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Sperlonga, 1939

Mes parents m’observent avec des yeux apeurés, comme si j’étais un être venu d’une autre planète. À la fin de mon monologue, ils gardent le silence. Je tapote des mains et hausse les épaules pour les inviter à parler. Ils ne réagissent pas. Je me lève et monte à l’étage pour fouiller dans ma valise. Je redescends avec la lettre de Daniela et la photo de 1910. Giuseppe tient sa femme par les épaules. Ils se blottissent l’un contre l’autre et lisent ensemble ce bout de papier.

En attendant, je me dirige vers le salon pour prendre une tasse à café. Je fouille les placards du bas et en me relevant, mon regard s’arrête sur une photo posée sur le buffet. Mon sang ne fait qu’un tour. Je suis parcouru d’un frisson, me fige, mains crispées sur les poignées de porte du meuble. Je connais cet homme… Merde. Je m’en souviens même très bien. Mon pouls s’accélère. Je déglutis avec difficulté. Pourquoi sa photo est-elle ici ? Dans cette pièce ? Dans cette maison ? Je referme le placard, attrape la tasse et retourne dans la cuisine. Giuseppe lève la tête vers moi.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? T’es livide tout d’un coup.

Je m’assieds lourdement à table, pose la tasse, puis me prends la tête entre les mains. Monica pose une main sur mon épaule.

— Enzo, tu ne te sens pas bien ?

— C’est qui le type sur la photo ? articulé-je, gorge nouée.

— Quoi ? De qui tu parles ?

Je me contente de pointer du doigt le buffet dans le salon. Je me redresse, croise les bras et me mordille la lèvre inférieure. Une seule photo est posée sur le meuble. Ils ne peuvent pas se tromper.

— Quoi ? Matteo ?

Je secoue la tête de haut en bas, comme un gamin.

— C’est mon frère, répond Monica. Pourquoi ?

Je me lève d’un bond, sors de la maison d’un pas rapide, en claquant la porte. J’entends la porte s’ouvrir derrière moi.

— Enzo ! Attends ! Qu’est-ce qui te prend ? crie Giuseppe.

Je ne réponds pas et me mets à courir, d’une traite, jusqu’à la plage. Les pieds dans le sable, j'observe le coucher du soleil, songeur. Les halos orangés et rosés se reflètent sur les eaux cristallines. Je me prends la tête entre les mains, puis donne des coups de pied dans les vagues qui s’échouent sur le sable. Des promeneurs s’éloignent de moi.

— MERDA ! hurlé-je, en me penchant vers la mer.

Je tombe à genoux, donne des coups de poings dans le sable, m’assieds, coudes posés sur mes genoux, pieds à moitié dans l’écume. Je m’agrippe les cheveux. Bordel de merde. L’inconnu que j’ai tué à mes huit ans, c’est mon oncle ! J’ai tué Matteo, le frère de ma mère… Qu’est-ce que je vais leur dire ? Je sens une main dans mon dos. Je me retourne brusquement.

— Hey, c’est moi, me rassure Giuseppe, à moitié essoufflé.

Il s’assied à côté de moi.

— Qu’est-ce que t’as à gueuler comme ça ?

— Je…

— Tiens, je t’ai ramené une veste, dit-il en me la posant sur les épaules.

Elle sent l’odeur de bois coupé, cette veste en tweed marron glacé. Je contemple l’horizon, le vent soulève mes cheveux, et je lâche le morceau.

— Je viens de découvrir que le premier homme que j’ai tué… c’est Matteo…

Giuseppe retire sa main.

— Quoi ? Qu’est-ce…que tu racontes ? balbutie-t-il.

— Je n’ai jamais oublié son visage tuméfié, son regard terrorisé et son sourire qui tentait de me rassurer… dis-je en me prenant la tête entre les mains. Que faisait-il chez nous ? sangloté-je.

— Enzo…

— Qu’est-ce qu’il foutait là ?! hurlé-je en me tournant vers mon père.

— Il… il était venu te chercher, bredouille-t-il. Il avait décidé de prendre le bateau et de traverser l'Atlantique pour… toi. C’était l’été 1920. Monica était inconsolable. Elle n’a jamais cessé de douter et était persuadée que tu… existais. Son frère l’a soutenue. Il s’est mis en tête de ramener son neveu auprès de sa mère… Nous ne pouvions plus revenir aux États-Unis, les droits de passage étaient devenus restrictifs. Nous n’avons pas obtenu l’autorisation de partir une seconde fois. Alors, Matteo l’a fait… pour nous…

— Je l’ai tué, avoué-je, des sanglots dans la voix.

