ne sais pas… Si elle l’avait fait, la police n’aurait pas accusé Jack du meurtre de Robert Tucker, n’est-ce pas ?

J’acquiesce.

— Avez-vous gardé contact avec Margaret ?

— Non, pas après ma sortie du pensionnat. J’ai juste appris la date de sa mort par une ancienne amie de l’institut. Elle est décédée en 1993, à quatre-vingt trois ans.

Témoignage enregistré, nous décidons de libérer Jessica.

— Nous avançons, me réconforte Matthew.

La famille Tucker ne connaissait visiblement qu’un seul nom, celui de Jack Calpoccini. Pour la famille de Monsieur Tucker, les deux actes ne pouvaient provenir que d’un seul et même homme. Ils n’ont pas cherché plus en détails. Pourquoi chercher plus loin alors qu’ils avaient déjà un nom sous la main ? Celui de Jack Calpoccini noté sur le faux acte de prêt. Un immigré italien comme tous les autres pour eux. La cible facile, le coupable parfait. Je ne les laisserai pas salir son nom.

Nous communiquons ces données à Ghislain. Il interpelle sur le champ l’équipe de police de New-York pour leur demander d’enquêter sur Margaret et Jessica Brown, toutes deux pensionnaires du Emma Willard School dans les années 1938-1942.

Dès le lendemain, j’accompagne l’équipe de police et Ghislain. Je rencontre enfin le petit ami de Bryton. C’est un homme grand, svelte et blond aux cheveux courts, barbe taillée, portant une boucle d’oreille en forme d’anneau au lobe gauche. Nous sympathisons. Nous allons au pensionnat pour filles, situé à Troy, dans le comté de Rensselaer, sur Pawling Avenue. Cette école au style gothique, fondée en 1814, est installée sur un campus de 55 hectares sur le mont Ida. Nous nous dirigeons vers l’ancienne bibliothèque, là où l’équipe pédagogique garde les archives de ses pensionnaires. Une bibliothécaire surveille les allées et venues des élèves. Elle classe les dossiers, range et dépoussière soigneusement les vieux livres. L’un des agents montre un mandat qui l’autorise à fouiller les lieux. La femme nous surveille de près, par-dessus ses lunettes en demi-lune. Les policiers recherchent sur le champ la boîte d’archives datée de 1939. Ils découvrent les précieuses notes. Des interrogatoires précis, classés et datés pour chaque élève. Ghislain ouvre le dossier de Jessica Brown. Je lis les notes par-dessus son épaule. Tout ce qu’elle a mentionné y figure. Le document est validé et signé par Margaret O’Sullivan. Ce questionnaire n’a jamais été transmis puisqu’il concerne une analyse psychiatrique de son élève. Un document gardé dans les bureaux à cause de l’obligation du secret professionnel. Margaret a tout de même ajouté une note personnelle à la fin du questionnaire. Elle indique à l'encre rouge : « Pas de doute, la famille Tucker s’est trompée de cible. Jack Calpoccini est innocent ». Le policier place le précieux questionnaire dans un sachet plastique. Nous avons ce qu’il nous faut, nous quittons le pensionnat.

En route, le chef de la police criminelle de New-York appelle Ghislain. Il met le haut parleur, téléphone en mode mains libres. L’homme nous informe que Flavio Moretti a vécu en cavale pendant près de vingt ans, recherché pour meurtres. Il a été accusé de manipulation envers Alfonso Spinelli et de crimes organisés. Il est mort, assassiné en 1965, dans une voiture piégée au Texas, sans doute par les Spinelli pour se venger. Le dossier contient une arme mise sous scellé. C’est un vieux Colt Single Action Army. La police texane va procéder au transfert du dossier Flavio Moretti et de l’arme étiquetée par voie postale sécurisée. Il devrait recevoir le colis d’ici demain.

Quant au document original, où sommes-nous censés le retrouver ? Ghislain lance une enquête d’investigation auprès de tous les commissariats des États d’Amérique où s’est rendu Flavio Moretti. Se pourrait-il que le clan Gambino possède ce document ? Il a peut-être été détruit depuis le temps… Il faudrait retrouver l’acte de prêt, détenu à l’époque par Francis, Alfonso, puis Flavio. Le récit de Jessica coïncide avec le témoignage de Carl Smith. Nous avons les écrits de ma mère, de Bethany, le rapport de l’enquête, les témoignages de Carl Smith, d’Abigail Tucker et de Jessica Brown, ainsi que le faux acte de prêt tâché du sang de Robert. Quelqu’un d’autre pourrait-il témoigner à ce sujet ?

Je regarde par la fenêtre de la voiture, je vois les gratte-ciel défiler. Nous sommes déjà de retour au coeur de Manhattan. Je n’ai pas vu le temps passer. De retour au commissariat, Ghislain file demander à l’équipe scientifique les résultats des analyses ADN sur le corps de Robert, afin de corroborer tous ces éléments. Je ne savais même pas qu’il avait fait cette démarche ! Ravie d’avoir un homme comme lui à nos côtés. Il faudra que j’invite Bryton et Ghislain au restaurant quand cette histoire sera terminée.

En fouillant son squelette, le médecin légiste a trouvé une balle logée dans le sternum de la cage thoracique. Une balle de calibre 12 provenant d’un Winchester Model 1912, un fusil à pompe exclusivement destiné aux combattants de l’armée américaine durant la première guerre mondiale. Robert Tucker, ancien soldat, a servi durant la première guerre mondiale. Il a obtenu la médaille de service, ainsi qu’un diplôme. En effet, l’État du Connecticut délivrait une attestation. Il a été tué avec sa propre arme, par Flavio… Élément qui coïncide avec le témoignage de Jessica. Mais toujours pas de trace de l’acte original.

En attendant que la situation se débloque, je décide de continuer la lecture de ces précieuses notes en quête de réponses. Lisa – jour 50, 7 décembre 1943.

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