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Les jours suivants, j’accompagne mon père. J’obéis aux ordres. Je tabasse, je flingue sans pitié, jour après jour, semaine après semaine. Giovanni a peur de moi. Les autres aussi d’ailleurs. Plus personne n’ose me résister ou me reprocher quoi que ce soit, de peur de représailles. Je reste insensible, jusqu’à ce jour...

Mon père entre au domicile de Silvio, en fin de soirée. Je jette un œil à la fenêtre. Il est chez lui, avec sa femme, assis tranquillement sur le canapé. Renato et Fabio défoncent la porte. Nous entrons. Une odeur de cannelle plane dans le salon. J’aperçois un gâteau à moitié entamé sur la table. Silvio se lève d’un bond, nous fait face. Ça fait des semaines qu’il n’a pas vendu de drogue. Mais ce n’est pas ce point le plus important. Il est allé voir les flics pour nous dénoncer, il a dévoilé à la police l’emplacement de trois points de deal stratégiques du quartier Haight-Ashbury, un lieu calme aux maisons victoriennes. La drogue attire les gamins de bourgeois. Il a trahi l’organisation. Il doit être puni. Fabio le tabasse, sa femme hurle. Elle court vers la cuisine. Giovanni la choppe par le bras pour l’empêcher de faire une connerie, comme prendre un couteau dans un tiroir ou appeler les secours. Silvio se défend et arrive à se débarrasser de Fabio. Il s’enfuit à l’étage. Marco m’ordonne de le rattraper et de lui régler son compte. Je grimpe les escaliers quatre à quatre. J’entends une porte claquer. Je me dirige vers cette pièce, je l’ouvre d’un coup de pied.

— Dégagez ! menace Silvio. J’en ai marre de tout ça ! J’arrête !

— C’est toi qui es venu nous chercher je te rappelle. Tu avais besoin de fric et nous t'avons donné une mission. De l’argent contre un service rendu.

— Je n’en peux plus ! Pas dans ce quartier résidentiel, putain ! Je ne supporte plus de voir ces jeunes détruire leur avenir à coup de poudre dans le nez !

— Fallait le dire au lieu de balancer !

J’avance vers lui, il me jette des objets à la figure. Je les balaye d’un revers de main. L’un d’eux fait un son mielleux. Je jette un œil au sol, c’est un clown qui couine. Quoi ? Un jouet ? Je secoue la tête. Silvio est face à moi. Il sent l’après-rasage au menthol à plein nez. Il m’agrippe par le col de ma chemise. Je ricane. Il compte faire quoi, sérieux ? Il brandit un couteau. Je ne ris plus. Je lui choppe le poignet, le repousse avec l’autre main. Il ne se laisse pas faire le bougre.

— Je vais tous vous envoyer en taule ! hurle Silvio.

À cette phrase, je lui casse le poignet. Il m’envoie un coup de poing dans la mâchoire. Ma tête dévie, surpris par sa puissance. Je riposte, nous nous battons, puis je parviens à le plaquer au sol. J’attrape un objet sans savoir ce que c’est, puis je le frappe avec violence et détermination au visage. Je lui éclate le nez, les lèvres et l’arcade sourcilière. Il pisse le sang. Il tourne de l’œil, perd connaissance. Je le maintiens par le cou d’une main, et brandis l’objet avec l’autre. Juste avant de lui donner le coup fatal, j’entends des pleurs, discrets et craintifs. Des pleurs d’enfant, identiques à ceux de Milo petit. Les souvenirs me reviennent. Merde. Qu’est-ce qui me prend ? Je deviens exactement comme mon père ! Non ! Je regarde l’objet que je tiens dans la main. Je tremble. C’est un pantin, couvert de sang. Je le lâche. Puis je me mets à quatre pattes pour regarder sous le lit. Je vois le petit, recroquevillé, en pleurs. Il fait tout son possible pour ne pas être remarqué. Il serre un ours en peluche bien dodu, marron et noir, contre lui. Son visage est enfoui dans les poils de son doudou. Il se cache. Mon cœur se serre. Qu’est-ce que je fabrique ? Je me relève, fais comme si je ne l’avais pas vu. Je sors, ferme la porte derrière moi, en silence. Je redescends.

— Il a eu son compte, dis-je à Marco.

Sans attendre sa réponse, je monte en voiture, côté passager. J’observe les maisons alignées soigneusement les unes à côté des autres. Les réverbères éclairent cet endroit calme.

