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New-York, 2012

Ghislain et moi, nous nous rendons à la maison de santé de Verrazano Nursing and Post-Acute Center de New-York, situé sur Castleton Avenue. Il montre sa carte de police à l’accueil. Elle appelle l’infirmière à l’origine de l’appel. Une jeune femme blonde, mince, en blouse bleue et en crocs de la même couleur, vient nous accueillir au bout de dix minutes d’attente. Elle nous conduit à la chambre 216. Nous prenons un ascenseur qui mène au deuxième étage, puis nous arpentons les couloirs aux murs jaunes clairs jusqu’à la chambre de Giulia. Elle toque à la porte, et nous entrons dans une pièce aux murs rose pâle, décorée avec soin de tableaux, de bibelots, de cadres photos et de plantes d'intérieur.

Une vieille femme de quatre-vingt seize ans, assise dans un fauteuil roulant, regarde la télévision. Cheveux longs argentés, attachés en chignon, ongles vernis de rouge écaillé, élégante en tailleur bleu marine, malgré son âge. Elle monte le son pour écouter attentivement l’information passant à cet instant : l’affaire du vol et du meurtre de Robert Tucker impliquant une juge des mineurs. Elle regarde un replay du jour où les journalistes se sont rassemblés devant mon domicile, suivi du jet de la canette de soda, des insultes de Fanny. Elle augmente encore plus le son et s’approche de l’écran. Nous entendons le discours du journaliste télévisé : « le meurtrier présumé de Robert Tucker n’est autre que le grand-père de cette juge. Il s’appelle Jack Calpoccini ». En entendant ce nom, elle peste en italien et tape sur l’accoudoir de son fauteuil.

— Madame ? lance Ghislain. Je suis le chef de la police, Mr Schweiz.

La femme se retourne, nous souhaite la bienvenue.

— Ah enfin !

Elle nous invite à nous asseoir sur les deux chaises situées près d’elle. Je reste pour l’instant debout pour observer la pièce. Ghislain allume son magnétophone et commence par demander l’identité de la femme.

— Je m’appelle Giulia Renucci, annonce-t-elle. Je suis née en 1916. J’ai rencontré Jack en 1936 à New-York. Il m’a sauvé de justesse d’un viol et nous a libérés ma famille et moi de l’emprise d’un puissant clan sicilien.

— Oui, je l’ai lu dans les notes de… ma mère. Elle y a mentionné les événements importants de sa vie.

— J’y figure alors si vous connaissez mon nom ?

— Oui…

Je soupire et me sens embarrassée. Malgré le milieu d’où il venait, mon grand-père est resté fidèle à ses principes, se mettant à dos sa famille et sa destinée. Il s’est dévoué pour beaucoup de monde. Giulia, un prénom récurrent dans les écrits de ma mère. Alors c’est elle ? Je regarde la chambre où elle vit à présent. Des photos en noir et blanc trônent sur sa commode en chêne, des photos d’elle jeune, à vingt et trente ans je dirais. Une magnifique femme. Une belle italienne sensuelle. Je vois également une photo de son mariage et d’un enfant. Puis une photo m’interpelle. Je prends le cadre entre mes mains. C’est Jack et Giulia. Elle est positionnée derrière lui, l’enlace de ses bras autour des épaules. Sa tête à moitié posée sur celle de Jack. Elle arbore un splendide sourire dévoilant ses dents blanches parfaitement alignées. Pour Jack, ses mèches de cheveux lui tombent devant les yeux, il fixe l’objectif avec un regard ravageur. Il sourit en coin, visiblement peu à l’aise. Elle l’aimait, mais il a choisi Kate. Je retourne le cadre, une date est inscrite : 1937. Puis j’observe à nouveau le visage de Jack Calpoccini. Un mafioso, qui l’eut cru, je souris. Tout d’un coup, Giulia se met à crier, je sursaute, manquant de justesse de faire tomber le cadre. Elle me hurle littéralement dessus.

— Reposez ces photos ! Ne touchez pas à mes photos, voyouse !

Je repose la photo.

— Remettez-le correctement à sa place !

— D’accord, d’accord, je suis désolée, m’empressé-je de dire.

Giulia s’adresse à Ghislain sans me quitter des yeux.

