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San Francisco, 2012

Nous prenons la direction de Chestnut Street pour notre rendez-vous avec Tess Moore, prévu sur le créneau horaire de sa pause déjeuner. Son cabinet est situé sur Octavia Street. En chemin, le portable de Bryton sonne. Il répond tout en conduisant.

— Quoi ?! s’exclame-t-il, abasourdi.

Il répond des « hum, hum » agaçants. De quoi parle-t-il bon sang ? Il raccroche, appuie sur l’accélérateur.

— Que se passe-t-il ?

— Fanny Tucker a dérobé hier soir des documents au commissariat, et pas n’importe lesquels, les dépositions des deux sœurs Tucker.

— Mais, comment est-ce possible ? Ces fiches sont à New-York !

— L’agent fédéral nous les a transmises par fax. Je ne sais pas comment elle s’est faufilée parmi les employés, mais toujours est-il qu’elle était là, et qu’elle les a piquées.

— Tyler ?

— Sans doute. Il a dû nous surveiller quand nous étions à New-York et transmis les informations à sa sœur, restée à San Francisco.

Je soupire. Ils savent y faire ces deux cinglés.

— Son frère nous avait prévenu. Fanny ne reculera devant rien pour obtenir gain de cause.

— Nous allons chez elle ?

— Non, chez vous.

— Quoi ? dis-je, la gorge nouée.

— Une équipe de police est déjà en chemin.

— Mais, comment ça ? demandé-je, de la panique dans la voix.

— Elle détient votre mari en otage…

Je suis bouche bée. Le sol se dérobe sous mes pas. Je n’arrive pas à y croire. Que manigance-t-elle ? Bryton n’en dit pas plus.

Nous nous garons sur le trottoir devant ma porte d’entrée, nous sortons aussi vite que nous le pouvons pour entrer, avant qu’elle ne fasse une bêtise grotesque. Nous rejoignons un policier qui sort son arme, donne un coup de pied dans la porte, elle s’ouvre dans un grincement sinistre. Nous le suivons et montons l’escalier, pour arriver au grenier. La porte est entrouverte. Nous avançons, Fanny est debout au milieu de la pièce avec un châle et des dossiers dans sa main droite, et un revolver dans sa main gauche, pointé en direction de la tête de Matthew. Mon mari est assis sur la chaise en bois, mains attachées devant lui, par un serflex plastique. Le policier pointe son arme sur Fanny.

— Posez ce revolver Madame Tucker. Ne faites pas de bêtises.

— J’ai tout perdu ! sanglote Fanny. Pourquoi vous vous en sortiriez indemne, hein ? Comme si de rien n’était ?

— Mon mari n’a rien à voir avec tout ça ! Laissez-le tranquille !

— Vous avez tout. Et moi, qu’est-ce qu’il me reste ? Si je ne peux pas récupérer au moins l’honneur de ma famille, alors vous devez perdre à votre tour quelque chose de précieux. Ce n’est qu’un juste retour des choses.

— Vous êtes dingue ! hurlé-je.

Fanny retrousse son nez épaté, fronce les sourcils méchamment et pince ses lèvres fines. Son visage se recouvre de rides profondes. Elle ressemble à un Shar-Peï comme ça. La colère et la haine la rendent encore plus laide qu’elle ne l’est déjà. Elle rapproche son revolver de la tête de Matthew.

— Madame Tucker, lâchez votre arme, tente d’apaiser Bryton. Vous n’êtes pas une meurtrière.

Fanny se met à trembler.

— Je discutais beaucoup avec mon père, Francis, vous savez. Toutes ces personnes… commence-t-elle en secouant les feuillets et le châle dans sa main droite, … veulent lui faire du mal… Tous souhaitent lui nuire, salir son image. Ils mentent tous, sanglote-t-elle.

— Madame Tucker, je vous le redemande encore une fois, posez votre arme, lance le policier. Nous discuterons après.

— À quoi bon ? s’attriste Fanny.

— Cela vous causerait plus de tort que vous ne pouvez l’imaginer.

— Mon père m’avait prévenu…

— De quoi ?

— Que des personnes peu scrupuleuses entacheraient son image.

— Votre père avait perdu la raison. Il ne savait plus distinguer le vrai du faux. Il s’est créé ses propres souvenirs, occultant avec le temps la réalité de ses actes.

— Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? pleurniche Fanny.

— Cette information se trouve dans un rapport médical.

— Vous n’avez pas le droit… Et le secret médical alors ?

— J’en avais besoin pour le rapport. Un officier de police judiciaire peut recueillir ces données dans le cadre d’une enquête. Nous avons des dérogations pour cela.

