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San Francisco, 1938

San Francisco, avril 1938. Linda et Lisa rentrent chez elle. La petite ne cesse de jeter des coups d’œil derrière elle pour me voir. Plus un mot ne sort de sa bouche depuis le meurtre de Robert. Cette pensée me serre la poitrine. Elle n’aurait jamais dû voir une horreur pareille.

Au domicile familiale des Calpoccini, l’atmosphère est étouffante, extrêmement tendue. J’entre dans le salon, ils sont déjà tous à table. Alberto et Prisca baissent la tête, Daniela tremblote, Giovanni et Renato occupent les places de Maria et Valentina. Où sont-elles d’ailleurs ? Marco brise ce silence glacial.

— Qu’est-ce que tu fous là bordel ?!

Je ne bouge pas, me tenant droit devant mon père. Marco se lève, m’attrape par le cou, me fixe droit dans les yeux.

— Les traîtres n’ont rien à faire à ma table.

Il me murmure dans le creux de l’oreille : « La famille », recule d’un pas, me fixe d’un regard sévère, se rassied. Il invite les autres à manger. Je serre les poings, sors d’un pas précipité pour rejoindre Paola dans la cuisine. J’ai trahi ma famille en osant quitter mon clan. Mon devoir consiste à honorer ma famille, la respecter, la protéger, et non à lui tourner le dos comme je l’ai fait. Je m’assieds nonchalamment à la table en bois massif, pose mes coudes. Paola me pique avec la fourchette.

— Ne pose pas les coudes sur la table ! Malpoli !

Je me masse le coude, puis elle me tend une assiette d’aubergines à l’huile d’olive. Après l’avoir gratifié d’un « merci », je commence à manger, sans envie.

Pendant deux semaines, je prends mes repas avec elle. Cette période nous rapproche, elle se dévoile jour après jour, discute tout en touillant les légumes dans la cocotte. Elle sourit, semble ravie d’avoir une oreille attentive à qui parler, de se confier après tant d’années pendant lesquelles elle a enfoui son histoire. Je l’écoute. Cela me permet de ne pas penser à Kate un court instant.

J’apprends que Paola est née à Pausilippe, une petite commune de Naples. Elle avait rencontré son mari dans un petit café, le Al Manzoni. La vie était dure à cette époque, paysans pauvres et peu éduqués, ils avaient été poussés au départ par la misère. Ils avaient quitté l’Italie pour les États-Unis en 1882. Elle venait tout jute d’avoir dix-huit ans.

Aujourd’hui, elle se rend compte du temps qui s'est écoulé, en comptant les années sur ses doigts ridés et boudinés. Paola s’interrompt quelques instants, rassemble ses souvenirs. Je me suis habitué à son accent doux et chantant.

C’était une période difficile et dure pour elle et son mari. Ils vivaient dans un quartier de taudis surpeuplés. Son mari travaillait dans une usine de métallurgie, jour et nuit. Puis il était tombé malade. Il est décédé de la tuberculose en 1897. Sans enfants, elle avait dû survivre seule, en exerçant des petits travaux de couturière, dans la peur et l’angoisse. Elle se souvient qu’en 1891, des immigrants italiens ont été lynchés à La Nouvelle-Orléans, en raison de leur origine et des suspicions d'appartenance à la Mafia. Ils avaient tous peur de l’avenir. Elle aurait tellement aimé repartir avec son mari dans sa petite ville de Naples.

Je lui prends le bras, en guise de réconfort. Les américains se méfiaient des italiens, n’avaient plus confiance, alors elle a perdu son travail, un hiver, en 1905, rejetée par ces familles qui avaient peur qu’elle vienne voler chez eux. Elle s’est retrouvée à mendier dans les ruelles de San Francisco. Elle ne sait plus combien de temps cela a duré. Puis un jour, Dieu a entendu ses prières. Il a envoyé Marco la sortir de là. Il avait déjà sa fille Maria à cette époque-là. Il l’a embauché comme bonne à tout faire, pour le ménage, la cuisine et s’occuper des quatre enfants. Elle qui n’a jamais eu d’enfants à élever, elle était heureuse de s’occuper d’eux. Marco l’a sorti de la misère. Paola joint les mains comme pour prier.

Je lève les yeux au ciel, soupire, le coude posé sur la table. Paola me donne un coup de torchon sur la tête.

