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San Francisco, 1938

Je contemple la lettre. Ma mère a toujours eu une belle calligraphie. Elle est écrite en italien. Je jette un œil à ma fille. Elle penche la tête de côté, en souriant. Elle m’agace à connaitre le contenu. Je me frotte les yeux, me lance.

Mon cher Jack,

Je t’écris ces lignes à un moment où j’ai les idées claires. Encore un Noël où tu n’es pas présent. Mais cette fois-ci, c’est différent, Marco va te retrouver. Il me laisse tranquille ces derniers temps. C’est le bon moment pour t’avouer la vérité.

Tous les jours j’essaye de trouver des subterfuges pour ne pas avaler ces maudites pilules. Je les jette à la poubelle, dans les toilettes, ou je les cache sous le lit. Ces médicaments me rendent docile et bête. J’en ai assez de me cacher et de mentir. Je suis fatiguée de ces rendez-vous à l’hôpital. Je n’en peux plus de garder ce secret au fond de moi. Il est temps que ça sorte, que je te dise enfin la vérité sur ton passé, celle que Marco a voulu te cacher durant toutes ces années.

Jack, sache que je t’ai aimé, n’en doute pas, malgré les moments de solitude que je t’ai infligés. J’avais trop peur de Marco, pardonne-moi. Désolée d’être brutale, mais je dois écrire vite, j’ai peur que mon mari me surprenne et m’envoie définitivement dans un centre de fous.

Voilà, je t’annonce que nous ne sommes pas tes véritables parents. Ton père est Giuseppe et ta mère se nomme Monica. Comme tu le sais déjà, Giuseppe est le petit frère de Marco. Monica et moi, espérions avoir des enfants du même âge, pour former une grande famille. Nous étions très proches l’une de l’autre, Monica était pour moi une véritable amie. Je suis tombée enceinte de Maria, de Valentina, puis d’Alberto. Monica essayait en vain d’avoir un enfant. Elle perdait espoir jusqu’au jour où, elle est tombée enfin enceinte, de toi. Moi aussi je suis tombée enceinte la même année, de mon quatrième enfant. Marco attendait avec impatience un deuxième fils, mais je lui ai offert une troisième fille. Tandis que Monica a accouché trois jours plus tard, le 26 août 1912, d’un garçon, prénommé Enzo Calpoccini. Oui, c’est toi. C’est ton vrai prénom. Cet événement n’a vraiment pas plu à Marco. Il voulait à tout prix un autre garçon pour donner une image forte de notre famille, une image virile, disait-il.

Alors il a commis un terrible geste. Il a étouffé notre petite fille qui est morte rapidement, et il a volé le bébé de sa belle-sœur. En échange d’une modique somme d’argent, il a rendu la sage femme complice de son acte. Elle a déclaré « mort subite du nourrisson » sur l’acte de naissance du garçon, et « bébé garçon en bonne santé » sur celui de ma fille. Monica et Giuseppe ont été dévastés. Ce bébé tant attendu, a disparu aussi rapidement qu’il était venu au monde. Je savais que mon bébé était une fille, j’en étais persuadée. Mais Marco m’a fait douter en me traitant de folle, de cinglée ou d’idiote tous les jours jusqu’à ce que je me persuade que mon bébé était un garçon.

Je t’ai donné le prénom « Jack » sans conviction. C’est juste un nom que j’ai lu en page de couverture du quotidien : « Jack Thayer », un survivant du Titanic. Le naufrage de ce navire qui a heurté un iceberg le 15 avril 1912 a fait la une des journaux de l’époque pendant des mois, et ce jeune homme est l’un des rares passagers de première classe à avoir survécu… Sa photo était publiée. Il avait un beau visage. Il devait être fort et avoir une volonté de fer pour survivre à un accident de cette envergure. Je t’ai donc donné le prénom de cet homme, pour que tu deviennes fort et que tu survives sous le joug de Marco.

Quant à Monica, elle pleurait tous les jours et tous les soirs son enfant, son petit Enzo. Son bébé était en bonne santé pourtant, elle ne comprenait pas. Elle était persuadée qu’on avait volé son bébé. Marco est intervenu encore dans les affaires de son frère et l’a convaincu que sa femme était devenue folle, par jalousie elle n’acceptait pas la naissance du mien. Giuseppe a pris la décision de partir avec Monica, loin d’ici, repartir chez eux, en Italie, quitter ce pays de malheur.

En grandissant, j’ai bien vu que tes traits étaient différents de ceux de mes enfants. Lors d’une promenade en landau, une folle m’a abordé et m’a traité de voleuse d’enfant ! J’étais choquée, mais même au bout de plusieurs années, il m’était impossible d’oublier cette femme. J’ai donc entrepris des recherches et l'ai retrouvée. Elle m’a avouée être l’infirmière à l’origine de l’échange des bébés. Je n’étais donc pas folle ! Et Monica non plus ! Je n’avais malheureusement aucun moyen de la contacter. Dans nos disputes, Marco et moi parlions souvent de toi. Et un jour, sous le coup de la colère, il m’a avoué ce que je savais déjà. Marco a commencé à m’envoyer à l’hôpital.

Mes enfants ont bien grandi, ils ont leur vie et tu as la tienne. Il est temps que tu saches la vérité. Je me répète et mes mots doivent être redondants, mais je n’ai pas le temps de me relire, pardon.

Jack, fais ce que tu peux pour retrouver tes parents. Je sais juste qu’ils se trouvent en Italie. Je suis désolée de ne pas pouvoir te donner plus de précisions.

Retrouve-les, Monica t’attend depuis si longtemps…

Adieu,

Daniela

Mes mains tremblent, j’ouvre les doigts, les deux feuilles tombent délicatement sur le parquet. Je me prends la tête entre les mains, coudes posés sur mes genoux.