Arrivé chez nous, je monte directement dans ma chambre. Je m’enferme à clé. Je glisse dos à la porte, me laisse tomber sur les fesses. Je me prends la tête entre les mains, tire sur mes cheveux à pleine main. Et je me mets à chialer comme un gamin. Toute la haine et toute la tristesse enfouies et accumulées depuis tout ce temps, se déverse maintenant. Je n’arrive pas à m’arrêter. J’étais enfermé dans une phase de choc qui a duré des semaines. J’ai refusé de croire à la réalité, celle du meurtre de ma femme et de mon enfant. Je l’ai nié ou je ne ne voulais tout simplement pas l’admettre. Je me suis plongé dans les crimes pour oublier, pour effacer cette image de Kate en sang. Mais ce gosse… il a tout fait foirer. Il m’a ramené à la réalité. Kate… je ne la reverrai plus… Je pleure toute la nuit, tremblant de rage.

Au matin, je me réveille endolori. J’ai dû m’endormir sur le parquet. J’ai mal au dos et sens la transpiration. Je me lève, me regarde dans le miroir. Yeux bouffis, cheveux en bataille, cernes profonds,… j’ai une sale tête. Je file prendre une douche, regarde l’eau s’évacuer par la bonde. Je me sens mal, inspecte mes mains. L’eau efface les traces de sang. Je sors, mets des vêtements propres qui sentent la fleur d’oranger. Je me dirige vers l’armoire, l’ouvre. Je vois le pantin, tête penchée sur le côté. Il me scrute avec ses points noirs en guise d’yeux. Il semble avoir la bouche à l’envers. Je le prends dans ma main tremblante. Une larme coule sur sa joue. Je divague ? Je me touche la joue. Non, c’est moi qui pleure à nouveau. Mes larmes tombent sur son visage. Je le repose dans l’armoire, puis fouille la poche intérieure d’une veste noire. Je sors le sachet de drogue. Sa couleur blanche est cristalline. Est-ce que ça a une date de péremption ? J’en ai besoin, là, tout de suite. Je vois la silhouette de Kate apparaître dans la poudre. Je secoue la tête. Je fronce les sourcils, ouvre le sachet d’un geste brusque. L’odeur âcre me monte dans les narines. Elle me fait penser à un mélange de réglisse et d’ammoniaque. J’avale la poudre d’une traite, comme si c’était de la farine de blé, mais avec un goût amer qui me donne l’impression d’avaler du solvant. La descente me brûle la gorge. Les effets ne tardent pas à venir. Je me sens dans un délire euphorique. Je plaque une main sur mon front, chaud, et je commence à transpirer abondamment. Je m’écroule sur mon lit. Je n’obtiens pas l’effet escompté, celle de la puissance et de l’ivresse promise. Peut-être que la came est périmée en fait. Merde. Je ne me sens pas bien du tout. Mon rythme cardiaque s’emballe. J’ai des difficultés à respirer, j’angoisse, je panique et maintenant, j’ai des hallucinations. Je vois Kate, le ventre ouvert dans la verticale, le bébé sort, en sang. Il tend ses bras vers moi, il mime l’étranglement avec ses petites mains. Il cherche à me tuer ! Je le fixe, il n’a pas de visage ! Rien, aussi lisse que la tête d’un chauve. Et Kate… elle avance vers moi avec l’envie de m’enlacer pour… je ne sais pas quoi… Elle pose une question d’une voix rauque semblable aux sorcières : « qui es-tu pour te permettre de prendre ma vie ? » Quoi ? Ce n’est pas moi ! Puis elle hurle en boucle « menteur, menteur, menteur ». Je plaque les mains sur mes oreilles. Je me sens faible, triste et fatigué.

— Tais-toi ! dis-je.

Mais elle refuse. Elle continue de me traiter de menteur. Je regarde mon nez, il s’agrandit comme celui de Pinocchio ! Je sens un liquide visqueux recouvrir mes yeux. Je le touche, je regarde mes mains, du sang ! Je ferme les yeux, la tête entre les mains. Je frissonne, je transpire, j’angoisse. Elle continue de me répéter « menteur, menteur, menteur ». Un « boum » me réveille. Je retrouve la raison. Je suis par terre, avec une jambe enchevêtrée dans la couette. Je palpe mon visage, pas de sang, et mon nez est à sa place. Je souffle nerveusement. Je me redresse. La nausée me submerge. Je file vomir aux toilettes. Mes vêtements sont trempés de sueur. Je repars prendre une douche, bien froide pour me remettre les idées en place. Venger Kate. C’est tout ce que j’avais en tête. Je ne voyais plus rien. Cette nuit m’a fait revenir à la réalité, à la raison. Je ne voulais pas devenir comme mon père. Je ne peux pas me laisser aller comme ça. Par respect pour Kate… Je m’allonge sur le lit, plonge dans un profond sommeil jusqu’à midi.

