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San Francisco, 1938

Les fêtes de Noël arrivent plus vite que prévu. Paola a préparé une magnifique table décorée de napperons rouges, de bougies dorées et de petits pots de tulipes rouges. Elle a sorti l’argenterie et les assiettes en porcelaine pour l’occasion. Le sapin est installé dans le coin droit du salon près de la fenêtre. Une crèche se trouve à ses pieds. Marco me propose d’attendre la famille dans le hall d’entrée. Je porte un costume noir, une chemise blanche et une cravate noire pour cette soirée, ainsi qu’une montre en cuir marron, celle que m'a offerte Kate à un de mes anniversaires. La sonnette retentit, une mélodie chantante. Renato et Fabio ouvrent les portes. Ce sont mes sœurs, ou devrais-je dire, mes cousines, elles portent de longues robes en soie rouge et or. Valentina et Maria stoppent dans l’entrée en me voyant. Je fronce les sourcils. Elles semblent peu ravies de me voir. Elles s’approchent pour me faire la bise, sans un mot. Elles me regardent comme si j’étais un inconnu. Sympa ces retrouvailles. Je les suis du regard, chacune en compagnie de son mari. Je reste dans le hall d’entrée à attendre les convives. Je la sens mal cette soirée de Noël. La grande porte s’ouvre, voilà Alberto et sa femme Prisca, et… un gamin qui marche à peine.

— Jack ? Oh j’suis trop content que tu sois là ! lance Alberto.

Lui seul a l’air content de me revoir. Il prend le gosse dans ses bras et s’approche de moi. Il me fait une accolade d’une main.

— Je te présente mon fils, Andrew. Il vient d’avoir un an.

Le petit me sourit, puis se blottit dans le cou de son père. J’esquisse un sourire, ma poitrine se serre. Alberto se penche vers moi.

— Papa nous a tout raconté. J’arrive pas à t’appeler Enzo, ricane-t-il. Tu m’en veux pas ?

— T’inquiète, c’est pas grave.

— Okay ! Allez Prisca, passons au salon.

Elle passe devant moi, les yeux plissés et les lèvres serrées, sans un bonjour. Je crois qu’elle ne m’a toujours pas pardonné mon comportement lors de son mariage. Je soupire, puis m’adosse au mur, jambes croisés et mains dans les poches. Ah, c’est au tour de Daniela, accompagnée de Livio. Elle écarquille les yeux, accourt vers moi. Elle porte une robe courte vert pomme. Des mèches de cheveux grises s’échappent de son chignon entouré d’un ruban doré.

— Je suis contente que tu sois là, dit-elle avec un large sourire.

Elle a du rouge à lèvres rouge sur ses dents de devant.

— Ça y est, tu as vu ma lettre ! dit-elle en applaudissant.

— Oui, Marco m’a tout expliqué.

— Ça y est je suis libre ! s’écrie-t-elle en levant les bras.

— Pardon ? dis-je en tournant la tête vers le salon.

Le brouhaha des conversations s’est arrêté net. Tous me scrutent. Je tourne la tête vers ma mère, sourcil levé.

— Je n’ai plus à cacher la vérité, je ne remettrai plus les pieds dans cet hôpital, je n’ai plus à avoir peur. Maintenant je peux te le dire haut et fort.

Je colle ma tête contre le mur pour m'éloigner de son visage.

— TU N’ES PAS MON FILS ! crie-t-elle en sautillant, en agitant les bras, et en ricanant.

Je crispe la mâchoire, fronce les sourcils, les larmes me montent aux yeux. Elle se met à rire et à sauter dans le hall d’entrée. J’ai mal au ventre, je suis figé. Personne ne parle, personne ne réagit. L’atmosphère est pesante, j’ai envie de hurler. Paola arrive en trottinant dans une jolie robe en dentelles violette. Elle agrippe les épaules de Daniela et la conduit vers le salon.

— Je me sens bien ! Ça fait un bien fou ! s’exclame Daniela, sourire aux lèvres.