— Non, c’est Marco qui l’a tué.

— J’ai appuyé sur la détente.

— Tu ne l’as pas fait seul ! C’est toi-même qui nous l’a dit !

— Je ne sais plus…

Giuseppe se passe une main sur le visage, tente de cacher ses yeux humides. Je baisse la tête. Il me prend dans ses bras et me berce. Je me laisse faire, bras ballants.

— Marco… balbutie-t-il. C’est Marco le coupable… Il a toujours été… violent, imbu de lui-même… Tu n’étais qu’un gamin… Comment peut-on faire ça à un gosse ? C’est ignoble…

Je me libère de son étreinte, me frotte les yeux, et le regarde bien en face.

— Mais qu’est-ce que je vais dire à Monica ?

— Rien. C’est Marco qui a tué Matteo. Et personne d’autre.

Je baisse la tête, il pose sa main sur mon épaule.

— Matteo connaissait mon frère. Il savait qu’il encourait un danger. Mais, tu sais quoi ? Il n’avait rien à perdre, car ses jours étaient comptés.

— Comment ça ?

— Ton oncle avait un cancer…

Je ne réponds pas, me contente d’observer le soleil disparaître, laissant la nuit prendre le dessus sur la lumière. Je soupire, le bruit des vagues nous berce, le cliquetis des gouttes projetées sur le sable apaise nos sens. Giuseppe se lève, me tend la main. Nous partons, en silence vers la maison.

***

Les jours passent, j’apprends à connaître mes parents. Nous sommes le 10 mai 1939. En ce jour ensoleillé et chaud, Monica et moi, nous nous promenons dans les rues de Sperlonga bras dessus, bras dessous. Nous croisons des habitants. Une femme rondelette, petite, avec un rouge à lèvres rouge flamboyant, cheveux bouclés noirs et gris sur les racines, du même âge que Monica, vient à notre rencontre.

— Oh Monica ! Tu es resplendissante dis moi !

— Bonjour, Orietta.

Orietta se penche vers Monica, cache sa bouche avec une main.

— Qui est ce beau jeune homme ? chuchote Orietta.

— C’est mon fils !

— Quoi ?

Je les regarde, amusé. Elles ne sont pas discrètes toutes les deux.

— Oui, nous l’avons enfin retrouvé !

— C’est vrai qu’il te ressemble, admet Orietta. Je suis si contente pour toi ! Ta mère s’est accrochée toute sa vie à cet espoir de retrouver son petit garçon tant désiré, me dit-elle.

— Laisse-le tranquille voyons. Tu vois, je n’ai jamais été folle.

— Ce n’est pas à moi qu’il faut le dire ! se vexe Orietta.

— Je vais organiser une fête au village ce samedi en l’honneur de ces retrouvailles. Tu viendras ?

— Oui, avec plaisir ! Je vous laisse entre mère et fils. À bientôt !

— À bientôt Orietta !

Orietta part en direction du marché. Je lève un sourcil, une fête ? Je n’ai pas envie de ça. Nous continuons notre promenade.

— Tu vas vraiment faire une fête ? dis-je, inquiet.

— Oui, pour que les mauvaises langues se taisent et admettent enfin que j’avais toute ma tête ! Que pendant toutes ces années, mon fils était bel et bien vivant et que j’ai souffert de son absence.

Je ne réponds pas, penaud.

***

Le jour de la fête, un véritable festin est déployé sur la piazza Europa, une place carrée située le long de Corso San Leone. On y trouve principalement l’hôtel de ville et des restaurants. Les habitants profitent du buffet commandé par Monica à la pizzeria du coin et dansent autour des musiciens. Des lampions réalisés par les enfants sont suspendus aux balcons des maisons au revêtement blanc, avec des terrasses à la place des toits. De la piazza Europa, une magnifique vue sur la mer se dévoile. J’admire ma mère entourée des hommes du village, la contemple. Rien à voir avec Daniela… Monica plait, c’est certain. Mon père la surveille de près, se méfie des regards insistants de certains hommes.

Un ami nous interpelle tous les trois pour nous photographier, sur la place devant cette vue sur la mer. Comme une famille unie depuis le début, nous sourions à l’objectif. Je me place entre mes parents, les mains dans les poches, Monica m’agrippe le bras, et Giuseppe, pose une main sur mon épaule, l’autre sur sa hanche.

Puis nous rejoignons les invités. Tout d’un coup, la musique s’arrête. Des hommes viennent gâcher la fête. Je les fixe du regard, puis décide de m’avancer. Monica m’agrippe le bras.

