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San Francisco, 2012

Bryton et moi, nous nous rendons sur Octavia Street en début de soirée, dans un centre de psychologie. Le cabinet du Docteur Moore se situe au premier étage d’une maison victorienne au bardage gris et aux contours de fenêtres blancs. Il se situe à côté de la Stuart Hall High School et d’un temple bouddhiste. Nous prenons place dans la salle d’attente au parquet en chevrons grinçants et aux murs beiges recouverts de toiles abstraites du peintre Zao Wou-Ki. De la musique classique passe en fond sonore, du Mozart et du Vivaldi. Ma jambe droite tremble. Je suis nerveuse, j'inspire et expire, exploite mes connaissances acquises au cours des séances de Yoga. À 19h50, une jeune femme d’une trentaine d’années, élégante dans son tailleur bleu marine près du corps et son chemisier en satin rose dragée, au visage fin, aux cheveux châtains coupés au carré et yeux bleus, nous appelle.

Elle nous guide vers son cabinet, une pièce aux murs gris clair, au carrelage blanc effet marbre et à la décoration épurée. Des vases de pampas séchées ornent les coins de la pièce. Une table d’examen est placée contre le mur gauche et un fauteuil en tissu beige avec des coussins violets occupe le centre de la pièce. Des magazines sont disposés sur une table basse en bois de hêtre recouverte au centre d’un napperon mauve. Nous prenons place en face d’elle, derrière son bureau. Elle reste debout, se présente « Docteur Tess Moore », puis Bryton montre sa carte. Nous nous serrons la main, et nous asseyons sur les fauteuils en bois avec coussin moelleux mauve. Elle se penche vers son caisson, sort un dossier épais du tiroir, qu’elle pose sur son bureau. Elle s’installe dans son fauteuil en cuir noir, avec son index et son majeur pousse le dossier vers nous, et joins ensuite ses mains en triangle.

— J’ai préparé le dossier médical de Lisa Comella.

— Je vous en remercie, répond Bryton.

J’effleure de la main cette chemise en carton grise, cornée, décolorée au centre et déchirée dans les coins. Sur l’étiquette jaunie par le temps est inscrit le nom de ma mère.

— J’y ai jeté un œil, lance Tess.

— Et, qu’en avez-vous pensé ? demandé-je.

— Votre mère était une petite fille très perturbée, mais aussi très intelligente.

— Ce qu’elle dit et écrit, pensez-vous que ce soit vrai ?

— Elle n’a jamais parlé. Pas devant ma consœur Erin Sullivan en tout cas. C’est ce qui est indiqué dans la conclusion. Elle a vécu des moments traumatisants au cours de son enfance, à deux reprises.

— Pardon ? Deux vous dites ?

— Consultez ce dossier et voyez par vous-même. Je suis certaine d’une chose, elle adorait son père.

Je baisse la tête vers le dossier et l’ouvre.

— Je vous laisse tranquille, pour découvrir ces notes, lance Tess en se levant.

Je la suis du regard dans son tailleur impeccable, perchée sur ses talons aiguilles vertigineux. J’ai l’air d’une pouilleuse avec mon jean skinny denim, mon t-shirt moulant noir, ma veste marron glacé, et mes DrMartens. Qui penserait que je suis juge en me voyant ainsi ? Je secoue la tête, puis croise les bras, me penche sur le dossier. Bryton passe l’index sur les numéros de jour des notes écrites par la psychologue.

Jour 1 – Lisa a commencé à remplir son journal, enfin.

Jour 2 – Ma jeune patiente n’a pas compris l’exercice, elle raconte la vie de son père et non la sienne.

Nous survolons les annotations.

Jour 14 – Lisa rejette toujours l’exercice demandé. Elle refuse de parler d’elle, de son histoire, de ses sentiments et de ses émotions. Elle décrit la vie d’une autre personne : son père, Jack. Histoires vraies ou fausses ?

Jour 20 – Aucune évolution majeure. Je continue de découvrir l’histoire de son père, un enfant d’immigrés italiens criminels. Réalité ou imagination débordante ?

Jour 32 – Son père, Jack Calpoccini, n’est pas n’importe qui. C’est un membre d’une organisation criminelle, un fils de parrain.

Jour 40 – Lisa ne veut toujours pas parler. Aucun mot. Elle continue de raconter les péripéties de son père.

Jour 55 – On dirait bien que Lisa me fait une faveur. Elle écrit sur elle.

Jour 56 – Lisa me transmet une lettre.

Bryton tourne la page, nous découvrons sa lettre. Nous nous penchons en avant, comme si nous étions sur le point de découvrir le trésor du Capitaine Kidd.

Le 2 avril 1938, j’ai vu ces policiers embarquer mon père, sur Mott Street. Ils l’ont menotté dans le dos. J’ai serré le rideau vert pomme dans ma main, mâchoire crispée et sourcils froncés. Dès qu’ils sont partis dans leur voiture, j’ai tiré d’un coup sec et la tringle s’est arrachée du mur. Le bruit a alerté ma mère. Elle a accouru vers moi et a observé le tissu au sol. Giovanni est arrivé aussi, il a mis les mains sur les hanches et a contemplé les deux trous causés. J’étais certaine qu’ils soupçonnaient mon père du meurtre de Robert Tucker. Alors j’ai pris la main de ma mère et je l’ai tirée de force à l’extérieur. Elle ne voulait pas me suivre, mais j’ai insisté en tapant du pied et en serrant les poings. Je devais aider papa ! J’ai gonflé mes joues et bloqué ma respiration jusqu’à devenir rouge violette. Ma mère a paniqué et a accepté de me suivre. J’ai respiré, elle était rassurée.

Je l’ai tirée par la main jusqu’au poste de police de Little Italy, mais en entrant, je n’ai reconnu personne. J’ai regardé les policiers, les gens en salle d’attente, les gars avec des menottes, puis j’ai couru dans les couloirs à la recherche de mon père, malgré les protestations de ma mère. Mais je ne l’ai pas trouvé. Je n’étais pas au bon endroit. Un policier m’a attrapé par le col de ma robe et m’a ramenée de force à l’accueil. La secrétaire a voulu prendre notre déposition, savoir ce que je faisais ici. Ma mère a commencé à raconter que j’avais vu un meurtre sur Amsterdam Avenue et que je cherchais mon père. J’ai tiré sur son manteau et secoué la tête de gauche à droite. Il ne faut pas qu’elle sache mon nom ! Sinon la famille de Robert serait bien capable de retrouver mon père.

J’ai réfléchi à toute vitesse, puis mon regard s’est posé sur la page du journal retourné, posé sur le comptoir. J’ai vu l’affiche du film « Bringing Up Baby » de Howard Hawks. J’ai tiré plus fort sur le manteau de ma mère, elle m’a fixé et a hoché la tête. Pendant que la secrétaire avait le dos tourné, j’ai pointé du doigt le prénom de l’actrice « Katharine Hepburn » et le nom de famille de l’acteur « Cary Grant ». Ma mère a acquiescé et a indiqué le nom « Katharine Grant » à la femme du poste de police.

Bryton et moi relevons ensemble la tête, nous nous regardons, yeux écarquillés. La voilà, cette gamine qui a tout vu. C’était ma mère ! Lisa et Katharine ne font qu’une seule et même personne.

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