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New-York, 2012

Qu’est-ce qui lui a pris à son père de lui raconter tout ça ? Je soupire. Mais grâce à ça, elle a pu écrire l’histoire de mon grand-père. Je tourne la page, rien. Une page blanche. Je feuillette le carnet, le dernier tiers est vide. Elle ne peut pas s’être arrêtée là ! Je fouille dans le carton posé sur la table en bois brun. J’ai lu tous les carnets, du numéro 1 au 16.

Je sors tout, dépose chaque chose sur la table. J’observe le carnet « famille » avec la couverture rigide bordeaux, ceux numérotés de couleur vert foncé, ensuite les photographies, les rapports de police, les articles de journaux… et enfin, mon regard se pose sur un cahier bleu petit format que je n’ai pas encore ouvert. Je le prends, l’ouvre.

Lisa – jour 55, 16 décembre 1943. Moi, Lisa…

J’écarquille les yeux. C’est la première fois qu’elle commence son écrit par autre chose que « mon père ». Je m’assieds sur la chaise, pose les coudes sur la table et lis, le cœur tambourinant.

Moi Lisa, après 55 jours à écrire sur mon père, je vais vous donner ce que vous voulez savoir. Un cadeau de Noël en avance. Vous n’avez pas l’air de comprendre où je veux en venir, alors je me vois contrainte de vous l’expliquer. Vos séances m’agacent. Je ne suis pas idiote et je n’ai pas de trouble mental comme vous voulez me le faire croire. Au contraire, je suis une enfant plus intelligente que la moyenne. J’ai toujours eu des A+ à mes examens, sans le moindre effort. Je mémorise tout très vite. J’ai retenu tout ce que m’a dit mon père. Et pour comprendre ce qui s’est passé le 30 mars 1938, il fallait d’abord vous apprendre qui était mon père. Vous êtes le huitième spécialiste que je vois en cinq ans. Quatre de vos confrères m’ont diagnostiqué « surdouée ». L'un d’eux m’a jugée schizophrène. Un imbécile. Les deux autres ont abandonné. J'ai un haut potentiel intellectuel. Je ne sais pas pourquoi, je l’ai toujours su. Voir la mort en face m’a causé un grave traumatisme. La cause est psychique, Madame Erin Sullivan. Mon mutisme total a duré trois mois et dix jours, puis une rencontre a réussi à me débloquer. Mon trouble est devenu sélectif. Je n’adresse la parole qu’aux personnes de ma famille. Je ne veux pas vous parler. Vous êtes incapable de me comprendre. Vous vous croyez plus maligne, car vous m’avez proposé la méthode des carnets, mais vous vous trompez. Mon père me l’avait suggérée bien avant vous.

En mai 1938, il m’a raconté sa vie, Il croyait que je n’écoutais pas, mais j’ai tout enregistré dans ma petite tête. J’avais envie de faire pipi au beau milieu de son récit. Ce genre de désagrément n’arrive jamais au moment opportun. Je me suis alors retenue pour ne pas le couper dans son monologue. Je ne voulais pas prendre le risque qu’il s’arrête et se taise. Alors je me suis lâchée sur l’herbe. Rien de bien grave en soit, quand on est conscient de ce qu’on fait. C’est le coucher du soleil sur l’horizon qui a mis un terme à son discours. Le temps passe trop vite lorsqu’on est captivée par quelque chose. Nous nous sommes levés et il a vu l’auréole sur ma robe au niveau de mon entrejambe. Il a interprété mon petit accident comme une manifestation de l’angoisse. Il a cru que j’avais peur de lui, mais en réalité j’étais contente qu’il m’adresse la parole. Je me sentais privilégiée, spéciale et unique à ses yeux.