Au réveil, j’enfile des vêtements propres, me coiffe, m’asperge le visage d’eau fraiche, sors prendre l’air. Giovanni me rejoint quelques minutes plus tard, dans le jardin. Il s’assied sur le banc à côté de moi.

— Qu’est-ce que tu veux ? râlé-je.

— Qu’est-ce qui t’a pris de t’en prendre à Alfonso comme ça ?

— Il a tué ma femme je te rappelle !

— Tu as été extrêmement violent… Je ne te reconnais plus…

— Il a buté Robert Tucker sous les yeux de ma fille. C’est une ordure.

— Tout de même…

— Il n’a que ce qu’il mérite.

— Tu n’aurais pas dû t’enfuir.

— Je n’ai pas envie d’entendre des reproches, surtout venant de toi ! 

— Ne laisse pas la haine prendre le dessus.

— C’est toi qui me dit ça ? ricané-je.

— Jack, je…

— J’aurais aimé qu’on me donne la possibilité d’étudier, plutôt que de tuer… lâché-je pour couper court à ses conseils à deux balles.

Giovanni soupire, crispe ses mains sur ses genoux.

— Tu es le fils du parrain, Jack. Ton destin est tout tracé. Tu te dois de protéger ta famille et de continuer les affaires.

— Nous sommes deux je te signale. Deux frères. Alberto est l’aîné, il pouvait très bien prendre le relais.

— Pas tout seul. Pas sans toi.

— J’ai réalisé ce que je voulais. Être avocat, vivre de ce métier, épouser la femme de mon choix. Nous attendions même un enfant. Une vie loin du clan.

— Ton père n’a pas apprécié.

— Je suis devenu ce que j’avais envie d’être. Mener ma vie comme je l’entendais. Mais Marco m'en a empêché. Personne ne m’est venu en aide. Mon passé m’a rattrapé. À commencer par les suspicions des new-yorkais à mon égard, au retour d’Alfonso et à la rencontre de Giulia.

— Tu ne pouvais pas affronter Marco seul.

Je m’appuie sur mes genoux, je plaque une main sur mes yeux, retenant mes larmes.

— Nous sommes ta famille. Pourquoi nous tourner le dos ?

Je le fixe de mes yeux noirs.

— Je n’ai pas demandé à vivre comme ça.

— Tu n’as pas le choix. Tu as des responsabilités en tant que fils du clan Calpoccini.

— J’aimais Kate, dis-je, accablé. Vraiment. Plus que tout au monde. Je voulais la protéger de ce monde. J’ai essayé de vivre autre chose. Et j’ai échoué… Je ne voulais pas suivre les traces de mon père. Je me sens prisonnier. J’ai tout perdu…

Giovanni me prend par le cou, puis me fait une accolade pour me réconforter.

— Fais les choses correctement et tout se passera bien.

— Si tu le dis… marmonné-je, peu convaincu. Kate me manque.

— Je suis désolé.

— Ce n’est pas de ta faute. J’en veux à Alfonso. Mais je me sens aussi responsable.

— Comment ça ?

— Il m’a demandé de l’aide et je l’ai rejeté.

— Gamin, il ne se souciait guère de toi. Il n’hésitait pas à te laisser entre les mains de Kenneth.

— Tu vois… mon passé m’a rattrapé.

— Tu ne vas pas te prendre la tête avec ça !

— Alfonso s’est vengé. Il avait des problèmes d’argent avec un clan sicilien. Marco lui a confié la mission de tuer Kate pour éponger ses dettes.

— Merde. Je comprends pourquoi tu lui as cassé la gueule…

Je ne réponds pas, laissant la brise s’engouffrer et siffler entre les feuilles des cyprès, les oiseaux piailler, les pétales de rose s’envoler. Une traînée filamenteuse de nuages blancs voile le soleil et le ciel bleu. Mes cheveux longs me cachent la vue. Il est temps de les couper.

— Tu connais un bon coiffeur dans le coin ? dis-je en tirant sur mes longues mèches de cheveux noirs brillants.

— Euh ouais. Je t’y emmène si tu veux.

— Okay. Allons-y.

