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J’aperçois Paola dans l’entrebâillement de la porte de la cuisine. Dès que Marco ferme celle de l’entrée, je la rejoins. Elle ouvre sa main, je vois une clé en métal doré, avec un anneau en forme d’arbre, un canon en trèfle et un panneton pourvu d´encoches.

— Qu’est-ce qu’elle ouvre ?

— Le secret de la sorcière, dit-elle dans un murmure.

— Tu comprends son message ?

— Viens, suis-moi, lance-t-elle avec un signe de tête.

Nous montons l’escalier, puis nous nous avançons jusqu’au fond du couloir. Avant l’escalier en colimaçon qui mène à la chambre de bonne, elle ouvre une porte en bois peinte en bordeaux. Elle insère la clé, nous entrons dans une petite pièce, avec pour meubles, une coiffeuse en bois massif à trois miroirs, un fauteuil en tissu brodé de pivoines rose, et une commode en chêne aux poignées de métal couleur or. Paola s’avance vers la fenêtre, elle ferme les rideaux en velours, puis elle ouvre les tiroirs de la coiffeuse, tapote son menton, et s’attelle ensuite à tirer ceux de la commode.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je cherche une lettre. Daniela l’a écrite après les fêtes de Noël l’année dernière.

— Pour quoi faire ?

— Elle t’est destinée. C’est très important.

Elle se baisse pour fouiller le dernier tiroir.

— Elle t’a dit la raison ?

Elle écarte des pulls en laine.

— Ah, la voilà ! dit-elle en brandissant l’enveloppe.

Je remarque le prénom inscrit : « Jack ». Mon pouls s’accélère. Qu’est-ce que ça signifie ? Paola place la lettre dans ma main, nous sortons, elle referme la porte à clé. Elle marche d’un pas rapide vers la chambre de mes parents. Elle entre. Je la vois déposer la clé dans une boîte à bijoux sertie de pierres vertes et rouge. Elle revient ensuite vers moi, sur la pointe des pieds. Elle vérifie qu’elle n’a pas laissé de traces, ferme la porte.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Lis-là.

— Pourquoi maintenant ?

Paola secoue la tête, surveille les alentours, puis descend à la cuisine. Je la suis en trottinant. Elle marche vite pour une vieille femme.

— Elle n’a jamais pu le faire avant.

— Quoi ?

Elle se retourne, avec son index droit devant ses lèvres.

— Chuuut ! Marco ne doit pas savoir !

Je regarde derrière moi. C’est bête, mais j’ai besoin de vérifier que personne n'est là. Elle prend ma main et m’entraine à la cuisine. Elle prépare deux cafés. Nous parlons à voix basse.

— Alors ?

— Daniela a toujours voulu t’en parler, mais elle n’a jamais pu, à cause de Marco. Et à l’hôpital, ils la droguent avec des pilules roses.

— Qui ça « ils » ?

— Les psychiatres.

— Elle est folle ? dis-je à voix haute.

— Chuut ! dit-elle en m’attrapant les bras et en jetant des coups d’œil partout. Ils lui ont diagnostiqué des troubles du comportement depuis ta naissance.

Ma poitrine se serre. Ça me fait mal de l’entendre dire une chose pareille.

— Vraiment ?

— Mais moi, je sais qu’elle n’est pas folle, me lance-t-elle droit dans les yeux.

— Pourquoi ?

— J’ai vu des choses depuis que je travaille ici. Mais je n’ai jamais pu en parler, car je n’en étais pas certaine et Marco veillait à garder le secret.

— Quoi ? Mais quel secret ?

— Daniela s’est confiée à moi, quand tu es parti à New-York, à un moment de tranquillité et de lucidité, elle m’a tout avoué.

