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San Francisco, 1939

Le mardi 11 avril, veille de mon départ, Giovanni m’informe que Lisa m’attend au Pioneer Park situé sur Telegraph Hill Boulevard. J’enfile une veste, puis direction la Coit Tower, une tour d'observation construite en style Art déco, faite de pierres blanches, et inaugurée en 1933. Je contemple cette vue dégagée sur la baie de San Francisco, le Golden Gate Bridge et l’île d’Alcatraz. Je soupire. Elle me nargue cette prison ou quoi ? Puis, j’aperçois Lisa, assise sur un banc en fer forgé. Elle porte une robe évasée noire et rouge à pois blancs, à col montant, et des bottes noires à boutons blancs. Sa chevelure épaisse et noire brille sous les rayons du soleil, tels des cristaux de glace. Je m’assieds à côté d’elle.

— Ciao Lisa.

Elle se retourne, m’offre un sourire radieux. Elle se lève, prend ma main, pour m’entrainer un peu plus loin, sur un coin de pelouse caché par les arbres et éloigné des promeneurs. Nous nous asseyons sur un monticule de terre er d’herbes. Lisa zieute à droite et à gauche, puis se met à parler.

— Emmène-moi avec toi, me lance-t-elle, droit dans les yeux.

— Qu… mais où ça ?

— En Italie.

— Lisa… soupiré-je. J’y vais pour rencontrer mes vrais parents, pas pour visiter.

Elle fait la moue, se renfrogne, lèvres pincées en cul de poule. Je me passe une main dans les cheveux.

— Je pars quelques mois. Je reviendrai.

— C’est faux, sort-elle avec un aplomb désinvolte.

— Bien sûr que si !

— Tu ne reviendras pas !

— Bon écoute, expliqué-je en retirant le bracelet en cuir de ma montre, de façon nerveuse.

Je tiens ma montre par la boucle argentée et la balance comme un pendule, bien en évidence, devant ses yeux noirs.

— Tu vois, ça ? C’est l’objet qui me tient le plus à cœur au monde. Cette montre a une grande valeur à mes yeux. Et je te la confie.

Je lui prends la main, l’ouvre, paume tournée vers le ciel, dépose le cadeau de Kate au centre. Je referme ensuite délicatement ses doigts sur la montre, et compresse son poing entre mes deux mains.

— Garde-la précieusement, jusqu’à ce que je revienne.

Lisa écarquille les yeux, qui scintillent comme des pierres précieuses. Elle sourit, dévoilant de jolis dents blanches, ouvre sa main, prend la montre et m’indique avec le pouce le cuir craquelé.

— Je sais, elle est un peu usée, mais j’y tiens beaucoup.

Elle ne répond pas, et se contente de la mettre à son poignet. Elle n’arrive pas à passer la lanière dans la boucle. Je l’aide à insérer la barre dans le trou le plus proche. Le bracelet glisse légèrement sur son poignet fin, mais elle ne devrait pas la perdre. Elle lève le bras, main tendue vers le soleil et doigts écartés. Elle admire la montre de forme ronde, cerclée d’acier, aux aiguilles or et au mécanisme apparent. Elle incline sa main pour jouer avec les reflets qui brillent sur le cadran nacré, et met en évidence la marque Omega incrustée à l’intérieur.

— Je ne m’en séparerai plus jamais, dit-elle d’une voix douce.

Je l’admire. Il faudra que je lui ramène un cadeau d’Italie pour son anniversaire. Lisa baisse ses bras, tripote ma montre, puis me regarde, mains posées dans l’herbe.

— Raconte-moi ton histoire.

— Pardon ? réponds-je, décontenancé.

— S’il te plaît, une dernière fois.

Elle me demande une faveur avant de nous quitter, que je lui raconte ma vie. Je sais qu’elle va tout enregistrer dans sa mémoire, mais je le fais quand même, car ça l’aide à aller mieux visiblement. Elle n’est pas seule à avoir vu un meurtre, je la comprends et elle le sait.