— Pourquoi elle touche à mes photos ? C’est qui celle-là pour oser toucher mes précieuses photos ? Hein ? Qu’elle sorte d’ici !

— Madame, elle ne savait pas. C’est la petite-fille de Jack Calpoccini, répond Ghislain.

— Vraiment ? Ça m’étonnerait ! Elle n’a vraiment aucune manière.

— Veuillez m’excuser, j’ai vu la photo de mon grand-père avec vous, alors je voulais la voir de plus près.

— Vous auriez pu me demander mon avis avant ! Non mais !

Giulia marmonne en italien, sans doute des injures ou des remarques déplaisantes. Je soupire, jette un coup œil à Ghislain, puis nous nous asseyons. Je le laisse discuter avec cette vieille bourrique.

— Madame, vous nous avez sollicités au sujet de l’affaire Tucker. Pouvez-vous nous dire ce que vous savez ?

— De qui ? De Tucker ?

— Oui, à propos du vol et de son meurtre. Savez-vous quelque chose sur lui ?

— Sur Tucker ?

Ghislain prend son mal en patience, se retient de s’énerver.

— Oui Madame, de Monsieur Robert Tucker et du coupable Jack Calpoccini.

Je fronce les sourcils, puis comprends que Ghislain emploie un stratagème pour démêler le vrai du faux.

— Qu’est-ce vous baragouinez ? Jack n’est absolument pas responsable de la mort de Robert Tucker !

— Les médias disent le contraire. Alors dites-moi ce qui vous fait dire ça.

— Des inepties ! postillonne Giulia. Tous des dégonflés si vous voulez mon avis !

— Je réitère ma question, s’impatiente Ghislain. Pourquoi Jack Calpoccini est innocent selon vous ?

J’observe une veine qui vibre sur sa tempe. Sans doute un toc lorsqu’il devient nerveux et agacé.

— Sachez que même si j’aimais Jack, il m’a laissé tomber. Je n’ai aucune raison de le couvrir.

— D’accord, j’entends bien, mais…

— Vous savez, le coupe Giulia, quand on aime quelqu’un, on le laisse partir, même si cela fait mal.

— Très bien, et ?

— Même si son départ m’a bouleversée, que j’étais en colère, je refuse que son nom soit sali par des incapables et des ignorants.

Ghislain se redresse, replace son magnétophone.

— Je vous écoute, dites-nous tout ce que vous savez, tout ce dont vous vous souvenez.

— Une femme n’oublie jamais le nom de son véritable amour.

Décidément, mon grand-père en avait du succès auprès des femmes.

— Continuez, dit-il à l’adresse de Giulia.

— J’ai vu le tueur de Robert Tucker.

— Pouvez-vous nous le décrire ?

— Un homme aux cheveux bouclés avec un cache œil gauche, l’air hargneux. Rien à voir avec mon chéri.

— Connaissez-vous son nom ?

— Oui, il s’appelle Alfonso. J’ai retenu son nom, quand il discutait avec son père à propos de Jack, un jour, dans notre restaurant de quartier.

Giulia raconte d’une traite ce qu’elle a entendu ce jour-là.

— Le père Spinelli a reproché à son fils d’avoir causé la mort de Robert. Il s’est défendu en racontant qu’il avait emprunté de l’argent à Robert Tucker et qu’il ne pouvait pas rembourser. Il le savait, alors il avait conclu un accord avec Robert concernant la transaction. Robert lui donnait 80 000 dollars sans rechigner et en échange, Alfonso protégeait sa famille du clan Gambino. Apparemment, ce clan exerçait un moyen de pression et d’intimidation sur Robert pour qu’il blanchisse de l’argent sale. Mais Robert est resté méfiant envers Alfonso, alors il a exigé un accord écrit de sa part. Flavio lui a suggéré de signer du nom de Jack Calpoccini.

— Flavio était présent ? demande Ghislain, interloqué.

— D’après ce que j’ai pu comprendre, oui. Flavio et Alfonso sont allés ensemble chez Robert. Flavio travaillait pour Alfonso. Je le savais, car Jack me l’avait dit.

— Quand ça ?