Le lendemain, il m’a offert un carnet bordeaux pour m’aider à extérioriser mes sentiments. Je l’ai gardé précieusement dans le tiroir de ma table de chevet. Quand je me suis sentie prête, la première chose que j’ai faite a été de décrire sa famille, puis j’ai fait des recherches pour remettre son histoire dans le contexte. Je l’ai vite rempli, alors pour la suite, j’ai tout noté sur des feuilles volantes, jusqu’à ce que vous m’offriez ces carnets vert foncé. Vous me plaisez quand même, car vous avez pensé comme mon père. J’ai eu envie d’écrire pour le défendre. La vie a été injuste avec lui. Je ne laisserai personne l’humilier, l’arrêter ou l’emprisonner. Il est innocent.

Il m’a sorti de l’enfer le 30 mars 1938, et pas seulement cette fois-là, en 1932 aussi. C’est Giovanni, le copain de ma mère, qui me l’a raconté.

Je vais vous faire une petite confidence. J’ai commencé à remplir le carnet « famille » le 12 avril 1939, le jour où il est parti pour l’Italie.

Comment ? Je me frotte les yeux. Mon grand-père est parti en Italie l’année de début de la seconde guerre mondiale ? C’est insensé ! Et la suite alors ? Je tourne les pages, rien, vides. Que s’est-il passé avant son départ ? Ce récit ne peut pas finir de cette façon… Et l’identité de « l’inconnu » alors ? La signification des initiales E.C ? Le châle d’Astrid ? Et ma grand-mère, qu’est-elle devenue ?

Mes mains tremblent, trop de questions restent sans réponses. Je lève les yeux vers la fenêtre. Je distingue les buildings new-yorkais qui cachent le ciel et le soleil. Je soupire. Je passe mon index sur ces lignes. Je n’en reviens pas, ma mère parle d'une façon incroyable à cette psychologue. Je m’arrête sur son nom, Erin Sullivan. Je suis curieuse d’avoir son avis. Je fouille les documents, pas de trace de dossier médical. Il doit bien être archivé quelque part, je m’agite, pousse les feuilles et les carnets, deux photos tombent au sol. Je continue à éparpiller ces documents d’un geste brusque, tremblante et nerveuse.

— Chloé, calme-toi, lance Matthew en posant une main sur la mienne.

— Il manque des éléments ! dis-je, la gorge nouée.

Je m’arrête, serre les poings sur la table, tête baissée vers ces papiers. Matthew s’accroupit pour ramasser les deux photos, se relève pour les déposer sur la table.

— Je vois ça. Appelons Bryton pour qu’il recherche une psychologue du nom d’Erin Sullivan, d’accord ?

Je secoue frénétiquement la tête de haut en bas, gardant les lèvres serrées pour ne pas laisser les larmes prendre le dessus.

— Moi, ce qui m’inquiète, c’est de ne pas avoir encore retrouvé Katharine Grant… ajoute-t-il.

— Pas de dossier ou d’archives ?

— Non, rien qui pourrait correspondre à l’identité d’une petite fille de huit ans…

Je soupire, puis attrape le carnet numéro 16 et l’agite devant le visage de Matthew.

— Mon grand-père est innocent.

— Ce n’est pas moi qu’il faut convaincre Madame la Juge, lance-t-il, ironique.

— Oui, évidemment…

— On ne peut pas dire que ton grand-père ait été un individu très respectable non plus.

— Ce n’est pas une raison pour l’accuser à tort.

— J’en conviens.

Je soupire en déposant le dernier carnet dans le carton. Je prends la photo de la jeune femme devant le pont en fer forgé de Central Park. Tiens, j’aperçois un bout de photo au fond du carton. Je plisse les yeux, je la retire et scrute le cliché. C’est le mariage de Jack et Kate. C’est bien la même, Kathleen Brennan, l’amour de sa vie. En découvrant ces notes, j’ai pris conscience qu’il n’est pas si simple d’être fils d’immigrés, et que mes affaires avec les jeunes délinquants ne sont pas si évidentes. Il ne s’agit pas seulement d’une histoire de trafic de drogues ou de vol, le mal est plus profond. Comment en sont-ils arrivés là ? Qu’est-ce qui les a conduit à agir ainsi ? Nous, juristes, nous ne nous posons pas assez la question. Nous appliquons la loi. Pourtant, je dois revoir mon jugement au sujet de cet adolescent mexicain, envisager la situation d’un tout autre point de vue. Dans quel contexte a-t-il agi de la sorte ? Je me vois contrainte d’étudier le caractère psychologique et social de cette affaire.