— Tu devrais être plus gentil ! T’es une tête de mule ! Rho ! Si tu écoutais ton père tu n’aurais pas tous ces ennuis. Et arrête de t’avachir sur la table, mal élevé ! Ah les jeunes de nos jours…

Je croise les bras sur la table, et parle à voix basse.

— Tu sais, Marco s’en prend à moi depuis que je suis tout petit. Il me traite différemment des autres, comme s’il n’avait pas le moindre sentiment pour moi…

Paola se penche vers moi, le visage ridé par le temps, les cheveux grisonnants, et de petits yeux fripés. Elle se pince le menton avec ses doigts boudinés.

— Hum, peut-être parce que tu es un bâtard ?

J’ai un mouvement de recul.

— Quoi ?!

— En y regardant de plus près, tu ne ressembles pas tant que ça à ton frère et à tes sœurs…

Paola s'approche de plus en plus de moi, les yeux plissés et son nez retroussé.

— C’est quand même flippant ce que tu me racontes !

— Y a de quoi se poser des questions.

— Il m’a toujours dit que je ressemblais à ma mère…

Paola recule, place ses mains sur les hanches et éclate de rire.

— Quoi qu’il en soit, tu es un Calpoccini ! Ton père a travaillé dur pour en arriver là, alors un peu plus de respect envers tes aînés.

J’esquive sa remarque avec une grimace.

— Dis-moi, que s’est-il passé pendant mon absence ? Où sont Maria et Valentina ?

— Elles ont quitté le domicile pour vivre avec leur mari, dit-elle en essuyant la vaisselle.

— Je ne les reverrai plus ?

— Bien sûr que si, lors d’évènements familiaux.

Paola stoppe ses gestes, pose ses mains sur la plan de travail. Je la regarde, sourcils froncés.

— Tu es égoïste, Jack.

Je manque de m’étrangler en avalant un morceau de pomme. Quoi ? Alors ça c’est la meilleure ! D’où peut-elle sortir un truc pareil ? Je me lève d’un bond, tape des poings sur la table.

— Qu’est-ce qui te prend de me dire ça ? J’exécute les ordres de Marco depuis tout petit !

— Vraiment ? lance-t-elle en se retournant, bras croisés.

— Oui ! dis-je en tapant du poing sur la table.

— Tu as manqué à ton devoir en abandonnant Giorgia.

— Je ne l’aimais pas, okay ?

— Et tu as laissé tomber ta famille.

— Je ne supportais plus les agissements de Marco, ni cette vie, c’est si difficile à comprendre ?!

— Tu n’imagines pas l’importance que tu as Jack.

— C’est ridicule ! Regarde les journaux, on ne parle que d’Al Capone !

— Dans le San Francisco Chronicle et même dans le New York Times ton nom est apparu, Jack !

— Oui, bon, dans de petits articles en milieu de page, okay. Mais je n’ai jamais fait la Une des journaux.

— Ah oui ? Et celui concernant l’affaire Tucker ?

— Je ne suis pas responsable !

— Je n’en doute pas. Mais sur le reste, je suis sûre d’une chose, tu te sous-estimes. Les familles d’ici te craignent. Emilio t’a marqué au fer blanc avec ta balafre sur le visage. Avec tes crises de colère, ta façon de combattre et ta dextérité au tir, tu inspires la peur.

Je me passe une main dans les cheveux. Un geste bref devenu répétitif.

— Si c’était le cas, Johnny Torrio serait déjà venu me chercher.

— T’étais trop jeune à l’époque, et puis son empire criminel a été bâti à Chicago.

— Je le sais ça.

— Figure-toi qu’ici, à San Francisco, Francesco « Frank» Lanza a essayé d’amadouer Marco pour t’avoir, pendant ton absence à New-York !

— Super…, ironisé-je, en levant les yeux au ciel.

— Tu m’agaces !

— Arrête d’essayer de me convaincre de n’importe quoi, de toute façon je suis un Calpoccini, ancré dans cette famille, je ne peux ni fuir, ni reculer. Le pouvoir ne m’intéresse pas, je ne cherche pas à me faire connaître du monde entier. Je ne partirai plus d’ici. Alors, rassurée ?

— Jack… tu as des responsabilités.

Je grimace et glisse sur un autre sujet.

— Au fait, pour maman, je la trouve étrange ces derniers temps. Hier encore, je l’ai trouvé à sautiller dans le salon, vêtue d’une robe à froufrous rose, les cheveux en bataille. Qu’est-ce qui lui arrive ?

