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12 juin 1939, ça fait tout juste deux mois que je suis à Sperlonga. J’ai l’impression d’avoir connu mes parents toute ma vie. Nous passons de bons moments ensemble. Je regarde Lisa assise en tailleur sur mon lit, jouer avec le Pinocchio. Et si nous restions tous ici ? Je n’ai plus de raison de rentrer aux États-Unis. Je fais part de ma décision à Giovanni, en aparté, dans le couloir.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Linda attend sa fille !

— Et si elle veut rester là ?

— Jack, tu peux pas lui faire ça !

— J’ai juste à lui demander.

À cet instant, la porte s’ouvre dans un lent et long grincement. Lisa s’approche de nous, journal à la main. Elle baisse la tête et me le tend. C’est La Stampa, le quotidien italien. Je fronce les sourcils en lisant la date « 23 Maggio 1939 », et lis le gros titre, « L’alleanza tra Italia e Germania firmata ieri da Ciano e Ribbentrop »

— L’alliance entre l’Italie et l’Allemagne, oui et alors ?

— Papa ! lance-t-elle d’une voix stridente.

Je suis surpris qu’elle décroche ce mot. Ses lèvres tremblent, ses larmes coulent sur ses joues. Je m’accroupis devant elle.

— Que veux-tu me dire ?

Elle jette un œil à Giovanni, qui reste debout à côté de moi, et ensuite elle me fixe droit dans les yeux.

— Si la guerre éclate, ils t’enverront au front, explique-t-elle la gorge nouée.

— Quoi ?

Je regarde de nouveau la première page du journal, et souris à Lisa.

— Mais ils ne parlent pas d’une seconde guerre là-dedans.

— Papa ! Lis la ligne sous le titre, dit-elle en pointant le texte : « Immediato intervento in caso di guerra e divieto di pace separata ». Intervention immédiate en cas de guerre et interdiction de paix séparée !

— Oui, je sais ce que ça veut dire, grogné-je.

— Tu n’as que vingt-six ans ! Tu es éligible au combat !

Je reste bouche bée. Décidément, elle me surprendra toujours cette gamine. Je me relève, regarde Giovanni, qui hausse les épaules et penche la tête de côté.

— Elle n’a pas tort, acquiesce-t-il.

Je prends Lisa par la main.

— D’accord, rentrons.

Nous descendons au salon, rejoignons Monica et Giuseppe assis sur le canapé, à relire la lettre de Daniela. Giovanni, Lisa et moi restons debout et leur annonçons notre volonté de repartir aux États-Unis. Je leur propose de nous accompagner. Monica se met à frissonner, lâche sa tasse qui se brise sur le carrelage blanc tacheté de gris. Le liquide marron et noir dégageant une odeur forte d’espresso se répand lentement sur le sol, atteignant le tapis tissé de fleurs jaunes brodées sur un fond bordeaux.

— Je ne veux pas repartir là-bas, sanglote Monica en se rongeant les ongles… Il va reprendre mon bébé…

J’ai un pincement au cœur en la voyant ainsi réagir. Le mal est plus profond que ce que je pensais. Marco l’a fait souffrir. Quelle ordure. Je m’assieds à côté d’elle, pendant que Giuseppe ramasse les morceaux.

— Maman… dis-je d’une petite voix. Je suis là.

Elle se tourne vers moi, larmes aux yeux, me caresse délicatement la joue droite.

— Ne pars pas… bredouille-t-elle.

— C’est plus dangereux pour moi et Lisa de rester en Italie. Viens avec nous.

Elle agite la tête de gauche à droite, serre sa robe entre ses poings posés sur ses genoux, puis baisse la tête. Je lui caresse le dos.

— Nous allons y réfléchir, lance Giuseppe en se relevant, serpillère dans la main droite et pelle avec les débris dans la main gauche.

J’acquiesce.

— Je vais faire un tour. Je te laisse avec Giovanni et Lisa. Réfléchis avec eux, d’accord ?

Elle agite la tête de haut en bas, essuie ses larmes, et me prend les mains entre les siennes.

— Je t’ai attendu si longtemps… Ne disparais pas…

Je lui souris, me lève, attrape ma veste sur le porte-manteau et sors prendre l’air.