Aujourd’hui, nous sommes jeudi. Ghislain et moi, nous nous rendons comme convenu à la New East Side Nursing Home située sur Willett Street, rencontrer cet ancien policier, Mason Gardner.

Lorsque Ghislain se présente, Mason ne semble pas choqué, ni surpris, comme s’il attendait notre venue. Comme tout le monde, il a lu l’article remettant en lumière l’affaire Tucker. Ghislain entre dans le vif du sujet, de même pour Mason. Il allume son magnétophone, nous l’écoutons.

— Bavure policière, dit-il.

— C’est-à-dire ? s’interroge Ghislain.

— En admettant mon erreur, je risquais de perdre ma place. Je voulais monter les échelons. De même pour mon chef. Alors nous n’avons rien dit, classant l’enquête sans suite. De cadet, je suis passé à officier de police, puis à lieutenant, pour arriver au final au grade de commissaire. J’avais dix-huit ans à l’époque où j’ai débuté. L’affaire Tucker est l’une de mes premières enquêtes. Mon chef de l’époque est passé commandant. En avouant notre faute, il aurait été rétrogradé, et moi… rejeté du service de police. Francis Tucker nous avait transmis quelques jours avant le meurtre, un article de journal datant de juillet 1937 avec le nom de Jack Calpoccini inscrit dessus, recherché par un type du nom de Milo. Francis a appuyé le fait que cet homme était responsable du vol de son père Robert. L’enquête a été lancée, sans rien trouver sur lui. Un fantôme de New-York. Nous avons mis la main sur un avis de recherche qui a circulé dans le quartier italien, le même nom. Francis l’a dénoncé sans preuves. L’homme travaillant pour son père a été plus hésitant. Nous avons bien vu qu’il ne se sentait pas à l’aise, quelque chose clochait. Mais nous n’en avons pas tenu compte. Un italien de plus à arrêter, rien de vraiment anormal à l’époque. Nous avons concentré nos recherches sur ce type. Il ressemblait à l’homme arrêté par la police le 29 août 1937, mais se présentait comme Marc Anderson. Une fausse piste. Pourtant… Francis était persuadé que Jack et Marc ne faisaient qu’un. Puis un jour, le gars, Carl, s’est présenté à nous. Il a confirmé les propos de Francis, accusant Jack Calpoccini de vol avec violence sur Robert Tucker. À ce moment-là, nous avons pris la décision d’arrêter ce type, accompagnés de Francis et de Carl. Nous l’avons suivi depuis son domicile. Au cours de l’interrogatoire, Francis nous a transmis par inadvertance l’acte original trouvé chez Robert Tucker. Il a quand même accusé Jack Calpoccini, l’italien voleur. Les journaux ont rapidement publié son nom. Nous étions coincés. Mettre à jour le vrai coupable venait à admettre notre erreur de jugement. Nous ne pouvions pas nous le permettre, pour pouvoir évoluer dans notre fonction.

— L’acte original… Où est-il ?

Ghislain me fait signe de me taire. Tandis que Mason continue son récit, plongé dans le passé.

