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San Francisco, 1938

Il se fait tard, le soleil disparaît derrière les maisons. Nous devons rentrer, mais Lisa ne me lâche pas. J’entends hurler son nom derrière moi, je me retourne, c’est Linda. Elle se tient debout loin de nous, sur le chemin de graviers qui entoure l’espace de verdure. Giovanni est avec elle. Elle se remet à crier le prénom de sa fille. Ça va, je t’ai entendu ! Elle va rameuter tout le quartier à s’égosiller ainsi.

Et voilà, qu’est-ce que je disais, deux types approchent. Merde, des gars en uniforme, des flics. Je la vois discuter avec eux, puis Giovanni intervient, il se place entre elle et les policiers. Je fronce les sourcils, je suis trop loin pour entendre ce qu’ils disent. Je me relève en ne lâchant pas mon regard de Linda. Ma fille me prend la main. Giovanni mouline des bras. Les deux policiers viennent vers moi, suivis de Linda.

— Monsieur, nous voudrions vous parler.

Je soupire, c’est pas vrai, qu’est-ce qu’ils me veulent ?

— Oui, à quel propos ?

— Pour enlèvement.

— Pardon ? déglutis-je.

Je me tourne vers Linda.

— Linda ! C’est quoi ces conneries ?!

— Tu devais la ramener à 16 heures ! sanglote-t-elle.

— On n’a jamais convenu d’heure !

— Je l’ai cherché partout…

— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu savais où elle était, je te l’ai dit en partant ! m’écrié-je.

— Oh, calmez-vous, Monsieur.

— Me calmer ? Elle raconte n’importe quoi !

Mon intonation est peut-être un peu forte, vu les réactions des policiers. Ils reculent d’un pas, puis l’un d’eux sort doucement des menottes de sa poche. Il tend une main vers moi.

— Vous allez nous suivre sans faire d’histoire, d’accord ?

— Et puis quoi encore ? Giovanni, dis quelque chose !

— Linda, il n’a rien fait de mal.

— Il a embarqué ma fille ! hurle Linda.

Le flic s’approche, m’attrape le bras. Lisa me lâche la main. Je me retourne vers elle. Ils lui font tous peur. Je tente de la rassurer.

— Lisa, ne t’inquiète pas. Reste là.

Je ne bouge pas, le flic me passe une menotte au poignet. Giovanni gronde Linda, je commence à gueuler sur elle, tout ça en italien. Les policiers se jettent des regards interrogateurs, puis le premier me bloque les bras. À cet instant, Lisa se met à hurler.

— LAISSEZ MON PAPA TRANQUILLE !

Les policiers sursautent. Nous la regardons, bouche bée. Elle a parlé, miracle ! Lisa s’agrippe à ma taille. Le gars me retire la menotte, puis il se penche vers Lisa.

— C’est vraiment ton papa ?

Elle secoue énergiquement la tête de haut en bas et me serre plus fort. Le policier se redresse, soupire, pose ses mains sur sa ceinture, puis s’adresse à Linda.

— À l’avenir, réglez vos problèmes entre vous.

Elle ne répond pas. Les policiers nous conseillent de quitter le parc et de rentrer chez nous. J’acquiesce. Ils partent enfin. Linda s’agenouille et prend sa fille dans ses bras, mais Lisa ne réagit pas, elle reste stoïque, comme une statue de pierre, les bras ballants. Linda me lance un regard étonné, puis elle prend le visage de Lisa entre ses mains.

— Lisa, que t’arrive-t-il ?

— T’es méchante avec papa.

Les lèvres de Linda tremblotent, les larmes lui montent aux yeux. Elle se relève, renifle et essuie ses paupières inférieures avec l’index pour s’empêcher de pleurer. Elle croise ses bras, Giovanni la serre contre lui.

— Que lui as-tu raconté ?

— Rien de particulier, on s’est promené. Tu devrais plutôt être ravie qu’elle ait retrouvé l’usage de la parole.

Linda crispe la mâchoire, puis tend une main vers notre fille.

— Viens Lisa, on rentre.

— Non.

— Lisa, arrête tes caprices !

— Je ne fais aucun caprice ! C’est toi qui ne veut rien comprendre ! Tu es sotte et insignifiante.

Je suis abasourdi, d’où sort-elle des mots pareils pour son âge ? Je n’en reviens pas ! Linda frissonne, garde les lèvres fermées, malgré ses larmes qui finissent par couler sur ses joues.

— Je ne veux pas aller voir le Docteur Strauss.

— Tu as subi un choc, Lisa. Tu dois consulter un spécialiste.

— C’est un traumatisme psychique, maman.

— Mais de quoi tu parles, Lisa ? demande Linda avec des tremblements dans la voix.

— D’une réaction émotive persistante qui fait suite à un événement traumatisant de la vie,… comme le meurtre d’une personne.

Linda plaque une main devant sa bouche, elle ne retient plus ses pleurs. Quant à moi, je suis admiratif. Sacrée gamine. Passé cet instant de stupéfaction, la raison me rattrape. Je lui ai raconté ma vie… Vu l’intelligence dont elle fait preuve, ça voudrait dire… qu’elle a tout enregistré ? Merde, j’espère qu’elle ne racontera rien à personne. Linda se reprend et tente de la raisonner. Lisa se replonge dans le mutisme. C’est peut-être justement parce que je lui ai parlé de moi, que la rencontre avec les flics a déclenché un mécanisme d’auto-défense chez elle. Linda a beau lui poser des questions, Lisa refuse de parler.