— Oh je ne sais plus, souffle Giulia. Quand Alfonso a retrouvé Jack. Il m’avait expliqué que c’était un ami d’enfance. Enfin non, pas exactement, plutôt un camarade de classe peu recommandable. Nous en avions discuté, car je l’avais démasqué, moi ! Hé hé je ne suis pas aussi sotte que les gens peuvent le croire !

— Démasquer ? C’est-à-dire ?

— Qu’il usurpait une identité, bougre d’idiot ! Il se faisait passer pour Marc Anderson pour cacher son identité ! Vous n’avez même pas découvert ça ? Vous êtes nul !

Ghislain se trémousse sur sa chaise.

— Ce n’est pas le sujet. Ce qui nous intéresse, c’est ce que vous avez entendu de la conversation entre Flavio et Alfonso.

— Où en étais-je ?

— À la signature sous le nom de Jack Calpoccini.

— Ah, exact !

Giulia continue son récit, comme si elle venait tout juste d’entendre la conversation.

— Robert Tucker n’était pas dupe. Il a refusé l’acte signé sous ce nom, prétextant qu’il savait qui était Jack Calpoccini. Ce n’était pas bien difficile, vu qu’un avis de recherche circulait dans le quartier et dans les journaux. Il n’y avait que cette pauvre Kate qui n’avait rien remarqué. Elle n’était pas bien maligne si vous voulez mon avis. Même s’il n’avait pas la même coupe de cheveux et pas sa cicatrice, on le reconnaissait bien. Jack aurait pu trouver mieux. Il aurait dû m’épouser, moi !

— Vous vous dispersez.

Giulia fait la moue, mais continue malgré tout, son récit.

— Robert a obligé Alfonso à signer un document, à son nom, sous approbation d’un notaire. Alfonso ne pouvait pas refuser s’il voulait rembourser sa dette envers le clan Gambino. Robert a gardé les deux documents, l’original et la copie falsifiée. Alfonso est parti les mains vides. Il voulait mettre la manœuvre sur le dos de Jack. Mais Alfonso ne s’attendait pas à ce que les Gambino remarquent le subterfuge. Ils se sont donc rendus chez Robert Tucker pour lui dérober 20 000 dollars de plus. Ils ont même tabassé le fils, Franck ou Francis… je ne sais plus trop. Robert a reproché à Alfonso d’avoir rompu le contrat. Il a donc exigé le remboursement intégral de ce qu’il lui avait donné. Alfonso a paniqué, alors il s’est rendu chez Robert pour récupérer le document original, dans le but de le détruire. Et ça, sur conseil de Flavio. Il ne pensait pas que les choses allaient mal tourner. Robert a attrapé son fusil, puis a coursé Alfonso et Flavio dans les rues de New-York. Ils se sont battus et Robert est mort. C’est ce qu’a expliqué Flavio aux Gambino. Suite à cela, ils ont réclamé l’argent à Flavio. Il s’est enfui et je n’ai plus jamais entendu parler de lui. Pendant ce temps-là, le fils Tucker et la police ont accusé Jack Calpoccini. Évidemment, puisque le seul document retrouvé chez Robert était le faux, signé à son nom. Pourquoi aller chercher plus loin ? Il a été accusé du vol des 80 000 dollars en 1937, puis du meurtre de Robert Tucker en 1938. Je hais les flics d’opter pour la solution de facilité !

— Madame Renucci…

— Pas d’enquête ! Aucune vérification ! Rien ! J’ai tout entendu et vous n’êtes jamais allé me chercher pour témoigner ! Aucune recherche de témoins ! Travail de sagouins !

Giulia s’énerve, se met de nouveau à parler en italien.

— Je vous prie de vous calmer, Madame.

— Savez-vous pourquoi Jack n’a pas été arrêté ? ajouté-je, intriguée. Si la police avait son nom, ils auraient pu l’arrêter.

— Ils ne trouvaient pas de Jack Calpoccini dans les parages. Il portait le nom de Marc Anderson. Il aurait fallu enquêter à San Francisco. Et puis, vous savez, s’immiscer dans les affaires mafieuses n’est pas chose aisée. Les flics ont abandonné très vite les poursuites quand ils s’approchaient de trop près des histoires de clans. De plus, le fils Tucker présentait des troubles du comportement. C’est ce qu’ils ont dit dans la presse. Par faute de moyens, ils ont classé l’affaire sans suite. Je ne sais pas trop ce que ça signifie, mais je n’ai plus entendu parler de cette histoire, jusqu’à aujourd’hui…

— Le classement sans suite est la décision prise par un magistrat du parquet de ne pas donner suite à une affaire, conformément au principe d’opportunité des poursuites, expliqué-je. Cette décision d'abandon des poursuites prise par le parquet n'a cependant aucun caractère définitif, elle peut être révisée à tout moment. Les petits-enfants de Robert Tucker ont rouvert ce cold case.