— Plus nous vieillissons, plus nous regrettons nos choix passés. Plus nous approchons de la mort, plus nous souhaitons nous racheter. Les remords s’installent au fil du temps, nous gangrènent, nous rongent de l’intérieur. Surtout lorsque nous nous reprochons des actes inavouables. J’avais la preuve sous les yeux que nous nous trompions. Voulant éviter l’humiliation à tout prix, nous avons fermé les yeux volontairement sur le nom du coupable inscrit sur l’acte original. Nous nous sommes mis d’accord avec Carl, le chef de police et moi-même, de ne pas divulguer le nom du coupable pour ne pas passer pour des incapables. En revanche, Carl a insisté pour que nous cessions nos poursuites envers Jack Calpoccini. Il devait bien ça à sa défunte sœur… Bethany. Je m’en souviens, car elle a essayé de nous le dire, de nous prévenir. Nous ne l’avons pas écouté, ni pour son agression, ni pour l’intrusion. C’était une gamine. Comprenez qu’à l’époque, la majorité des gens vouaient une aversion envers la communauté italienne. La période de la prohibition n’aidant pas, nous accusions facilement les italiens du sud de crimes en tout genre. La cible toute trouvée, facile et efficace. Carl a demandé d’arrêter l’enquête. Nous l’avons classé sans suite au grand désarroi de Francis Tucker, le fils de Robert. Avec le temps, cette histoire a été oubliée, mise de côté, laissant place aux grands titres de la seconde guerre mondiale. Les petites affaires comme celles-ci n’ont plus eu d’importance. Mais pas pour Francis… qui l’a traqué sans relâche.

— Ordure ! Vous saviez pertinemment qu’il était innocent !

— Oui… j’en suis navré…

— Vraiment ? reproché-je, dents serrées.

Mason baisse la tête, penaud, essuie la sueur perlant sur son front dégarni.

— C’est Carl qui a eu le plus de mal à s’en remettre. Rongé par la culpabilité, il a vécu toute sa vie dans l’attente que réparation soit faite. Ce qui est arrivé aujourd’hui.

— Et vous ? Pourquoi maintenant ?

— J’ai atteint le grade que je convoitais. Je suis vieux, je n’ai plus peur de l’avenir.

— Vous voulez laver vos péchés, vous faire pardonner avant de mourir, c’est ça ?

— Oui… comme tout le monde je pense, toutes les personnes vivant avec des regrets, des secrets, des erreurs que nous ne pouvons pas nous pardonner nous-mêmes. Proche de la mort, nous cherchons à nous racheter aux yeux de la famille, des amis, des innocents… Je suis à la retraite, plus rien ne peut me causer du tort. Je ne laisserai pas les petits-enfants de Robert vous détruire.

— Mieux vaut tard que jamais, lance Ghislain.

— Ah non ! Non ! Ne me sortez pas ce genre de phrase ! grondé-je. À cause de son incompétence, mon grand-père s’est fait accuser par le fils Tucker !

Silence dans la pièce, pesant et lourd de sens.

— Et pour ma mère ? finis-je par dire.

— Votre mère ? s’interroge Mason.

— Pourquoi n’a-t-elle pas été poursuivie en justice pour réparer la dette envers Robert Tucker ?

— J’ai veillé à ce qu’elle ne soit pas atteinte par cette affaire. Tant que j’étais en poste, je pouvais empêcher Francis d’agir, de l’attaquer. Puis je suis arrivé à l’âge de la retraite. Et là, je ne pouvais plus rien faire, n’étant plus en poste, je n’avais plus la main sur aucun dossier, plus d’accès. Avant de quitter mon bureau, j’ai pris quelques documents avec moi. Je sais, c’est une atteinte au règlement, un vol de données confidentielles. Mais qui allait ressortir cette vieille histoire du placard après tant d’années ? Francis est mort désormais. Un court moment de répit, jusqu’à ce que les petits-enfants prennent la relève…

— Pourquoi avoir emmené avec vous l’acte original alors ?

— Pour me rappeler mon erreur.

— Les personnes âgées font souvent des trucs de ce genre, pour ne pas oublier le passé, souligne Ghislain. Ils s’autoflagellent en gardant des traces de leur bévue, espérant être pardonnés de leurs mauvaises actions avant de rejoindre Dieu.

Je regarde tristement Ghislain. Il n’a pas tort. Ma mère est partie avec de lourds secrets elle aussi. Puis je me tourne vers le vieux commissaire, essayant de contenir ma colère du mieux que je le peux.