— Tu me fais peur…

À cet instant, nous entendons le grincement de la porte d’entrée, puis des bruits de pas et d’une canne qui claque sur le carrelage. Paola me sert précipitamment mon café, elle se remet à nettoyer la vaisselle. Je plie l’enveloppe en deux, la cache à l’arrière de mon pantalon, m’assieds, l’air de rien. Marco entre dans la pièce, il se poste devant moi. Je lève les yeux vers lui, tasse entre les mains.

— Quoi ?

— Finis ton espresso et après tu viens avec moi.

— Où ça ?

— Pour un rendez-vous d’affaire avec Gio.

— Tu ne peux pas y aller tout seul ?

Il me tape sur la tête avec sa canne.

— Aïe !

— Tu reprends du service ! Rejoins-moi à l’entrée dans dix minutes.

Marco sort, une main posée sur sa canne, l’autre dans le dos. On dirait un vieux papy. Paola me jette un coup d’œil, tout en astiquant l’argenterie. J’acquiesce, finis mon café, file en vitesse dans ma chambre. J’ouvre le deuxième tiroir de ma commode, cache l’enveloppe entre deux caleçons, je prends mon Colt posé sur l’étagère du haut de l’armoire. Je l’insère à l’arrière de mon pantalon, choppe une veste, claque la porte, descends les marches en courant.

Je rejoins mon père dans la cour. Giovanni, Renato et Fabio viennent aussi. Nous montons en voiture, direction Humboldt Street, au sud de San Francisco, sur Pier 70. J’observe les halos arancia et rosso teinter le ciel et se refléter sur les eaux calmes.

Nous nous garons devant un alignement de six entrepôts en tôles rouges et aux toits pointus. Les carreaux vitrés qui occupent le haut des façades sont tous à moitié brisés. J’aperçois des hommes munis de fusil postés en haut de miradors. Ils surveillent les allées et venues. En descendant de voiture, une bourrasque de vent soulève mes cheveux et ma veste. L’air salé me pique le visage, tandis que l’odeur de poiscaille me fouette le nez. J’entends des élévations de voix. Il semble y avoir de l’agitation à l’intérieur. Mains dans les poches, je suis mon père et ses affranchis, tête levée vers ces immenses structures. Nous entrons par une double porte métallique de quatre mètres de haut, à vue d’œil. L’endroit nous engloutit.

Nous avançons dans un couloir éclairé par des luminaires suspendus grillagés. Des applaudissements et des hurlements parviennent à nos oreilles.

Au bout, deux gardes fouillent les poches de deux hommes. Ils confisquent leurs armes. Merde, je ne veux pas qu’ils choppent la mienne. Je place par réflexe une main derrière le dos. En voyant Marco, les gardes nous laissent passer, sans nous contrôler. Ils ne sont pas armés. Bizarre, ou alors, ils ont bien cachés leur joujou. Ensuite, nous tournons à droite, nous engouffrant plus profondément dans ce lieu sombre qui empeste la sueur, l’urine et le vomi. Une autre odeur vient se mêler à l’ambiance : celle du sang. Je retrousse le nez. Où m’a-t-il emmené ?

Nous montons un escalier métallique, les marches grincent et vibrent à chacun de nos pas. En haut, une lumière blanche m’éblouit. Je mets une main devant les yeux pour me protéger. Je m’habitue petit à petit à cette lumière, puis regarde en bas. Nous sommes sur l’estrade d’une arène de combat. Placés au troisième rang, nous avons une vue directe sur la zone. Nous prenons place à côté de Capo Gio et de son fils, Pietro. Je ne le salue pas, me contente d’observer la scène. Deux hommes se battent sur un ring rond de terre battue. Un dôme de fer recouvre la zone. Je balaye la salle du regard, des spectateurs de tous horizons ainsi que des membres de puissantes organisations criminelles occupent toutes les places. À ma droite, je repère le père Spinelli. Je serre les poings et la mâchoire. Je cherche Alfonso du regard, je ne le vois pas.

La foule est enthousiaste, les bouteilles d’alcool affluent, la fumée des cigarettes stagnent au-dessus de leurs têtes. Je fronce les sourcils, me tourne vers mon père.

