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Sperlonga, 1939

Giuseppe s’engage sur la via Pontina, rate une intersection et se retrouve à Terracina. Il devait tourner à un moment donné pour aller sur la via Migliara. Je le regarde pester, ça me fait rire. Cet incident permet de détendre l’atmosphère. Il commence à parler. Il décrit les paysages, j’écoute à moitié en regardant les arbres défiler aux bords de la route et les maisons aux toits en tuile rouge.

Au bout de deux heures et demi de route, nous arrivons sur via Cristoforo Colombo, l’avenue principale de Sperlonga. Je me redresse pour admirer la mer. Je ne savais pas que ce village était perché sur un promontoire rocheux surplombant la Méditerranée. Une grande plage bordée par des eaux cristallines. Giuseppe s’engouffre dans un dédale de rues qui serpentent entre les maisons blanchies à la chaux. Il m’explique que Sperlonga est une charmante et sympathique ville située dans la partie méridionale du Latium. Il me montre du doigt la piazza Fontana, les vieux ports, Porta Portella et Porta Marina, ainsi que les tours de guet Torre Truglia construite en 1532, Torre Maggiore ou tour centrale implantée au XVIe siècle, et Torre del Nibbio donnant sur la place centrale de la ville, de même que le château médiéval. Il m’indique en contrebas, L'Antro di Tiberio, la grotte secrète de Tibère.

C’est bien gentil son cours d’histoire, mais j’attends autre chose, qu’il parle de lui, de son passé, de ce qui s’est produit en 1912…

Il s’engage ensuite sur Via Torre di Nibbio, une rue pavée, sur les hauteurs, puis se gare devant une maison avec porte en bois massif et volets marrons à la façade blanche. La porte d'entrée donne sur une belle intersection de ruelles et d'espaces ouverts encadrés par de magnifiques bougainvillées, une plante grimpante aux vives couleurs. À quelques pas de là se trouve la principale piazzetta de Sperlonga, une zone de vie nocturne et de tranquillité diurne pour prendre un café dans l'un des bars caractéristiques du village. L'emplacement idéal pour une promenade, donnant un aperçu de la mer ou pour rejoindre la plage et le port à travers un labyrinthe de ruelles entre lumière et ombre.

Je lève les yeux au ciel. Je connais tout de Sperlonga ! Mais rien de lui. Il est clair que je suis complètement dépaysé, dans ces dédales de rue, ne ressemblant en rien aux rues de San Francisco et de New-York. J’espère que ma mère sera plus loquace sur mon passé. Nous descendons, je remarque l’inscription « Famiglia Calpoccini » sur la porte et souris.

Giuseppe toque deux fois, la porte s’ouvre en grand. Une femme magnifique aux formes voluptueuses, aux cheveux ébène et argent, me dévisage. Elle plaque une main devant sa bouche, ses yeux noirs brillent de mille feux.

— Enzo… murmure-t-elle.

Je lui souris, je la vois tomber en arrière, raide comme un arbre. Giuseppe me pousse sur le côté et rattrape sa femme in extremis. Il attrape un éventail sur la table et l’agite frénétiquement devant son visage. Le vent soulève ses mèches. Effet de surprise assuré.

— Monica, mon amour, ma chérie, ça va ?

— Ouuui, ouiii…

J’entre, ferme la porte. Je m’accroupis à côté d’eux.

— Elle n’était pas au courant que je venais ?

— Si bien sûr, mais te voir en vrai, ça lui fait un choc.

— Déçue ?

— Ah ah, non, ricane Giuseppe. Heureuse, car son rêve est devenu réalité.

Je l'aide à la remettre debout et à l’installer sur la chaise en osier de la cuisine. Il file lui servir un verre d’eau. Elle tremble et renverse quelques gouttes à côté. Je reste debout, bras ballants.

— Assieds-toi ! lance Giuseppe en me montrant une chaise de l’autre côté de la table rectangulaire.

Je m’exécute comme un pantin, et me contente d’observer mes parents. Monica tourne la tête vers moi, esquisse un sourire, et se met à pleurer. Giuseppe prend un mouchoir en tissu brodé dans la commode située derrière lui. Il lui tend, elle se mouche. Je me passe une main dans les cheveux, pose ensuite mes mains sur la table.

— Je prendrais bien un café, demandé-je spontanément.

