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New-York, 2012

J’arrête là la lecture. Je me lève d’un bond. Il faut que j’appelle Ghislain. Ce n’est pas Flavio, ni Alfonso, qui possédait l’acte authentique, mais Mason ! Je l’appelle. Il ne décroche pas. Je rappelle, répondeur. Je lui laisse un message. Je suis trop nerveuse pour rester en place. Je tourne en rond dans le salon en me rongeant les ongles, arrachant encore plus mon vernis couleur rubis déjà bien écaillé. Je regarde mon smartphone, 14:02. « Rappelle, rappelle, rappelle » Il faut chercher du côté de ce flic, Mason. Je regarde l’heure, 14:04. Aaaargh, pourquoi le temps avance aussi lentement ?

Je décide d’enfiler mon trench en vitesse, sors en trombe de l’appartement, laissant Matthew travailler sur son appel d’offre. Je mets un foulard sur la tête pour me cacher des passants, de ces éventuels individus qui pourraient me reconnaître et m’aborder. Je monte dans ma voiture de location, une Ford. Je conduis jusqu’au commissariat, situé sur Park Row, en excès de vitesse et grillant au passage une priorité à droite. Je connais la route par cœur, je mets à peine dix minutes pour m’y rendre. Notre hôtel se trouve dans le quartier de SoHo, sur Spring Street, au cœur des quartiers stratégiques où séjourna Jack.

J’arrive stressée, essoufflée, en nage, les joues rouge. Je fais tellement pitié que l’hôtesse d’accueil m’aide à m’installer sur une chaise. Elle m’apporte un verre d'eau et me demande de patienter. Elle informe Ghislain de ma présence par téléphone. Il se trouve actuellement chez Robert Tucker, pour fouilles de domicile. Il s’apprête à partir. Je l’attends donc patiemment au commissariat.

Cela me laisse un peu de temps pour reprendre ma respiration et mes esprits. Je regarde l’heure : 14:15.

Je patiente quarante minutes, m’occupe à jouer à Candy Crush sur mon téléphone pour passer le temps, qui semble s’éterniser. Lorsqu’enfin Ghislain entre et s’avance vers moi, je bondis de ma chaise. À peine a-t-il le temps de me dire bonjour, que je l’agrippe par le bras et l’embarque vers un bureau. Je pose à plat le carnet de note sur la table, page ouverte sur Francis transmettant l’acte de prêt original à Mason.

Ghislain me fait part à son tour du résultat de la perquisition. Sans surprise, ils n’ont rien trouvé, mis à part le coffre-fort ouvert et vide de Robert, caché derrière un tableau du XIXe siècle représentant une scène de chasse à courre.

Ghislain me suggère d’abord de retourner voir Carl. Nous y allons ensemble.

***

Arrivés à la maison de retraite, Ghislain entre dans le vif du sujet.

— Dites-donc Monsieur Smith, vous n’auriez pas oublié de nous avouer quelque chose par hasard ? commencé-je, furieuse.

Ghislain me calme, prend le relais pour s’adresser à Carl.

— Pouvez-vous nous montrer les pages arrachées je vous prie ?

Carl se montre nerveux, refuse de donner ces pages.

— Je… je vous ai tout dit, allez-vous en.

— Mentir aux forces de l’ordre sur une enquête est passible d’amende et de cinq ans d’emprisonnement vous savez.

Carl se lève de son lit, chancelle, s’agrippe à son déambulateur. Il nous tourne le dos, se dirige vers sa commode.

— Monsieur ? interroge Ghislain.

Carl ne répond pas, se contente d’ouvrir son tiroir et d’en sortir les pages manquantes.

— Ne me jugez pas… s’il vous plaît… sanglote Carl.

Ghislain prend les précieuses feuilles.

— Allez-vous en maintenant. Lisez ça hors d’ici.

— Monsieur Smith, nous avons besoin de votre témoignage.

— Je témoignerai. Sur la première partie que nous avons échangé ensemble. Pas sur la deuxième. S´il vous plait, épargnez-moi cette épreuve. J’ai fait ce que je devais faire et c’est déjà bien assez.