— Papa ?

Ma gorge est nouée, j’ai du mal à respirer, les mots sont bloqués. Je me mords la lèvre inférieure, m’agrippe les cheveux. Je n’arrive pas à y croire. C’est un cauchemar. Pourquoi tout va de travers avec moi ?

— Papa ? tente une nouvelle fois Lisa.

Je n’arrive pas à lui répondre. J’entends des bruits de pas sur le sol, puis une main douce se pose sur mon avant-bras. Je lève la tête, Lisa me fixe avec des yeux larmoyants.

— Tu as le droit de pleurer.

Quoi ? Non, pas devant elle. Qu’est-ce qu’elle raconte ? C’est moi l’adulte !

— Je suis ton père, je ne vais pas chialer devant ma fille.

— Tu n’as que vingt-six ans je te rappelle. Tu es encore un gamin.

Il va falloir qu’elle arrête de me prendre de haut ! Je me redresse, fronce les sourcils. Je lève l’index bien droit, j’ouvre la bouche pour la remettre à sa place et… les mots refusent de sortir… Je sens les larmes me monter aux yeux. Lisa pleure à ma place. Elle se jette à mon cou, m’enlace fortement. Je la serre dans mes bras et pose mon menton sur son épaule. Qu’est-ce que je dois faire ? Je suis perdu… Mes pieds quittent le sol, je ne sens plus la dureté de la chaise, j’ai l’impression de flotter au-dessus du vide, parcouru d’un léger frisson.

Soudain quelqu’un frappe à la porte. Je suis de retour sur terre. Je repousse doucement Lisa, me frotte les yeux, ramasse la lettre. Ma fille va ouvrir, c’est Paola. Elle entre, aperçoit tout de suite l’enveloppe ouverte. Elle s’approche de moi, bras grands ouverts, ses larmes coulent sur ses joues. Je me lève, elle me prend dans ses bras. Je pose ma tête sur la sienne, lui tapote le dos, recule. Je passe une main sur mes yeux pour m’empêcher de pleurer.

— Tu as tes réponses.

— Quoi ?

— Ta réponse à ta question : « Pourquoi ? », répond Lisa.

— C’est vrai, dis-je, en fixant le miroir accroché au mur. Pourquoi Marco s’en prend à moi depuis tout petit ? Pourquoi a-t-il toujours été si dur avec moi ? Pourquoi Alberto a ce traitement de faveur ? Pourquoi ma mère me rejette ? Pourquoi je subis tout ça ? Pourquoi tant de haine ?

— Jack ? bredouille Paola, des sanglots dans la voix.

— Parce que je ne suis pas leur fils… dis-je sans quitter des yeux le miroir.

— Tu es leur neveu, le fils de Giuseppe, ajoute Lisa.

Je soupire et lâche la lettre, qui glisse sur le sol. Je m’allonge sur mon lit, les bras croisés devant mes yeux. Tout s’éclaire d’un coup sur le déroulement de ma vie, comme une pièce de puzzle manquante, la compréhension, enfin, de plusieurs éléments restés sans réponse jusqu’à présent : les disputes entre Daniela et Marco, la prise de distance de ma mère, le favoritisme envers Alberto…

J'ai la tête qui tourne, je plaque mes bras le long du corps, fixe le plafond, le regard vide. Qu’aurait été ma vie si j’avais vécu auprès de mes vrais parents ? Le mal est fait de toute façon, je ne peux pas changer le passé. Une chose est sûre, je suis bel et bien un Calpoccini. Fils de Giuseppe ou neveu de Marco, je fais évidemment partie de la même famille. Je m’assieds en tailleur, Lisa vient me rejoindre au sautant sur le lit. Elle prend le morceau de Pinocchio où sont gravées les lettres E.C. Elle me le tend, je le regarde avec des yeux humides.

— E.C pour Enzo Calpoccini.

Je fronce les sourcils. Merci, j’avais compris ! Elle est parfois bien pénible cette gamine. Je le prends dans ma main et inspecte la gravure, je le pose sur la table de chevet, sans un mot. Je me lève, me dirige vers la fenêtre, et mets mes mains dans les poches. J’observe le jardin et la cour. Les nuages assombrissent le ciel. Je constate que les roses que j’ai arraché à l’époque n’ont toujours pas repoussées… À la place, se trouvent de mauvaises herbes. Ma poitrine se serre, je soupire. Je me sens désemparé.

Lisa tire sur ma chemise, je me tourne vers elle.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Elle pointe du doigt l’écran de ma montre. Il est 09h15. Déjà ? L’heure du petit déjeuner ? Je fronce les sourcils, une véritable petite gourmande. Paola s’éclipse, lui ramène ses habits, lavés, séchés et repassés. Lisa part dans la salle de bain pour se changer.

— Que vas-tu faire ? demande Paola.

— J’en sais rien, dis-je, la gorge nouée.

La porte s’ouvre, Paola prend la main de Lisa et la conduit au rez-de-chaussée, direction la cuisine. Je les suis, tête basse. Qu’est-ce que je dois faire maintenant ? Retrouver mes parents ? Mais, ces déclarations sont-elles au moins véridiques ? Je commence à douter. Je ne veux pas y croire, mais ça semble tellement évident… Cette histoire explique tout, résout mes problèmes. Je lève la tête, vois Lisa enfourner un gros morceau de foccacia dans sa bouche. Paola me fait signe de m’assoir, dépose une tasse de café fumant sur la table. Je m’installe. D’abord raccompagner Lisa auprès de Linda, et ensuite, je m’entretiendrai avec Marco à son retour de San José. Je tiens à éclaircir cette histoire.

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