— Daniela est devenue… comment dire… déconnectée du monde réel…

— Depuis quand ?

— Depuis toujours, Jack. À cause de toi.

Je baisse la tête et triture le reste de ma pomme. Maman a toujours eu des ennuis par ma faute… Paola pose sa main délicatement sur la mienne.

— Marco a toujours aspiré à un grand avenir pour toi et Daniela souhaitait te protéger.

— J’en doute.

— Jack, écoute-moi. Marco est le Parrain, le chef de famille, il règne comme un dictateur de l’ombre dans le milieu de l’organisation.

— Je le sais ça.

— Ce que je veux te dire, c’est que, grâce aux unions de tes sœurs et de ton frère, la place de sous-patron a été attribuée à Capo Gio, de la famille Mancini, la deuxième autorité pour commander cette grande famille. Pour le père de Prisca, la famille Costa, son rôle consiste à être le consigliere, le médiateur pour arbitrer les disputes, le conseiller, le troisième membre le plus important dans l’administration « famille ». Et enfin, le père Rossi, celui de Fabrizio, recrute les picciotti. Marco a réussi les alliances stratégiques qu’il convoitait.

— Et bien tant mieux alors, dis-je d’un ton sec.

— Mais l’union qu’il aspirait pour toi ne s’est pas réalisée, à son grand mécontentement. La famille Vitali possède un grand empire dans le milieu du proxénétisme et des Casinos. Et…

— J’ai tout fait foirer, coupé-je, grognon. Ça va, j’ai compris.

Je croque un morceau de pomme, jette le reste dans la poubelle d’un geste brusque. Je lance un regard sévère à Paola, sors de la cuisine. Dans le hall d’entrée, j’aperçois Marco planté devant l’escalier. Mince, moi qui voulait monter à l’étage. Je grimace, fais demi-tour.

— Attends !

Je soupire, que va-t-il me sortir cette fois ? Je me retourne, fourre mes mains dans les poches. Il s’avance vers moi en boitant. Il s’appuie sur sa canne.

— Paola m’a déjà tout raconté, dis-je.

— Vraiment ?

— Oui, les alliances fructueuses que tu as obtenu, grâce à Alberto, Maria et Valentina. Et celle ratée par ma faute. Je suis un mauvais bras droit.

Il éclate de rire, reprend son sérieux. Il me tapote le torse avec la pointe en metal de sa canne, s’appuie des deux mains sur ce bout de bois. Il me fixe avec un sourire malveillant.

— Je n’ai jamais dit que je voulais faire de toi mon bras droit. Tu as pensé ça tout seul.

— Tu m’as martelé pendant des années que je devais devenir le maillon fort de la famille.

— Exact, devenir dur et fort pour protéger les tiens et dans l’unique but d’obéir au futur chef de clan, autrement dit, ton frère Alberto.

— Espèce d’enflure ! Tu me manipules ?

— Tu es un pantin, Jack, depuis le début !

— Que…

— Tu es devenu comme le Pinocchio du journaliste Carlo Lorenzini. Égoïste, peu fiable et menteur !

— C’est…

— Tu t’es enfui de chez moi, comme lui s’est enfui de chez Geppetto.

— Tu…

— Tu prétends, comme lui, que je t’ai maltraité. Mais tu te mets le doigt dans l’œil, j’ai fait tout ça pour que tu sois le protecteur de notre organisation !

— Et…

— Tu n’as tiré aucune leçon de tes mésaventures et tu continues à mentir ! Tu es parti, tu as trompé Giorgia en te mariant avec Kate, tu as usurpé l’identité de Marc, après ça je t’ai puni, tu as trahi ta famille et tu m’as menti à propos de ta relation avec Linda !

— Mais…

— Et autre point similaire, tu as échappé de justesse à la mort.

— De quoi tu parles ? Bon sang, tu…

Argh il n’arrête pas de me couper la parole ! Il ne me laisse pas en placer une ! Foutu Marco.

— Tu as failli te noyer sur les quais du Ferry Plaza. Tu as risqué de finir étranglé par ce prof, Lenny. Et tu aurais pu te faire tuer par Robert Tucker !