— Écoute, je la garde avec moi ce soir et je te la ramène demain matin à 11h, le temps qu’elle se calme, proposé-je.

— Mais t’es complètement malade ! hurle Linda. Il est hors de question qu’elle mette un pied chez Marco !

Lisa donne un coup de pied dans le tibia de sa mère.

— Lisa ! s’estomaque-t-elle. Qu’est-ce qui te prend ?!

Linda se penche pour masser sa jambe, puis elle se redresse, poings serrés, furieuse.

— Très bien ! Alors si c’est ce que tu veux, casse-toi chez ton père ! Mais ne viens pas pleurer après ! grogne-t-elle, des sanglots dans la voix.

— Je te la ramène demain, sans faute. Rendez-vous sur Crissy Field East Beach à 11h, d’accord ?

Linda acquiesce, elle s’éclipse sans un mot, en compagnie de Giovanni. Quant à moi, je prends la main de ma fille et la conduis sur Kearny Street. J’entre discrètement dans la maison, Paola m’intercepte dans le couloir.

— Ton père est à San José. Tu devrais être tranquille pour trois jours.

— Merci, Paola.

— Elle a mangé ?

— Quoi ?

— La p’tite, a-t-elle faim ?

Je me penche vers Lisa.

— Tu as faim ?

Elle répond « oui » de la tête. Elle ne parle pas à tout le monde visiblement… Je soupire, tout ça risque d’être bien compliqué. Paola nous prépare des lasagnes. Lisa semble ravie, vu son large sourire. Elle ne laisse pas une miette dans son assiette. Lisa se met à bâiller. Je jette un œil sur l’horloge accrochée au mur de la cuisine, il est déjà 22h20. Il est temps qu’elle aille au lit. Paola m’accompagne à l’étage, puis ouvre la grande penderie située dans le couloir qui mène aux chambres de Valentina et Maria. Elle en sort une robe de chambre rose à froufrous pour Lisa, puis elle lui prend la main et la guide vers la salle de bain. Lisa se laisse faire, avec le sourire. Je m’assieds sur l’un des fauteuils en cuir vert présents autour d’une petite table ronde sur pied. Je l’attends. J’en profite pour lire le journal, le feuillette en fait. Je cherche un article sur la mort de Robert Tucker. Je ne trouve rien. Peut-être que l’information n’a pas traversé les États-Unis, ou alors... le flic a tenu parole. J’entends une porte claquer et une odeur de parfum d’oranges flotter dans l’air. Lisa et Paola viennent de sortir. Elle est toute belle dans cette robe. Un peu grande au niveau des épaules, mais ça ira très bien pour une nuit.

— Elle pourra l’emporter avec elle, si elle le souhaite, propose Paola avec un clin d’œil.

Lisa sourit et se met à tourner sur elle-même, pour admirer les froufrous qui ondulent. Paola attrape un oreiller dans l’armoire, puis me le balance.

— Bonne nuit trésor, dit-elle en déposant un baiser sur sa tête.

Lisa agrippe sa robe, ses joues deviennent roses, Paola retourne ensuite au rez-de-chaussée. J’ai l’impression d’avoir deux Lisa. Elle se comporte comme une gamine, alors qu’au parc… elle était adulte. Je soupire. Je me lève, la guide vers ma chambre. Je l’installe dans mon lit, la borde. Elle se recroqueville en serrant mon oreiller, elle ferme rapidement les yeux. Moi, je m’installe sur ma chaise, coussin derrière le dos et jambes tendues posées sur mon bureau. Je croise les bras, penche la tête de côté, puis m’assoupis.

Un bruit de coups réguliers me réveille. J’ouvre péniblement les yeux, pose les pieds au sol, m’étire. La lumière du jour inonde la pièce. Je me rends compte que j’avais oublié de fermer les volets hier soir, puis je regarde Lisa. Elle est assise sur le lit, agite ses pieds d’avant en arrière, qui frappent contre le bois du cadre du lit. Je remarque ce qu’elle tient dans les mains. J’écarquille les yeux, bouche entrouverte. Elle a deux feuilles manuscrites, et à côté, posés sur la couette, se trouvent mes morceaux de Pinocchio et l’enveloppe « Jack ». Je me lève d’un bond, lui arrache la lettre des mains d’un geste brusque.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je lis.

— Tu n’as pas à fouiller dans mes affaires !

— Tu ne me l’as pas interdit.

— Que…

— L’enveloppe était scellée. Je suppose que tu ne l’as pas encore lue.

— Non, et alors ?

— Tu devrais pourtant. C’est très intéressant, dit-elle en se remettant à balancer ses pieds.

Je regarde les deux pages de la lettre. Je fronce les sourcils, le bruit des talons qui cognent contre le cadre du lit m’agacent.

— Arrête ça !

— Quoi ?

— De balancer tes pieds contre mon lit !

— D’accord, dit-elle simplement en haussant les épaules.

Je plie la lettre et la range dans ma poche arrière. Lisa me scrute.

— Tu sais ce que signifient les initiales « E.C » ?

Elle me fait flipper tout d’un coup.

— Comment ? … Que ?… bégayé-je.

— La réponse est dans cette lettre, dit-elle en souriant.

Je n’en rajoute pas, pour éviter d’entrer dans des questions infinies avec elle. Je récupère la lettre dans ma poche, m’assieds à mon bureau. Lisa ne me quitte pas des yeux. Je me passe une main dans les cheveux, me replace sur ma chaise et lis cette fameuse lettre.

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