— Vous n’avez pas oublié un élément dans votre histoire ?

— Non…, tremble Mason. J’ai tout raconté… je vous ai tout avoué…

— Ma mère a écrit des notes sur le passé de son père, vous savez.

Mason devient livide tout d’un coup. Je poursuis.

— Bethany en a aussi témoigné dans son journal intime.

Mason se tortille sur sa chaise, dégouline de sueur, visiblement mal à l’aise.

— Madame Walker, ça suffit, intervient Ghislain.

— Non ! m’emporté-je. Il a omis un élément !

— Chloé, je vous prie d’arrêter !

— C’est vrai… bredouille Mason, et j’en suis sincèrement désolé. Nous avons tabassé Jack Calpoccini, avant de nous rendre compte qu’il s’appelait vraiment Marc Anderson.

Ghislain soupire, se frotte les yeux, puis boit une gorgée de son café refroidi.

— Continuez.

— Bien… sanglote Mason, nerveux. Persuadés que c’était lui, nous l’avons arrêté sur Mott Street, puis embarqué au poste, sans jugement, sans enquête, sans lui laisser la possibilité de se défendre. Francis se sentait sûr de lui, persuadé de l’implication de Jack Calpoccini dans le vol de son père Robert.

Mason frissonne de la tête aux pieds. Jeune à l’époque, cet événement l’a profondément marqué. Il saisit un verre, renverse de l’eau à moitié, tellement sa main tremble.

— À cause de ce que vous avez fait, vous étiez passible de rudes sanctions disciplinaires, précisé-je.

Ghislain me jette un regard mauvais. Peu importe, nous savons tous le deux ce que nous avons lu et entendu. Je veux l’entendre de sa bouche. Je m’impatiente. Ghislain me somme de me calmer, de ne pas le brusquer, vu son âge. Mason respire péniblement. Je ne dois pas oublier qu’il a quatre-vingt douze ans. Il ne faudrait pas qu’il fasse une crise cardiaque avant d’avouer la vérité.

— Nous l’avons enfermé dans une pièce sombre, en retrait du commissariat, à l’abri des regards, assis sur une chaise, mains attachées derrière le dos. Francis, Carl, mon chef et moi-même étions présents.

— Une plainte aurait pu être déposée pour non assistance à personne en danger, réfléchit Ghislain. Une plainte par Bethany.

Mason ricane. Sachant bien qu’ils ne peuvent rien faire, bien trop vieux pour le punir de ses manquements aux devoirs de policier.

— Francis a été le plus violent, il s’acharnait avec énergie sur le visage de cet homme. Francis n’était pas ce qu’on pouvait appeler un bel homme. Nez épaté, cheveux hirsutes blonds, yeux globuleux. Il ne plaisait pas à beaucoup de femmes. Son atout, son compte en banque si vous voulez mon avis.

— Il était jaloux de mon grand-père ?

— Sans aucun doute. Francis avait des vues sur Bethany. Il voyait bien comment elle regardait Jack, avec des yeux brillants d’amour et d’admiration. Comment pouvait-elle ressentir des sentiments pour ce voleur ? Sa haine en était décuplée.

— Mais elle était bien trop jeune !

— Pas à cette époque. Nous nous mariions jeunes dans les années trente. Francis savait se montrer patient envers les femmes. Il pouvait attendre sa majorité. Il lui a fait des avances, qu’elle a rejeté. Il ne l’a pas supporté…

Je me plaque les mains sur la bouche, écoutant la suite avec fébrilité.

— Je l’admets. Nous nous sommes acharnés sur lui…

Je tourne en rond dans la chambre, me calme, je pense aux jeunes immigrés d’aujourd’hui, des cibles faciles. Je prends conscience de mon statut, du pouvoir que j’ai entre les mains. Mes décisions orientent leur avenir. J’écoute la suite.