Je regarde mes pieds, racle le carrelage avec le bout de ma chaussure pour nettoyer une tâche imaginaire. Mes mèches de cheveux noirs me cachent le visage. Je serre les poings cachés dans mes poches, je retiens mes larmes. J’entends les éclats de voix de Daniela et de mes sœurs. Connard de Marco. C’est quoi cette mascarade ? Il m’a dit de rester pour m’humilier davantage, c’est ça ? J’ai envie de déguerpir. Soudain, je sens une odeur de cerise m’enivrer, puis une main douce se poser sur mon bras. Je lève la tête, c’est Lisa. Elle me regarde avec des yeux tristes. Je fais tant pitié ? Je me redresse, Linda et Giovanni sont là aussi. Je ne les ai pas entendus entrer. Giovanni me tapote l’épaule, puis Lisa me prend la main. Ils me conduisent dans le salon. Tout le long du repas, je fais comme Lisa, je garde le silence. Je ne mange pratiquement pas. Mon estomac est noué. Vient ensuite le moment des cadeaux, Daniela en offre un à Lisa, une boite à bijoux. Je remarque le ventre arrondi de Valentina. Elle attend un gosse. Je ne me sens pas bien, l’image de Kate enceinte me revient en mémoire. Pendant qu’ils discutent entre eux, je m’éclipse dans le patio. Je m’appuie sur la fontaine, je respire et expire bruyamment. Ma gorge me brûle et ma poitrine me pince. Qu’est-ce que je fous là, merde ! Je m’assieds sur les marches et me prends la tête entre les mains. La pleine lune éclaire l’espace et le jardin. J’entends leurs rires derrière moi. Taisez-vous ! Je ferme les yeux de rage.

— Jack ?

Je me tourne vers la voix, c’est Maria.

— Je peux m’assoir ? dit-elle, timidement.

— Oui, bien sûr.

Je croise les bras sur mes genoux, observe l’horizon noir et sans fin. La lune n’illumine qu’une partie du jardin.

— Nous… enfin… Marco nous a tout dit. Qui tu es, pourquoi, et… il nous a aussi raconté ce que tu as fait à Alfonso, et…

— Il a tué ma femme ! m’écrié-je en m’agrippant les cheveux.

— Tu as été… violent. Le père Mancini était dans les gradins ce jour-là et il a tout vu…

Je me lève d’un bond et me place face à elle. J’accompagne mes paroles avec de grands gestes.

— Alfonso a tué Kate, alors qu’elle était enceinte de six mois ! Il m’a accusé d’un vol que je n’ai pas commis, et il a tué un gars sous les yeux de ma fille ! Elle est restée muette pendant des mois ! dis-je, tremblant de rage. Il n’a eu que ce qu’il mérite !

Maria baisse la tête, croise les bras et frissonne.

— Je ne te reconnais plus… dit-elle d’une petite voix.

— Je viens d’apprendre que Marco et Daniela ne sont pas mes parents. Comment crois-tu que je devrais me sentir ? Hein ? Merde ! grogné-je en donnant des coups de pied dans les arbustes.

Je me passe les mains dans les cheveux, nerveux. Tout m’agace.

— Que vas-tu faire ? sanglote-t-elle.

— Me casser en Italie, loin de cet endroit, loin de vous tous !

À cet instant, j’aperçois Lisa à la porte vitrée. Merde, elle a tout entendu. Elle se met à pleurer, puis s’enfuit en courant dans le hall. Je me précipite dans la maison pour la rattraper, laissant en plan Maria. Je traverse le salon d’été abrité sous la véranda, le salon, le hall d’entrée et rattrape Lisa en haut des marches de l’escalier. Je la prends dans mes bras, elle agite ses pieds dans tous les sens. Je la repose, elle repart de plus belle, en direction de la salle de bain. Je la rattrape et lui agrippe le bras pour l’empêcher d’entrer.

— Arrête ! hurlé-je.

Elle se fige comme une statue de pierre.

— Je ne parlais pas de toi, dis-je calmement.

Les larmes coulent sur ses joues rouges.

— Je ne vais pas te mentir. Je vais partir en Italie pour retrouver mes vrais parents. Tu comprends ?

Elle agite la tête de haut en bas.

— J’y resterai deux, trois mois, pas plus. Je reviendrai ici, pour toi.

— Promis ? dit-elle entre deux sanglots.

— Promis. Tu as ma parole.

Je m’accroupis, elle se blottit contre mon torse. Je la serre fort dans mes bras et caresse ses cheveux soyeux.

— Je reviendrai, et je m’occuperai de toi, comme un vrai papa. Je te le promets.

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