Ghislain et moi sortons pour retourner au commissariat éplucher ces notes. Nous lisons le récit de Bethany. Carl avait bel et bien menti. Elle ne s’est pas suicidée, et ne portait pas l’enfant de son violeur. Elle décrit la violence des coups administrés à Jack le 2 avril 1938. Son frère Carl faisait partie du groupe qui le tabassait. Ils se sont défoulés sur un innocent. Ce jour-là, Bethany avait suivi discrètement son frère jusqu’au commissariat. Elle le trouvait étrange ces derniers temps, angoissé, instable, passant le plus clair de son temps en compagnie de cet homme laid et repoussant, Francis. Il embrouilla son frère, lui fit un lavage de cerveau. Malgré les supplications de sa soeur, il ne la croyait pas. Il écoutait Francis, toujours Francis, par peur de perdre son travail sans doute. Trop occupé à le suivre partout, il ne se rendit pas compte de la présence de sa sœur. Elle suivit la voiture de son frère, en taxi, assista à l’arrestation musclée de Jack sur Mott Street, puis se faufila au poste de police, telle une petite souris. Elle découvrit la correction injuste dans la cellule. Elle cria pour que son frère arrête Francis. En la découvrant, il la prit par le bras pour la sortir de là. Bethany se débattit, puis s’enfuit en courant, avec une seule idée en tête, dénoncer son frère, ces représentants des forces de l’ordre, ainsi que Francis Tucker. Elle rétablirait la vérité quoi qu’il en coûte. Ce sont ses dernières lignes. Qu’est-elle devenue alors ?

Je ne peux pas me contenter de morceaux de puzzle donnés au compte goutte. Je dois tout rassembler. Nous retournons alors à la résidence de Carl Smith.

***

— Nous aimerions connaitre la suite, Monsieur Smith.

— Je savais que vous reviendriez, répond Carl, abattu.

Moi, je me tais, préférant écouter et laisser Ghislain faire son travail. Le regard de Carl est vide, dénué de plaisir de vivre et de bonheur.

— Nous ne tiendrons pas compte de votre récit, si celui-ci s’avère inutile pour la poursuite de l’enquête.

— J’ai votre parole ?

— Oui… rassure Ghislain.

Carl se frotte les yeux, puis se met à exposer ses souvenirs, tel un mantra répété jour après jour.

— Je le sais, j’ai mal agi, mal jugé, mal choisi mes amis… Je ne peux pas changer le passé… Lorsque Bethany est partie en courant, je suis sorti moi aussi, laissant Francis et les policiers finir leur travail. Sans preuves, ils ont libéré Jack une heure plus tard. Francis m’a ordonné de surveiller Bethany, de l’éliminer si elle devenait une menace pour nous. Personne ne devait savoir ce qui s’était passé dans cette pièce. Jack devait impérativement rester le coupable. Je ne comprenais pas cet acharnement, mais Francis m’a appris qu’il aimait ma sœur et que Jack avait volé 80 000 dollars à son père. Je savais qu’il mentait, mais je n’ai rien dit, car il m’a menacé de me foutre dehors sans un sous si je laissais agir ma sœur. En rentrant dans sa chambre, elle a commencé à écrire des choses dans son journal. Je le lui ai pris des mains, et j’ai lu les phrases « mon frère est un sale type », « Francis veut tuer Jack », « Ils mentent tous », « Je connais la vérité ». J’ai crié de colère, balancé son journal à l’autre bout de sa chambre, cassant son vase de porcelaine préféré posé sur son armoire. Elle a hurlé, m’a traité de tous les noms, défendant Jack avec des arguments plausibles. J’ai pris peur, je lui ai dit de se taire, mais elle a continué à me traiter de menteur, de tueur. Elle m’a ensuite menacé de tout raconter à la police pour qu’ils cherchent le vrai coupable, du nom d’Alfonso, et qu’ils surveillent Francis, un type violent. Je ne pouvais pas la laisser faire. Elle voulait me voir en taule pour me punir de mes actes. Je l’ai empêché de sortir de sa chambre. Elle a hurlé « Carl coupable » en boucle. Agacé, effrayé et paniqué, j’ai commis l’irréparable… J’ai agrippé le cou frêle de ma sœur entre mes deux mains calleuses. Je l’ai serré fort, très fort… Elle a suffoqué. Je l’ai étranglé pour qu’elle se taise. Puis elle n’a plus bougé, devenant une poupée vidée de son âme.