— Francis s’est mis à le frapper à grands coups de poing dans le visage et dans les côtes. Son arcade sourcilière a éclaté, une molaire a sauté, ses yeux enflaient. Je me suis mis à vomir devant ce spectacle abject.

— Vous étiez ignobles.

— Juste jeunes et stupides.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Le commandant a procédé à l'interrogatoire.

Je m’inquiète de la suite, ressentant de la pitié pour mon grand-père. Mason continue son histoire, en évitant soigneusement de nous regarder droit dans les yeux.

— Mon chef a reproché à Jack d’avoir commis le vol des 80 000 dollars et de menaces envers Robert Tucker. Évidemment, Jack a rejeté ces accusations. Voyant que mon chef ne le croyait pas, il s’est contenté de dire « je n’en sais rien ». Rien de plus. Ce qui a mis Francis hors de lui. Il le frappait à chaque fois qu’il répondait autre chose que ce qu’il voulait entendre, de plus en plus fort pour le forcer à avouer.

— À avouer quoi bon sang ?!

— Qu’il était coupable du vol.

— Mais c’est faux !

— Je sais… Mais nous n’avions aucun nom, pas de piste. Alors nous avons laissé Francis dans son délire. Jack devait payer pour le vol de Robert… Vous savez ce qui m’a surpris ?

— Non…

— Jack ne bronchait pas, serrait les dents pour ne pas hurler. Même caché derrière ses mèches de cheveux et le sang qui ruisselait sur son visage, je l’ai vu nous fixer de ses yeux noirs. Nous avions tort, nous sommes allés trop loin. Mon chef a dû arrêter Francis lorsqu’il a vu Bethany entrer dans la pièce. Je me souviendrais toujours de son joli visage déformé par la rage et l’angoisse. Elle nous en voulait d’avoir frappé Jack, nous traitant de mauvais flics. Carl est parti rattraper sa sœur. Francis est sorti précipitamment dire un mot à Carl, puis il est revenu, pour nous ordonner de la fermer sur ce qui venait de se passer. Je l’ai détaché, puis je l’ai aidé à quitter le commissariat.

— Cela ne vous a pas empêché de gravir les échelons.

Mason baisse la tête.

— J’ai fait ce que j’ai pu pour devenir un bon flic…

— Et le document ? dis-je sans oublier le but de notre venue.

Mason indique de la main une armoire et la marche à suivre. Il ne peut pas se lever, paralysé des deux jambes suite à un accident de moto. Ghislain ouvre l’armoire, prend une boîte en métal, rouillée par le temps et en sort le document. L’acte original de prêt entre Robert et Alfonso.

— Monsieur, vous souvenez-vous de la date exacte de cette entrevue houleuse ? interroge Ghislain.

— Oui… le 2 avril 1938…

— Et vous n’avez rien dit ?

— Non… tremble Mason. Nous ne pouvions rien dévoiler, si nous voulions garder notre poste au sein de la police.

— Vous saviez que Jack était innocent, non coupable du vol et du meurtre de Robert. Et vous n’avez jamais rien dit ! reproché-je.

Mason baisse la tête, comme un enfant venant d’être grondé par ses parents.

Nous sortons, puis l’inspecteur conduit jusqu’au commissariat.

Sur place, il transmet les documents pour les faire analyser au laboratoire. Nous avons récolté plusieurs témoignages clés. Quelqu’un d’autre pourrait-il appuyer ces déclarations ? Nous devons aussi obtenir les empreintes des ossements de Jack. Mais je ne possède aucun indice sur son lieu d’enterrement…

Le lendemain, Ghislain reçoit deux coups de téléphone.

Le premier, pour nous informer que la psychologue Erin Sullivan est décédée en 1998, mais que sa remplaçante, Tess Moore possède dans ses archives, les dossiers des patients depuis 1930, dont celui de ma mère, Lisa Comella.

Le deuxième appel est celui d’une infirmière d’un centre de santé, qui nous apprend qu’une femme, du nom de Giulia Renucci, souhaite nous parler.

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