Je n’ai plus envie d’être Marc Anderson. Nous nous rendons chez « Leo’s Barber & Hair styling » sur Greenwich Street en tout début d’après-midi. Le soleil brille. Leo accueille Giovanni, bras grands ouverts dans cet espace en couloir. Il a l’habitude de venir ici à ce que je vois. Trois hommes occupent les fauteuils en cuir noir avec repose pieds mobiles et dossier inclinable, serviettes fumantes sur le visage. Le patron, Leo, me fait signe de prendre place sur le quatrième et dernier fauteuil. Il me tourne face au miroir. Je contemple mes cernes, mes bleus sur les pommettes et le creux des yeux, la croute sur l’arête de mon nez, mes cheveux longs jusqu’aux clavicules, et ma barbe mal taillée. J’ai vraiment une sale gueule…

Leo m’arrange tout ça. Il me rase complètement la barbe, coupe mes cheveux en dégradé long, dégagé sur la nuque. Trente minutes et c’est réglé, me voilà comme neuf. Enfin presque, mes hématomes et ma cicatrice se voient encore plus. Je remets quelques mèches devant mon visage. Leo lève un sourcil, puis Giovanni règle à la caisse. Nous sortons.

— T’es mieux comme ça, lance Giovanni.

— Merci.

— Linda veut te voir.

Je m’arrête en plein milieu du trottoir.

— Quoi ?

— On se voit de temps en temps, elle et moi. Je te l’ai dit, on s’est rapproché…

Je fronce les sourcils.

— Tu couches avec elle ?

— Quoi ?! panique Giovanni. N…non…euh... oui...

Il devient rouge comme une tomate.

— Tu peux, nous ne sommes pas ensemble. Mais tout de même, t’es pas un peu trop vieux pour elle ?

— Bah ça va, on a treize ans de différence, c’est pas un drame.

— Si tu le dis, dis-je en soupirant.

— Ouais, euh… mais t’inquiète pas, hein, on fait gaffe, dit-il en agitant les mains.

— À quoi ?

— À ne pas avoir de gosses.

Je ne dis rien, me contente de regarder l’épicerie de Mario située de l’autre côté du trottoir.

— Elle t’aimait tu sais. Elle…

— Qu’est-ce qu’elle veut ? dis-je en tournant la tête vers lui.

— C’est pour Lisa. Elle ne parle toujours pas. Elle ne sait plus quoi faire avec elle.

— Je vois…

— Je t’emmène ?

— Maintenant ?

— T’as quoi à faire de toute façon ?

— Rien.

Nous tournons sur Mason Street, puis direction Vallejo Street jusqu’au Ina Coolbirth Park. D’ici, nous avons une vue dégagée sur l’horizon, une vision imprenable sur la baie et… la prison d’Alcatraz.

— Vous aviez rendez-vous ?

— Oui…

— Pas le peine de me le cacher. C’est bizarre que tu saches où elle se trouve.

Giovanni se frotte l’arrière de la tête et ricane nerveusement.

— La petite a besoin de toi, dit-il. Elle ne dit rien, mais je le vois dans ses yeux. Elle te cherche tout le temps…

— Pourquoi tu ne me l’as pas dit avant ?

— Tu étais occupé… avec Marco… à…

— À flinguer, ouais je sais, dis-je, mains dans les poches en scrutant le Golden Gate.

Giovanni ?

Nous nous retournons, Linda est là avec Lisa. Elle l’appelle, lui, et non, moi. Je crispe la mâchoire. Serait-ce de la jalousie ? Je croyais à tort qu’elle n’aimait que moi…

— Qu’est-ce qu’il fait ici ? dit-elle.

De mieux en mieux. Je serre les dents. Lisa lâche la main de sa mère et court vers moi, bras ouverts. Je m’accroupis pour la prendre dans mes bras. Linda soupire. Je jette un œil sur ma montre, il est 14h05.

— Je vais faire un tour avec Lisa. Pendant ce temps, bécotez-vous.

— Jack ! lance Linda, les joues rouge.

— Je vais essayer de la faire parler.

— Ne sois pas brusque avec elle, d’accord ?

— Ne t’inquiète pas. J’emporte Lisa avec moi au Washington Square. Restez tranquilles ici.

— D’accord, répond-elle en se blottissant dans les bras de Giovanni.