***

Mercredi 12 avril, je suis prêt à quitter les États-Unis, pour quelques mois. Je descends dans le hall d’entrée, valise à la main. Giovanni m’attend. Je balaye la salle du regard. Paola est plantée devant la cuisine, visage enfoui dans son torchon. Je pose mon bagage aux pieds de Giovanni, je m’avance vers elle, la prends dans mes bras pour la consoler et la rassurer. Je retourne ensuite vers Giovanni, attrape ma valise. Je constate que personne n’est là. Ni mon frère, ni mes sœurs, ni mon père, ni ma mère… Non, je secoue la tête, ce ne sont plus ces termes que je dois employer, mais cousins et oncles. Je soupire, après toutes ces années, ils me rejettent aussi facilement ? J’en ai la boule au ventre. Je ne perds pas plus de temps, je sors.

Au moment de prendre place dans la voiture, je croise le regard de Marco, se tenant là, appuyé sur sa canne, entre les cyprès, entouré de Renato et Fabio. Daniela apparaît au milieu des rosiers, avec un sécateur dans la main droite. Je ne l’avais pas vue. Elle me fait un signe d’adieu avec la main. Je ne réponds pas, grimace. Ils pourraient au moins venir me dire au-revoir de vive voix ! Je me demande si je vais revenir finalement. Je grimpe dans la voiture, claque volontairement la portière. Je regarde leur silhouette diminuer dans le rétroviseur. Nous tournons sur Powell Street, direction la gare.

Nous restons silencieux, tout le long du chemin. Je me contente de regarder les nuages recouvrir le ciel, et assombrir les rues en pente. Giovanni me dépose devant l’entrée de la gare de San Francisco. Il sort pour prendre ma valise dans le coffre. Soudain, je suis pris d’une angoisse, mon pouls s’accélère, la sueur coule sur mes tempes. En fermant le coffre, Giovanni se fige. Mon inquiétude doit se lire sur mon visage.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Je fais peut-être une erreur…

— Quoi ? Mais, ce sont tes parents, ils seront contents de te voir, et…

— Je veux dire, sont-ils toujours en vie ?

— Oui, bien sûr.

— Comment peux-tu en être sûr ?

— Marco a prévenu son frère par courrier… lance Giovanni en se massant l’arrière de la tête.

Je fronce les sourcils.

— Quoi ?

— Bah, il n’a jamais totalement coupé les ponts avec Giuseppe…

— Comment tu le sais ? demandé-je, d’un regard sévère et sur un ton sec.

— Je le sais comme toi, depuis cette année ! C’est lui qui viendra te chercher à Rome…

— Quoi ?! m’écrié-je. Mais pourquoi personne ne m’a rien dit ?!

Les badauds se retournent vers nous. S’engueuler en italien a un effet extravagant. Je me prends la tête entre les mains.

— Mais comment vais-je le reconnaître ?

— Tu le sauras.

Il me tend la valise, que je récupère d’un geste vif, puis le fusille du regard. Giovanni souffle nerveusement.

— Tu vas me manquer… marmonne-t-il dans un sanglot.

— Tu délires ? Je vais revenir.

— T’es sûr ?

— Tu parles comme Lisa. Je te rappelle que la situation est tendue en Europe. Je ne tiens pas à rester en Italie.

— Tu risques de changer d’avis quand tu les verras.

— Ma fille vit ici. Je reviendrai, pour elle.

Giovanni esquisse un sourire, se frotte les yeux, me prend dans ses bras et me tapote le dos avec vigueur.

— Bon voyage, Jack.

— Merci. Prends soin de Linda et de Lisa pendant mon absence.

Il me libère, je prends ma valise, et direction le hall. Nous nous saluons avec de grands gestes de la main. Je traverse les allées jusqu’au quai. Des femmes se retournent sur mon passage, se recoiffent ou me lancent un sourire mielleux. J’ai de l’allure dans mon costume anthracite, taillé près du corps, chemise blanche, les deux boutons du haut détachés, mèche de cheveux tombant délicatement sur le côté droit de mon front, et chapeau légèrement posé de travers.