J’observe les halos orangés teinter les maisons blanchies à la chaux. Je déambule à travers les rues pavées, mains dans les poches, pour arriver sur la plage, celle de la Spaggia di Ponente. Le rose et l’or du ciel se reflètent sur les vagues douces et calmes.

— Jack !

Je fronce les sourcils, grommelle entre mes dents serrées. Je me retourne en soupirant.

— Giovanni, je t’avais dit de…

Je ne finis pas ma phrase, je suis sous le choc, ce n’est pas Giovanni qui se tient devant moi, mais Francis, avec un revolver pointé sur moi. Il le tient d’une main, bras tendu. Il tremble légèrement, l’arme pèse. Je sors lentement mes mains des poches.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je suis venu me venger ! s’écrie Francis.

Il sue à grosses gouttes, tire sur son col de chemise et penche la tête de côté pour aérer sa nuque.

— Putain, qu’est-ce qu’il fait chaud dans ton pays de merde !

Je fronce les sourcils, tâte mes poches arrières. Merde, mon arme ! Je l’ai laissée à la maison, quel idiot ! Je vais devoir utiliser mes techniques de lutte à mains nues. Il tremble, il n’a pas l’air d’avoir déjà utilisé une arme à feu.

— Je te l’ai déjà dit, Francis, je n’ai rien à voir avec cette histoire.

— Menteur ! T’étais pote avec Alfonso. T’es du même bois que lui !

Je lève légèrement les bras. Les types comme lui qui tremblotent en tenant une arme sont les plus imprévisibles. Une pression sur la détente et le coup part. La sueur ruisselle sur son visage. Il s’éponge avec un mouchoir. Dans un premier temps, le calmer.

— Tu te trompes de cible. Va t’en prendre à Alfonso.

— Il est mort, et c’est toi qui l’a descendu ! crache Francis. Ça prouve bien que t’es le cerveau de la bande !

— Qui t’a raconté ça ?

— Un gars… marmonne Francis en tirant sur son col de chemise.

Il fréquente encore les organisations. Je balaye la plage, aucun promeneur, la nuit est tombée, seule la pleine lune nous éclaire.

— Tu te trompes, expliqué-je en baissant les bras.

— La ferme ! La police a laissé tomber l’affaire, mais pas moi ! Trop lâche pour affronter les criminels, trop froussarde pour te chercher ! Mais, moi, je n’ai pas oublié. Je t’ai cherché partout, sans relâche, durant toutes ces années et je t’ai enfin retrouvé.

— Je n’ai pas tué ton père !

— Tu mens !

— Arrête ça ! C’est Alfonso qui a tiré. Je n’étais même pas présent sur les lieux !

— C’est faux !

— Il y avait des témoins, tu n’as qu’à vérifier !

— Tu vas payer pour le meurtre de mon père. Les journalistes l’ont dit ! C’est toi le coupable.

— À cause de toi ! C’est toi qui leur a donné mon nom, abruti !

Francis retrousse son nez, il ressemble à un doberman. Il est laid ce gars. Je détourne le regard et aperçois Lisa à l’autre bout de la plage, près du restaurant plongé dans le noir. Francis tourne aussi la tête pour vérifier ce que je regarde, puis il me sourit de manière cynique, et se met ensuite à courir vers Lisa. Quoi ? Je le course, le rattrape, le plaque dans le sable. Je lui donne des coups de poing dans la mâchoire. Il riposte, me donne un coup de genou dans le bide. Je me plie en deux. Il est fort le bougre, il a l’habitude de frapper. Il se relève et pointe son arme sur Lisa. La pauvre est tétanisée.

— Barre-toi ! hurlé-je. Cours, Lisa !

Elle tremble comme une feuille, les bras collés le long du corps, mains agrippant sa robe. Francis titube, bras tendu et canon pointé dans sa direction. Il rigole. Je me relève, fonce sur ses jambes, il tombe à plat ventre, tête la première dans le sable. Il postillonne pour se débarrasser des grains qui collent à ses lèvres sanguinolentes. Nous sommes à quelques mètres de Lisa, je peux voir ses larmes sur ses joues. Francis cherche à l’éliminer, ses yeux sont injectés de sang. Il pointe son arme sur elle. J'attrape son bras, le tords pour dévier son arme vers la mer. Je m’assieds à califourchon sur lui, tente d'écarter son bras. Avec sa main libre, il me tire les cheveux, puis me griffe. Je le relâche, il me donne un coup dans la mâchoire, ma tête dévie sur le côté. Je sens le goût du fer sur ma langue. J’attrape sa main tenant l’arme. Il résiste, me frappe avec son poing dans les côtes.