Après les derniers événements, elle cherche du réconfort. Elle n’est pas aussi forte qu’elle le prétend. Je n’ai pas le courage, ni l’envie de lui en donner. Je la laisse entre les mains de notre affranchi. Finalement, elle n’a pas pu résister à fourrer un pied dans l’organisation. Tant qu’elle ne s’attache pas à moi, elle n’a rien à craindre de Marco. Je pose Lisa, lui prends la main jusqu’au parc situé sur Colombus Avenue. Elle sourit, c’est déjà ça. Nous nous asseyons sur un banc en fer noir, face à un grand terrain vert. Des enfants jouent au ballon, d’autres aux billes sur les chemins de gravier, et les mères de famille discutent entre elles. Je ne sais pas quoi lui dire… Je retrousse mes manches, le soleil commence à chauffer pour ce début Mai. Elle balance ses jambes en regardant les autres s’amuser.

— Tu veux jouer avec eux ?

Elle me fait « non » de la tête.

— Tu veux te promener ?

Un « non » de la tête.

— Tu veux parler de ce qui s’est passé ?

Et là, elle a une réaction inattendue, elle s’échappe en courant. Je me lève d’un bond, pique un sprint et la rattrape. Elle se débat, je me mets à genoux pour la calmer, elle me griffe les bras, secoue la tête de gauche à droite, les larmes coulent sur ses joues. Je la serre contre moi, bloque ses mouvements de pieds, elle me mord l’avant-bras. Je regarde par-dessus son épaule, je vois les femmes nous épier.

— Lisa, calme-toi, excuse-moi.

Elle lâche mon bras et contemple le sang dégouliner, les lèvres tremblantes. Je lui prends le visage entre les mains, son regard est vide. Je claque des doigts devant ses yeux.

— Lisa, regarde-moi.

J’abaisse mes manches d’un geste rapide pour recouvrir la blessure. Elle secoue la tête, semble revenir à la raison. Elle me repousse, marche en direction de la statue en bronze, dressée sur une base en granit, de Benjamin Franklin. Elle se poste devant, lève la tête vers son visage, droite comme un piquet et bras ballants. Je me penche vers elle, mains dans les poches.

— Tu veux que je te ramène auprès de ta maman ?

Elle secoue la tête de gauche à droite.

— Que veux-tu faire ?

Elle m’agrippe à la taille. Je ne sais pas quoi faire. Je me passe une main dans les cheveux.

— Lisa,… si tu ne parles pas, je ne peux pas t’aider…

Elle me serre encore plus fortement la taille. Je lui prends la main, l’emmène sur le terrain verdoyant. Nous nous asseyons sur le gazon. Elle tend les jambes bien droites, agite les pieds, puis sourit, caresse les hautes herbes et effleure les pâquerettes. J’ai l’impression d’être aux côtés d’une gamine de trois ans. Je relève les genoux et y pose mes coudes. Les rires des enfants parviennent à nos oreilles. Le vent souffle doucement sur nos visages, nos cheveux noirs oscillent.

— Lisa, écoute-moi.

Elle baisse la tête. Je jette un œil aux gosses blonds et bruns, me penche légèrement vers elle.

— Je comprends ce que tu traverses. Moi aussi, j’ai vu la mort jeune… à mes huit ans….

Elle lève la tête vers moi, ses yeux humides brillent comme des étoiles. Les cris de joie des gosses sont transportés par la brise. Et là, je lui raconte tout, mon enfance, mon adolescence et ma vie en tant que Marc Anderson. Mes meurtres, les morts qui m’ont marqué, les rendez-vous d’affaires, le rejet de ma mère, de Kenneth, des américains, le comportement de mes camarades de classe, mes actes, mes vengeances,…

Je ne sais pas pourquoi, je lui raconte absolument tout. Peut-être ai-je besoin de me confier, de sortir tout ce qui me ronge depuis tout ce temps. Je sais qu’elle ne dira rien, et qu’elle ne me fera pas de remarques, elle est muette comme une tombe. Je lui dévoile tout, pour lui faire savoir aussi qu’elle n’est pas seule. À la fin de mon monologue, je remarque que les enfants ont disparu. Ils sont rentrés chez eux. Le ciel est teinté d’orange et de rouge. Le soleil se couche. Je regarde ma montre, il est 19h05.

— Je suis désolé de t’avoir accaparé tout ce temps.

Je me lève, époussette mon pantalon, tends une main vers Lisa pour l’aider à se relever. Elle a une tâche au centre de sa robe et elle sent l’urine.

— Pardon ! Je suis désolé, je ne voulais pas te faire peur. Je voulais juste… t’aider… te montrer que je comprends ce que tu traverses.

Je lui caresse les joues. Elle agrippe sa robe, se jette à mon cou, pleure sur mon épaule. Je lui caresse la tête.

— Pardon, je n’ai pas réfléchi… je suis désolé…

Elle secoue à nouveau la tête de gauche à droite, et me serre un peu plus.

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