Mes parents me regardent avec des yeux ronds. Monica se remet à pleurer, Giuseppe tapote le dos de sa femme. Okaaay, j’aurais pas dû dire ça, car pour les Italiens, le café, c'est sacré et quand une personne demande à boire un café en plein milieu d'une conversation, c'est considéré comme mettre un terme à la discussion. Paola répétait souvent : Come ti piace il caffè ? In silenzio ! Mes parents ne réagissaient pas, alors je me suis dit que le dialogue était terminé. Je croise les bras sur la table, contemple les poutres apparentes, les meubles en chêne de la cuisine, les piments accrochés entre eux au bord de la hotte, les oignons qui pendouillent et les bocaux en verre de spaghetti, de penne, de tortellini, de cannelloni, de farfale et autres formes.

— ENZO ! hurle Giuseppe.

Je sursaute.

— Quoi ?

— Ça fait dix fois que je t’appelle !

— Ah, pardon. J’suis un peu fatigué... avec ce long voyage.

Giuseppe soupire, se lève. Il me conduit à ma chambre. Il laisse Monica prendre le temps de se remettre. Il attrape mon bras. Nous montons à l’étage par un escalier en colimaçon en bois qui grince à chaque pas, nous avançons dans un étroit couloir avec un haut plafond en berceau entièrement décoré de fresques. Il ouvre une porte sur la gauche, nous entrons dans une pièce aux murs en pierre blanche avec quelques tableaux d'arlequins et de nuages bleus accrochés. Une grande fenêtre donne vue sur la mer. Une commode et un lit en bois occupent la chambre. Sur le meuble, je remarque un pantin en bois, bien plus détaillé que celui que j’avais. Il a des mains et des pieds celui là. Je le prends dans la main, le retourne et constate la gravure des lettres E.C. Je l’agite devant Giuseppe.

— Ce sont des initiales, n’est-ce pas ? E et C pour Enzo Calpoccini ?

— Oui, c’est exact. Je t’avais fabriqué un Pinocchio à ta naissance et gravé tes initiales.

— C’est toi qui l’a fait ?

— Oui, avoue-t-il en se frottant l’arrière de la tête.

— Je suis impressionné. Bravo.

— Oh tu sais, c’est un peu mon métier. Je suis menuisier charpentier.

Je le regarde en souriant, repose le pantin à sa place.

— Tu as fait celui-ci en revenant à Sperlonga ?

— Oui… soupire Giuseppe, en souvenir.

Je me passe une main dans les cheveux, et fourre mes mains dans les poches.

— Tu sais, ce jouet en bois était la seule distraction que j’avais… Ça et une peluche en forme de lapin.

— Sérieusement ? demande-t-il en s’adossant au mur, en croisant les bras. Un lapin bleu et blanc ?

— Oui. Je constate que cette sal… je veux dire, Daniela, ne m’a jamais rien offert en fait, répliqué-je, contrarié.

Giuseppe s’approche de moi et pose sa main sur mon épaule.

— Ta mère avait cousu tes initiales dans son oreille. Tu t’en souviens ?

— Non. Marco l’a brûlé à mes huit ans.

Giuseppe retire délicatement sa main. Une brise fraiche vient s’engouffrer dans la chambre, par les interstices de l’encadrure de la fenêtre. Je frissonne.

— J’avais un livre aussi.

— Les aventures de Pinocchio, n’est-ce pas ?

— Oui. Je n’ai jamais su la signification de ces lettres. Désolé.

— Ce n’est pas de ta faute, Enzo.

Je baisse la tête sur le jouet avec un léger sourire.

— Allez viens, ta mère doit nous attendre.

Nous redescendons à la cuisine. Monica se lève en nous entendant arriver, elle s’avance vers moi, alors que je suis encore sur la dernière marche de l’escalier. Elle me prend dans ses bras. Je l’enlace, ses cheveux sentent la fleur d’orangé acidulée. Les larmes me montent aux yeux, je la serre contre moi et enfouit mon visage dans sa chevelure. Je la sens frissonner. Elle recule, prend mon visage entre ses mains, me regarde avec des yeux brillants.

— Mon fils… Je suis si heureuse que tu sois là, sanglote-t-elle.

Elle glisse une main sur mon front pour dégager mes mèches de cheveux. Elle passe des doigts tremblants sur ma cicatrice. Sa main est douce et chaude. Puis elle arrête sa course sur ma joue.

— Que t’est-il arrivé ? interroge-t-elle, de la pitié dans la voix.

Je lui prends la main, l’emmène vers le salon. Nous nous asseyons sur le canapé. Elle prend place à côté de moi, ne me lâche pas les mains. Giuseppe s'installe sur son fauteuil en face de nous. Je la contemple, Monica est vraiment magnifique.

— Tu es tellement beau mon chéri, lance-t-elle en me dévisageant.

Je souris machinalement en me passant une main dans les cheveux.

— Qui a osé te faire ça ?

Je soupire, reprends mon sérieux, leur raconte ma vie, comme je l’ai fait avec Lisa.

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