Mon souffle est coupé.

— Comment avez-vous pu tuer votre propre sœur ?

— Je vous en prie, ne me jugez pas… sanglote Carl.

— La police ne vous a pas poursuivi pour le meurtre de votre sœur ? demandé-je.

— J’ai balancé le corps sans vie de Bethany par-dessus la fenêtre de la chambre mansardée de la servante située au troisième étage. Son corps a atterri dans le jardin… Désarticulé… au pied de la demeure. L’arrière de son crâne a éclaté sur le rebord tranchant du socle d’une statue en pierre d’un ange… Je l’ai ensuite enterrée dans le jardin et j’ai expliqué à Mr Tucker qu’elle était partie vivre sa vie ailleurs…

Carl s’essuie les yeux, renifle bruyamment.

— Le 2 avril 1938, j’ai tué ma soeur… Une date que je n’oublierai jamais…

Carl se met à pleurer à chaudes larmes.

— J’ai été ignoble. À cause de tout ça, j’ai perdu ma sœur…. Évidemment, je m’en suis voulu par la suite… Je ne dormais plus, ne mangeais plus correctement… Alors je devais soulager ma conscience et remettre l’information du rendez-vous entre Marc et Bethany aux flics. J’avais noté toutes les dates et les heures avec précision sur un bout de papier. Je me suis rendu au commissariat trois jours plus tard, le 5 avril 1938. Le chef a refusé de me voir. Par contre, le plus jeune m’a reçu, Mason. Lui aussi se sentait mal suite à l’agression de Jack. Il a pris ma déposition et mon bout de papier signé de ma main, sans un mot, ni un regard vers moi. Il était facile pour lui de tout vérifier auprès de cet avocat, Evan, et de la secrétaire, Maggie. Jack n’était aucunement responsable, ni du vol, ni du meurtre. Soulagé, je suis rentré chez moi. Enfin, c’est ce que j’ai cru sur le moment… Cet événement m’a hanté tous les jours de ma vie. L’esprit de ma sœur a refusé de m’accorder la paix. J’ai essayé de mettre fin à mes jours, mais à chaque fois, un événement m’en a empêché, me sauvant de mon geste, comme si elle voulait me punir en me laissant vivre avec cet acte ignoble sur la conscience. L’ouverture de votre cold case a ravivé ces souvenirs. J’ai considéré cette information comme une chance de me racheter, un signe de ma sœur pour que je répare cette injustice…

— N’attendez pas que je vous pardonne, souligné-je. Pourquoi avoir attendu autant d’années ? Hein ? Pourquoi ?

— J’avais peur que l’on découvre le meurtre de Bethany… répond Carl, tremblant. Je ne voulais pas aller en prison pour sauver un être de son espèce…

— Un italien vous voulez-vous dire ? dis-je entre mes dents serrées.

— Je vous en prie, ne me jugez pas… ne me jugez pas…

Ghislain me prend par le bras.

— Venez, allons-nous en. Nous avons obtenu les informations que nous voulions.

Carl se balance d’avant en arrière dans son rocking-chair, en répétant inlassablement la même phrase « ne me jugez pas… ».

Nous sortons de la chambre, sans un mot.

Dès le lendemain, Ghislain recherche les policiers en service dans les années 1930. Dans les archives il trouve deux noms impliqués dans l’enquête de Robert Tucker. L’un d’eux n’est plus de ce monde, l’autre, Mason, le jeunot de l’époque, se trouve en maison de retraite. Le rendez-vous est fixé pour jeudi. Je rentre à l’appartement. Matthew s’est endormi sur son clavier d’ordinateur. Je souris, attrape un plaid dans la commode et le dépose sur ses épaules. Je me prépare un thé et m’installe dans le canapé pour lire la suite des notes.

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