— Mais, comment tu…

— Je suis au courant de tout, Jack. Tu es mon Pinocchio, ton histoire n’est pas si différente. Toi aussi tu as été traité comme un moins que rien par le flic joufflu, Kenneth, si je me souviens bien. Il ne t’a jamais cru !

— Arrête de me comparer à un pantin !

— Ouvre les yeux, Jack ! Si tu ne prends pas garde, tu finiras comme lui, pendu à un chêne.

— Tu oublies une chose, la morale de cette histoire : « instruisez-vous, informez-vous, ne laissez pas les autres tirer vos ficelles ».

Il croise les bras et me toise.

— Hum, alors dis-moi, qui est ta fée bleue ?

Je réfléchis, tête basse, yeux larmoyants et lèvres tremblantes. Je pense tout d’abord à Kate, puis me viennent en tête Madame Johnson et Astrid… Je ne réponds pas à sa question.

— Il a changé la fin, dis-je.

— Quoi ?

— L’écrivain a finalement changé la fin pour Pinocchio…

Marco fronce les sourcils, puis se dirige vers la commode de l’entrée, en boitant. Le bruit de sa canne sur le carrelage me donne des frissons, comme le son de la matraque de Kenneth contre la grille de la cellule. Il ouvre le premier tiroir et sort le livre de Carlo Lorenzini, plus connu sous son nom de plume, Carlo Collodi : Le avventure di Pinocchio. Storia di un burattino. Il me le balance à la figure. Je me protège le visage avec les bras. Le livre s’ouvre dans sa chute. Les pages sont décollées, elles s’éparpillent au sol. Tiens…, sur la page blanche du titre, je vois des lettres qui me disent quelque chose. Je fronce les sourcils, intrigué, puis m’accroupis pour prendre cette feuille. Dans le coin en bas à droite, je lis « E.C ». Les mêmes lettres que sur mon jouet en bois. Qu’est-ce que ça signifie ? Je me redresse et lève la tête. Marco a disparu. Je déglutis difficilement. Je plie cette page et la range dans ma poche. Je ramasse le reste, rassemble les feuilles et les insèrent dans la couverture, puis je remets le livre dans le tiroir de la commode.

J’entends une porte vitrée claquer. Je me dirige vers le bruit, file dans le salon. Je vois Marco dans le patio. Il n’a sans doute pas envie de m’expliquer le sens de ces initiales… Je sens une main me tapoter l’épaule, je me retourne, recule d’un pas. C’est ma mère ! Elle me fait flipper avec sa tignasse noire ébouriffée et son maquillage dégoulinant. D’où sort-elle ? Elle penche la tête de côté.

— Pinocchio de sang ! lance-t-elle.

Je suis déstabilisé. Je la regarde de la tête aux pieds, elle porte une robe charleston dorée par-dessus une robe longue verte. Je remarque qu’elle porte une chaussure rouge au pied droit et une bleue au pied gauche. Elle s’avance vers moi comme une poupée désarticulée. Je recule et me cogne contre le vaisselier. Les assiettes s’entrechoquent. Je lève les bras pour me cramponner à ce meuble. Elle approche son visage du mien.

— Tu es un pantin avec du sang sur les mains.

— Tu ne crois pas que Marco y est pour quelque chose ?

À cet instant elle arbore un large sourire, son rouge à lèvres rouge déborde de sa bouche. Elle se met à chantonner :

Reviens demain

Viens le benjamin

Écouter le secret de la sorcière

Ici dans la chaumière

Viens sans faute

Maudit hôte

Je suis abasourdi. Quelles sinistres paroles ! Marco agrippe Daniela. Je ne l’ai pas vu venir. Il l’emmène à sa chambre. Je sors dans le jardin prendre l’air. Une trentaine de minutes plus tard, j’entends une ambulance entrer dans la cour. Je file dans le hall d’entrée. J’entends les hurlements de ma mère du haut de l’escalier. Je m’avance au centre. Elle est traînée par Marco et Renato. Elle se déhanche, gesticule et traîne des pieds pour ne pas être emmenée à l’hôpital. Je suis figé. Je ne sais pas quoi faire, elle m’a tellement mis à l’écart, délaissé, ignoré, que je n’ai pas la force de l’aider. Lorsqu’elle passe devant moi, elle me fixe de ses yeux noirs. Elle se remet à chanter ce refrain. Elle me le répète en boucle en me suppliant du regard, je le comprends dans ses yeux. Un message codé ? Mais que signifie-t-il ?

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