— Enzo, ne bouge pas ! Pas de bêtises, je t’en prie, murmure-t-elle. Ne fais rien, ils vont partir d’eux-mêmes.

Le groupe de quatre hommes prend un malin plaisir à renverser des plateaux de nourriture sur le sol et à examiner les habitants.

— En quel honneur cette joyeuse fête ? s’exclame l’un des gars.

Giuseppe répond avant que les habitants ne fassent la bêtise de me mentionner.

— Pour mon anniversaire ! ment-il.

Tous se taisent. L’homme s’approche de Giuseppe, qui adopte la même posture que Marco. Il se tient bien droit, gonfle la poitrine, une main sur la hanche, toise ses adversaires.

— Vous n’avez rien à faire ici ! gronde Giuseppe. Laissez les habitants tranquilles !

— Oh si, on va se servir.

Les hommes emportent des plats et des gâteaux. Le premier arrache des mains la part de pizza de Giuseppe, puis m’aperçois. Nous nous fixons quelques secondes, puis il secoue la tête. Ensuite, il agrippe l’arrière du cou de Giuseppe pour lui susurrer des menaces. Giuseppe ne laisse paraître aucune peur. L’homme se sert dans son portefeuille. Giuseppe ne bronche pas.

— Bien, t’es docile. Nous repartons ! Remerciez votre aimable voisin pour son sang-froid et son présent envers nous.

Face à ce comportement, je serre les poings, avance d’un pas, mais je suis retenu par Monica. Mais laisse-moi lui régler son compte !

— Ne fais pas de vagues Enzo ! lance Monica d’un ton ferme. Nous n’avons pas d’ennuis avec eux, alors je t’en prie, pas de réactions intempestives. Tu n’es plus sous le joug de Marco ici.

— Ça ne te gêne pas qu’ils traitent Giuseppe de cette façon ?

— Laisse tomber Enzo, vraiment !

Les hommes jettent un dernier coup d’œil aux habitants, puis partent. Les musiciens reprennent leur spectacle. Giuseppe se prend la tête, donne des coups de pied dans les tables et les chaises. Monica me lâche pour rejoindre son mari.

— C’est pas vrai, il nous fait encore sa crise au beau milieu du village ! s’écrie-t-elle, en balançant ses bras dans tous les sens.

Ça me fait rire. Marco avait raison, je suis comme Giuseppe. Ma mère remarque ma réaction.

— Pourquoi ris-tu ? dit-elle en me tapant l’épaule, celle qui a été blessée par balle.

— Aïe , pour rien. Enfin… si, il réagit comme moi.

— Non ? Toi aussi tu piques de pareilles crises ?

— Oui, dis-je en me passant une main dans les cheveux.

Monica lève les yeux au ciel, et les mains en l’air.

— Ah non c’est pas vrai, pourquoi il a hérité du caractère de son père ? se plaint Monica.

— Qui sont ces types ?

— Des affranchis de la Camorra. Ils sont bien loin de chez eux…

— Comment sais-tu ça ?

Monica soupire, puis s’assied sur un banc. Elle me fait signe de prendre place à côté d’elle.

— La famille Calpoccini appartient à la région de Naples. De Villa Literno, autrefois appelée Vico di Pantano, une commune dans la province de Caserte de la région Campanie. La Camorra tire son nom de cette région. Marco s’est fait enrôler très jeune par cet organisme. Il a tiré son savoir de la Camorra. Il pillait et frappait les pauvres habitants dès ses dix ans pour les racketter. Ils vivaient dans une misère sans nom. Marco a trouvé ce moyen pour se faire de l’argent.

Monica marque une pause, place ses mains entre ses genoux, redresse le buste, et reprend la conversation.

— Lors du départ massif des Italiens vers les États-Unis, Marco a décidé de partir lui aussi, en nous emmenant, Daniela, Giuseppe et moi. Il voulait aussi sortir de la misère ses parents, mais ils refusaient de partir, par peur du changement, peur de se perdre dans un pays qu’ils ne connaissaient pas, malgré les appels du Président Américain offrant du travail aux Italiens. Son père Roberto n’y croyait pas, il préférait mourir ici, dans son pays. Marco a exécuté son souhait, en tuant son propre père. Mon beau-frère a rencontré Daniela à ses seize ans. Giuseppe et moi, à quinze ans. Nous formions un groupe de quatre délinquants. J’usais de mon charme pour approcher les hommes, afin de voler leur portefeuille. Giuseppe protégeait et aidait son frère. Il tabassait les autres adolescents, mais moins violemment que Marco. Giuseppe, plus réservé, retenait ses coups. Alors il libérait sa colère par ses crises, en cassant des vitrines, tapant dans des objets qu’il croisait sur son chemin.