— Pourquoi seulement maintenant ? s’interroge Giulia.

— Eh bien… Ce sont les petits-enfants qui ont rouvert le dossier. Ils veulent récupérer l’héritage de leurs parents. En découvrant le vol des 80 000 dollars, ils se sont mis à ma recherche pour réclamer réparation. Pour cela, il a fallu attendre le décès de ma mère et que j’accepte son héritage pour que je puisse être attaquable. Je n’avais pas connaissance de ces dettes, ni de cette histoire.

— Ils font fausse route, me rassure Giulia.

— Oui, c’est ce que j’ai compris en me plongeant dans ce dossier.

— Vous ne connaissez absolument pas votre grand-père ! reproche Giulia.

— Je…

— Vous n’avez jamais discuté avec lui ? me coupe-t-elle.

— C’est-à-dire que… je ne l’ai jamais connu…

— Comment ? sanglote Giulia.

— Il est mort bien avant ma naissance.

— Quelle année ?

— Je ne sais pas…

— Et votre mère ne vous a rien dit ?

— Non…

— Drôle de famille, grimace Giulia.

— Ma mère a gardé de lourds secrets.

— Ça ne se serait pas passé comme ça, s’il était resté avec moi. Kate m’a privée de mon amour à jamais…

Voilà qu’elle repart dans ses tergiversations. Elle se met à fredonner une chanson douce en italien et se recroqueville dans son fauteuil. Nous la remercions pour son accueil, puis nous la saluons. Elle ne répond pas, se contente de chanter. Nous partons. Les témoignages coïncident, les dates sont identiques dans l’esprit de chacun.

***

Le lendemain, Ghislain étale sur la table tous les témoignages, toutes les archives recueillies, les carnets de notes, les photos et les rapports de police, les analyses ADN des empreintes, et les résultats des balles retrouvées.

— Quelque chose me chiffonne, déclare Ghislain en fronçant les sourcils et en se tenant le menton.

— Quoi donc ? Nous avons tous les éléments pour disculper mon grand-père, dis-je.

— C’est juste que… je m’interroge sur le fait que Robert ait pu côtoyer votre grand-père en 1922 à San Francisco, puis qu’ils se soient revus en 1937 à l’autre bout des États-Unis, à New-York…

— Je trouve cela troublant aussi, c’est vrai. Mais c’est peut-être juste un hasard.

— Croyez-vous vraiment au hasard, Madame Walker ?

— Et bien c’est possible… dis-je en haussant les épaules.

— Je m’adresse à vous, la femme de loi, la juge. Le hasard a-t-il sa place en matière de justice ?

Il n'y a pas de hasard, parce que le hasard est la Providence des imbéciles.

— Ah…

Et la Justice veut que les imbéciles soient sans Providence, dis-je en soupirant.

— De qui est-ce ?

— De Léon Bloy, un romancier et essayiste français.

— D’où connaissez-vous ça ?

— De Charlotte.

— Qui est-ce ? demande-t-il, sourcil levé.

— Laissez tomber, ça n’a pas d’importance. Bref… Ce que je peux vous expliquer c'est que la justice réside dans une neutralisation du hasard qui laisse les individus assumer la responsabilité de leurs options personnelles.

— Donc pas de place au hasard.

— Ni au doute. Comment se sont-ils retrouvés ? Et pourquoi ? m’exclamé-je bras croisés, en tapotant du pied droit.

— C’est le dernier élément que nous devons découvrir.

Grâce à ses contacts, Ghislain demande à consulter les archives des années 1937 à 1939 stockées au FBI en quête d’indices supplémentaires. Il me propose de l’accompagner, ce que j'accepte évidemment. Un élément a dû passer à la trappe. Lequel ? Nous montons dans sa voiture pour filer sur Worth Street.

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