— Tu m’as pris mon père ! hurle Francis. Et mon grand-père Herbert ! 

— Quoi ?!

— Tu ne t'en souviens pas ? Marco a tué Herbert, le bijoutier. Et t'étais là. Mon père Robert t'a vu pas la fenêtre. 

Je grimace. La haine des Tucker remonte à bien plus loin que ce que je pensais.

— Je vais te prendre ta fille ! menace Francis. 

— J’ai déjà assez perdu de personnes chères à mon cœur comme ça !

Il libère sa main d’un geste brusque, me frappe la tête avec la crosse de son arme. Je sens l’hémoglobine couler le long de ma tempe. Lisa se met à hurler. Francis se relève sur des jambes flageolantes pour me donner des coups de pied dans le ventre.

— Sale vermine ! Pourriture ! Vas crever, toi et tous ceux de ton espèce !

J’attrape son pied et le tire fortement vers moi. Il tombe sur le dos, et se retourne rapidement pour viser Lisa. J’enfonce mon genou dans le creux de son dos, et lui agrippe les bras. Il est bloqué, mais il ne lâche pas son arme, il agite les pieds en criant des injures, le visage couvert de sable, de sang et de sueur. Je regarde Lisa derrière mes mèches de cheveux. Je suis essoufflé, je cligne de l’œil, le sang me brouille la vue.

— Lisa ! Dégage de là, bordel ! dis-je, les dents serrées, la rage au ventre.

Si je ne m’en débarrasse pas, il risque de revenir à la charge pour Lisa. Je dois le tuer, mais pas devant elle. Que fait-elle bon sang ?! Elle reste figée sur place. Mes yeux se posent sur la tâche noire dans le sable, entre ses jambes. Elle vient d’uriner. Elle ne bougera pas, merde. Tant pis, j’attrape la main de Francis, il refuse d’écarter ses doigts.

— Enzo !

Je relève la tête, Monica court vers nous.

— N’approche pas ! hurlé-je.

Une seconde de relâchement qui permet à Francis de se libérer et de riposter. Il me plaque dos au sol. Il reste à genoux, penché au-dessus de moi, il me frappe au visage de coups de poing direct. Je suis sonné. J’entends Monica crier, telle un sirène d’alarme.

— Je vais m’occuper de la vieille ! ricane Francis.

Je me retourne sur le ventre, vois Monica reculer de quelques pas, face à Francis qui avance sur les genoux. Je me redresse, l’attrape par le cou pour l’étrangler, puis j’entends un coup de feu. Bang !

J’ai mal au ventre tout d’un coup. Je relâche lentement Francis, j'écarte ma veste sur le côté gauche, ma chemise est toute rouge. Je plaque machinalement la main sur la blessure. En appuyant, je sens un trou, le liquide chaud et visqueux se faufile entre mes doigts. J’ai dû mal à respirer, je frissonne tout d’un coup. Je reste à quatre pattes, contemple le sang qui sort de ma plaie et coule le long de ma main pour colorer les grains en rouge sombre. Je lève la tête vers Francis. Il est sur les fesses, appuyé sur ses mains, revolver à côté de lui. Il claque des dents, grimace d’effroi. Qu’est-ce qui s’est passé ? Je tourne la tête vers la gauche et distingue la silhouette d’une femme aux cheveux ébouriffés portant des lunettes à grosse monture et verres opaques. Elle tient un revolver entre ses mains, pointé sur moi, le canon encore fumant.

— Ne t’en prends pas à mon fils, sale vermine, grogne-t-elle entre ses dents. Laisse-le tranquille.

— C’est lui… qui est venu… me chercher… dis-je de manière saccadée et essoufflée.

— Tu as tué mon mari… sanglote-t-elle, dents serrées.

Je fronce les sourcils, qui est cette femme ?