Monica regarde au loin, pensive, reprend son souffle et poursuit.

— Partir aux États-Unis a été une opportunité pour nous de changer de vie. C’était sans compter avec Marco, qui a développé ses activités criminelles là-bas. Il ne connaissait que ça après tout. Il a su profiter de la faiblesse des gens pour accroître son pouvoir. Certes notre vie était plus agréable, nous avions une grande maison, des vêtements neufs, de quoi nous nourrir amplement, nous ne manquions de rien. Mais tout ça acquis malhonnêtement. Nous vivions continuellement dans la peur des représailles des autres gangs. Marco est resté le plus fort tout en sachant se contrôler pour ne pas empiéter sur les activités de familles plus puissantes. Nous avons vécu ainsi, soudés, tous les quatre. Puis Daniela s’est éloignée pour s’occuper de ses enfants, pendant que moi… j’attendais désespérément de tomber enceinte…

Monica frissonne en se souvenant de cet épisode. Je lui caresse le dos pour la réconforter.

— Je t’ai touché et même porté dans mes bras. J’aurais dû fuir avec toi, courir loin en t’emmenant avec moi, si j’en avais eu le courage…

— Marco ne t’aurait pas laissée faire. Tu ne dois pas t’en vouloir.

Monica essuie une larme au bord de sa paupière, change de sujet.

— Vous n’avez pas eu peur en revenant en Italie ? Je veux dire, que la Camorra s’en prenne à vous ?

— Ce n’est pas pour rien que nous nous sommes installés à Sperlonga.

— Un village isolé…

— Oui… soupire-t-elle. La Camorra s’est développée en ayant recours au crime organisé pour faire fructifier ses affaires. Cet organisme exerçait une véritable prédation sur la ville. La vie à Naples n’était plus supportable, nous devions nous débrouiller par nous-mêmes. Partir en 1907 a été une véritable bouffée d’oxygène. Jusqu’à notre arrivée à Ellis Island. Quelle déception… Se retrouver manipulés par les padroni, cela en était hors de question. Marco nous a emmené dans le groupe d’immigrés envoyés vers l’Ouest, avec l’esprit de la Camorra en lui. Au cours des années, cette organisation s’est retrouvée en déclin, en outre à cause de différents facteurs comme le procès Cuocolo de 1911, l’émigration massive vers les États-Unis, l'impact d'une loi spéciale pour l'industrialisation de 1904, l'amélioration des conditions socio-économiques urbaines, le droit de vote ouvert aux analphabètes en 1912. Bref, l'influence de la Camorra s’est amoindrie tant auprès des couches populaires que des couches supérieures. Cela a provoqué une marginalisation du phénomène camorriste, accentuée, à partir de 1922 par la politique répressive du nouveau pouvoir fasciste de Benito Mussolini. En revenant en Italie, nous avons été relativement épargnés. Le mode de fonctionnement a changé, nous permettant de retrouver une vie meilleure.

— Il y a quand même des gars qui foutent la merde.

— Enzo, parle correctement, s’il te plaît. Pas comme un voyou.

— J’en suis un, dis-je en souriant, coudes posés sur les genoux.

Monica se lève, elle me tire par le bras pour danser sur la place. Orietta et son mari valsent eux aussi. Au bout de deux, trois pas de danse laborieux, Monica s’arrête.

— Tu danses n’importe comment ! s’écrie-t-elle.

— Oui, je sais, on me l’a déjà dit. Tu te doutes bien que ce n’est pas Marco qui allait m’apprendre la danse.

Orietta se penche vers Monica, tout en tenant les mains de son mari.

— Tu n’as pas tout raté visiblement, tu vas avoir du travail à faire, taquine Orietta.

— Oui, mon beau-frère m’a laissé le privilège d’apprendre à danser à mon fils !

— C’est gênant… soupiré-je.

Monica et Orietta éclatent de rire de bon cœur. J’aperçois Giuseppe nous observer sous la nuit étoilée, éclairée par les lampions et les lumières des habitations. Le photographe vient offrir la photo de nous trois, à Monica. Elle est aux anges, elle montre fièrement le cliché aux invités présents. Giuseppe admire sa femme avec tendresse. À soixante ans, dans sa robe moulante dos nu, couleur bleu nuit, et ses escarpins noirs, Monica attire l’attention, par sa beauté, son élégance et son sourire. Vers minuit, les festivités prennent fin.

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