— Qu’est-ce qu’on fout là ?

— Tous les premiers vendredis du mois, Gio organise des tournois de combats humains.

— Et ?

— Ça nous permet de faire du business. On parie sur un gars, et s’il remporte le match, on gagne pas mal de fric, sans oublier la possibilité de récupérer des affaires alléchantes, comme le contrôle d’une zone ou d’un contrat sur un chantier.

— Pourquoi m’as-tu amené ici ?

— Détends-toi ! dit-il en posant sa main sur mon épaule. Alors, tu veux parier sur qui ?

Me détendre ? Il déconne ! Comment je peux rester calme en sachant que les Spinelli sont ici ?! Si je vois la gueule d’Alfonso, je le réduis en bouillie.

— J’en sais rien.

Je regarde les deux combattants. Ils sortent. Marco a deux papiers dans sa main, un rouge et un vert. Deux autres personnes entrent. À nous de choisir celui sur lequel on parie. J’aperçois un p’tit gars récupérer les papiers et noter sur un calepin le montant des mises et les noms des parieurs. Je me penche vers l’avant, m’appuie sur mes coudes, joins les mains. Je choisis le rouge, qui désigne un gars aux cheveux roux ébouriffés, du nom de Stanley.

— T’es sûr ?

— Tu m’as demandé mon avis, alors voilà !

Marco soupire. L’irlandais est bien plus mince et svelte que son adversaire, qui est carré comme une armoire à glace, le crâne chauve et luisant. Trop lourdaud à mon goût. Je parie donc sur le roux. Il est capable de se faufiler partout. Marco grimace.

— Si ton gars ne s’en sort pas, tu peux toujours lui donner un coup de main.

— On est autorisé à aller dans l’arène ?

— Oui, mais uniquement pour aider le type en difficulté. Tu veux y aller ?

— Non.

— Tu devrais. Il va se faire massacrer.

— Ça va aller, dis-je. Il va s’en sortir.

Marco secoue la tête, peu convaincu. L’arbitre, un gars aussi fin que du fil du fer, avec une moustache noire en boucle et des sourcils en arc, siffle le début du combat. Les deux hommes se battent, sans retenir leurs coups. C’est assez sanglant, je dois dire. Je souris en coin, le roux prend le dessus sur son adversaire. Marco se trémousse sur sa place. Et bim, il gagne. Je me redresse, m’étire en me plaquant dans le fond de ma chaise, mains derrière la tête.

— Alors ?

— Ça va, inutile d’en faire tout un plat, répond Marco.

Mauvais joueur. L’arbitre appelle le combat suivant. Et là, mon sang ne fait qu’un tour. Je me redresse, laisse redescendre lentement mes bras sur mes genoux, j’écarquille les yeux. Alfonso Spinelli et Antonio Giacomuzzi entrent dans l’arène. C’est une blague ? Je me tourne vers mon père. Il croise les bras sur sa petite bedaine.

— J’ai pensé que ça te ferait plaisir de revoir tes amis.

— Alfonso n’est pas un ami, dis-je entre mes dents serrées.

Il l’a fait exprès de me ramener ici ! Il savait qui allait combattre. Saleté de Marco. Je ne quitte pas des yeux Alfonso. J’ai envie de l’étriper, de le trucider, de l’anéantir. Ma jambe droite tremble, je n’arrive pas à rester en place. Le bruit du sifflet résonne, ils se battent. Je n’entends plus les voix des spectateurs, un brouillard opaque m’enveloppe, seul un brouhaha parvient à mes oreilles. Je suis accaparé par le combat. J’aimerais être à la place d’Antonio. C’est moi qui devrait lui donner une bonne raclée. Alfonso a des difficultés, Antonio a l’avantage. Soudain l’arbitre siffle et appelle un volontaire dans les gradins pour venir en aide à Alfonso.

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