Fanny écoute attentivement, mais ne lâche pas son arme, gardant la même posture. Je reste légèrement en retrait derrière Bryton, et de là, je scrute le châle, rose aux petites fleurs violettes dans la main de Fanny. Le policier s’approche d’un pas. Nous entendons des bruits précipités dans les escaliers. Quatre policiers débarquent dans le grenier, puis se placent en cercle, de manière coordonnée et presque mécanique, autour d’elle, occupant tout l’espace de la pièce.

— Ne bougez pas ou je tire ! hurle Fanny en levant son arme.

— Le châle que vous tenez, appartient-il à votre famille ? demande Bryton pour détourner son attention.

Je ne dis rien, je ne me mêle pas de leur conversation. Je ne bouge pas, inquiète pour mon mari. Je le regarde avec des yeux larmoyants. Il est nerveux lui aussi.

— C’est exact. Un souvenir de notre ancêtre, Ruth Tucker. Il doit rester dans notre famille. Il n’aurait jamais dû tomber dans les mains d’une sale vermine ! rage Fanny.

— Et ces documents ?

— Aussi.

— Qui les a écrits ?

— Une putain de menteuse !

— Pouvez-vous être plus précise ?

— Une famille devrait toujours se soutenir, n’est-ce pas ? Pas uniquement pour les bons moments, mais aussi dans la douleur et l’adversité. Ces femmes… tremble Fanny de colère, dents serrées. Elles ne peuvent pas être dignes de notre famille. Ce sont des intruses ! Des verrues qui rongent notre lignée ! Elles ont du sang étranger dans leurs veines qui les empoisonne !

— Georges a choisi son épouse, Blenda.

— Allez tous vous faire foutre ! Tous autant que vous êtes ! hurle Fanny.

Des larmes coulent sur ses joues. Elle baisse légèrement sa garde.

— Que cherchez-vous Madame Tucker ? demande Bryton calmement.

— Je… Vous n’avez pas le droit ! tremble Fanny, perdant confiance en elle. Ce n’est pas juste…

Fanny laisse tomber ses bras le long du corps, tête basse. Elle lâche enfin l’arme. Un des policiers se précipite vers elle pour la ramasser. Un autre couvre Matthew pour le ramener vers moi. Le troisième coupe ses liens avec une pince. J’enlace mon mari, soulagée qu’il ne lui soit rien arrivé de grave.

— Toute cette histoire l’a rendue folle, chuchote Matthew à mon oreille. J’ai préféré ne pas riposter.

— Tu as bien fait. Qui sait comment elle aurait réagi…

— Les fous sont imprévisibles, ajoute Bryton. Ce sont les plus dangereux.

Un autre policier s’approche de Fanny, mais à cet instant, elle se met à reculer pour sortir un briquet de sa poche. Elle l’allume, menace de brûler les documents.

— Madame Tucker ! Ce sont des pièces à conviction que vous tenez là ! intervient le policier.

— Des inepties écrites par des « sang souillés » ! Astrid et Abigail n’auraient jamais dû naître.

Fanny sanglote. Un des policiers attrape son poignet pour récupérer le briquet. Elle me fixe avec de la fureur dans les yeux. Irritée, elle jette les documents et le châle à mes pieds. Les feuilles s’éparpillent au sol. Le policier menotte Fanny dans le dos et la sort de la pièce. Elle ne me quitte pas des yeux, gardant son animosité envers moi. Juste avant de franchir la porte, elle stoppe net.

— Vous me traitez comme une criminelle, alors que c’est vous qui venez d’une famille de pourritures.

Elle crache à mes pieds, puis elle se tourne légèrement vers Bryton.

— La justice n’existe plus dans ce monde ? Votre devise est de protéger les ordures ?

— Veuillez la faire sortir d’ici, soupire Bryton, en s’adressant à l’équipe de police.

Je ne réponds pas. Je ramasse les feuilles au sol, les yeux embués de larmes. Matthew m’aide à tout rassembler.

— Ne te préoccupe pas d’elle, me murmure-t-il gentiment.

J’acquiesce avec un léger sourire.

Suite à cet incident, nous montons en vitesse en voiture, pour prendre la direction du commissariat. Matthew et moi, nous nous installons à l’arrière. Bryton me tend une bouteille d’eau, puis démarre. Je bois une gorgée, respire calmement pour baisser mon rythme cardiaque. Fanny a le don de me rendre nerveuse et de me mettre dans l’embarras. Matthew me réconforte en me caressant délicatement le dos.

— Vous allez l’enfermer ? demandé-je sur un ton grinçant.

— Oui. Une journée derrière les barreaux devrait la calmer.

— Elle ne risque pas de recommencer ses sottises en sortant ?

— Non, aucun risque. Nous allons la surveiller. Nous attendons aussi son frère. Tyler a reçu l’ordre de venir à San Francisco pour le procès.

— Je vois… dis-je, en contemplant les maisons victoriennes.

En chemin, Bryton appelle la secrétaire du Docteur Moore pour s’excuser de notre contre-temps. Elle accepte de nous recevoir, après les consultations, à 19h30.

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