J’examine les bancs, tous bien remplis de voyageurs attendant de monter dans le train. Mon regard se pose sur une place vide à côté d’un homme blond, moustachu, d’une cinquantaine d’années. Je file m’asseoir. Le gars me regarde de biais, d’un air de dégoût, puis se lève. C’est quoi cette réaction ? J’ai mis du parfum senteur citronnée. Cet homme préfère visiblement rester debout, plutôt que de se trouver assis à côté de moi. Soudain, une petite fille aux cheveux châtains clair, court pour s’assoir à côté de moi.

— Maman ! Viens ! Y a de la place sur ce banc là !

— Non ! chuchote la mère, gênée. Ne t’assieds pas là !

— Mais pourquoi ?

Je scrute la mère et lui souris amicalement.

— Je ne vais pas la manger vous savez, sourié-je.

Son visage devient rouge. La petite fille s’assied, agite gaiement les pieds. La mère s’approche, attrape la main de sa fille et la tire de force.

— Lève-toi, allons ailleurs.

— Mais pourquoi ?

— Ne t’assieds pas là, murmure la mère. Cet homme est un italien.

Je soupire, la fixe de mes yeux noirs. Je vous entends, Madame !

— Ah, c’est un criminel, un sale voleur ? s’écrie la petite fille.

— Chut ! Tais-toi et viens !

— Mais tu dis ça tout le temps ! Que c’est une sale race !

La mère est rouge écarlate. Les personnes présentes se tournent vers nous. Ils commencent à chuchoter dans leur coin. Agacé, je me lève, me tiens droit devant la mère.

— Qu’apprenez-vous à votre fille ?

— Je… Ne me jugez pas ! Tout le monde le pense !

Je me tourne vers les personnes derrière moi. Tous détournent le regard. Je serre les poings, m’éclipse dans le couloir. Je n’ai pas envie de perdre mon temps avec ces imbéciles.

En attendant dans le hall, une jeune femme aux cheveux blonds comme les blés et aux yeux azur passe devant moi. Elle discute avec un homme dans une langue que je ne connais pas, puis j’entends le mot « Astrid ». Mes yeux s’agrandissent, mon coeur tambourine. Sans réfléchir, mon corps agit tout seul, j’attrape son bras. Elle pousse un cri court et bref. Elle se tourne vers moi, se fige, et me dévisage. Son ami me repousse violemment contre le mur en pierres blanches. Il me crie dessus en je ne sais quelle langue. La femme se place entre nous pour le stopper. Elle se tourne vers moi, plisse les yeux, penche la tête sur le côté.

— Jack ?

— Oui, c’est moi.

Elle ouvre en grand ses yeux et sa bouche.

— Je suis trop contente de te voir ! déclare-t-elle en me sautant au cou.

Son ami l’attrape par les épaules pour l’éloigner de moi. Elle lui explique un truc en me montrant du doigt. Ils parlent donc en suédois.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? demande-t-elle, en replaçant une longue mèche de cheveux derrière son oreille.

L’appel d’une hôtesse dans un haut parleur me coupe dans ma réponse. Elle annonce l'arrivée d'un train.

« Le train numéro 324 à destination de New-York va entrer en gare ».

— C’est mon train.

— Moi aussi je pars à New-York. Mais ce n’est pas le même, c’est dommage…

— En fait, je pars en Italie.

— Wahou, super. Tu vas où exactement ?

— À Sperlonga, un petit village entre Rome et Naples, précisé-je en haussant les épaules.

— T’as de la chance, j’aimerais bien partir en Suède un jour, dans la ville natale de ma mère, à Uppsala, une ville à deux heures de route de la capitale, Stockholm.

L’appel de l’hôtesse résonne une nouvelle fois dans les couloirs.

— Faut que j’y aille.

— Bon voyage. Ça m’a fait plaisir de te revoir.

— Moi aussi, réponds-je avec un sourire sincère.

Son ami me fusille du regard. Il attrape Astrid par la taille. Qu’est-ce que je m’imaginais, c’est du passé. Je soupire, file vers le quai. J’ai un train à prendre pour New-York, puis un bateau direction Rome.

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