— Non… dis-je péniblement. Non, je n’ai pas tué Robert.

Elle est déstabilisée, se met à trembler. Lisa se met un hurler, le même cri strident qu’à New-York. La femme sursaute, lâche son arme, qui tombe dans le sable.

— Vous venez de me tirer dessus devant ma fille, dis-je en esquissant un sourire, le sang dégoulinant aux coins de mes lèvres.

— Non… tressaille-t-elle en plaquant ses mains devant sa bouche. Je ne l’avais pas vue... Je le jure… Je ne l’avais pas vue...

Je me sens épuisé, je m’écroule en position fœtale, m’agrippe le flanc gauche avec mes deux mains. Je sens la balle me transpercer les chairs et me brûler les organes de l’intérieur. Monica se précipite sur la femme et la frappe avec la paume de ses mains. Elle hurle des jurons en italien en moulinant des bras. J’aperçois des points lumineux flous apparaître sur les façades des maisons. Lisa avance de quelques pas, elle pleure à chaudes larmes. Ses lèvres tremblent, elle semble déstabilisée, puis Lisa passe devant la femme en courant, se jette sur moi en pleurs.

— Papa… Tiens-bon, me laisse pas… tremble Lisa, la gorge nouée.

Je lève une main pour lui caresser la joue. Je dépose une tâche de sang. Je vois la femme repousser Monica d’un geste brusque.

— Nous aurions dû en finir avec toi ! lance cette femme.

Quoi ? Qu’est-ce qu’elle raconte ?

— Je n’ai… pas… tué… Robert…

La femme se met à pleurer, renifle, essuie la morve qui dégouline de son nez avec sa main.

— Maman, … appelle Francis. Maman,…

Elle ne réagit pas.

— Jocelyne ! hurle Francis.

Là elle se retourne. J’écarquille les yeux. Jocelyne ? Ça me dit quelque chose… La fille qui était avec le gars qui m’a frappé devant l’hôtel de ville de San Francisco quand j’avais onze ans ? Non, c’est… impossible. Merde, non.

— Jocelyne… ce n’est pas moi… Vous vous trompez…

— Papa… pleurniche Lisa, les mains sur mon flanc. Papaaaa…

Elle crispe la mâchoire, tourne la tête vers Jocelyne.

— NE TOUCHEZ PAS À MON PAPA ! CRIMINELLE !

L’étonnement déforme le visage de Jocelyne. Elle recule d’un pas, chancelante, vacille. Francis se relève pour l’empêcher de tomber. Monica l’insulte en italien, elle est hors d’elle. J’aperçois des silhouettes approcher. À force de gueuler, elle a alerté les habitants. Elle accourt vers moi, se laisse tomber à genoux à côté de moi pour me prendre dans ses bras. Ma tête est posée dans le creux de son épaule, contre sa poitrine. Lisa se penche au-dessus de moi, me prends la main. J’aime ce mélange doux de citron et de cerise. Leurs larmes tombent comme des gouttes de pluie sur mon visage.

— Mio figliooo…. Enzooo, ti prego, non morire,… éclate en sanglots Monica.

Je jette un œil à Jocelyne, elle pleure elle aussi. Elle ramasse son arme, puis place le canon dans sa bouche, appuie sur la détente.

— Nooooon ! hurle Francis.

Du sang et de la chair giclent à l’arrière de son crâne. Alertées par le coup de feu, Monica et Lisa tournent la tête. Le corps de Jocelyne tombe comme un pantin désarticulé dans le sable. Francis tremble, et part en courant. Il prend la fuite, salaud ! J’essaye de me redresser, mais je n’y arrive pas. Je m’appuie sur des bras parcourus de frissons.

— Enzo, reste tranquille, les secours vont arriver… tente Monica.

Je crache du sang sur sa robe, j’ai du mal à respirer, ma vision se brouille, je me sens lourd et j’ai froid… Épuisé, je me laisse tomber sur les genoux de ma mère. Je vois les lèvres de Lisa et Monica bouger, mais les sons ne parviennent plus à mes oreilles. Un voile brumeux m’empêche de voir leurs expressions. Je ne sens plus la douleur de la blessure, j’ai envie de dormir, mes paupières se ferment…

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