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San Francisco, 2012

Lisa – jour 57, dernier, 22 décembre 1943

Je m’appelle Lisa Comella, et je suis née le 12 octobre 1929 d’un père italo-américain mafieux et d’une mère italienne prostituée.

Mon père, Jack Calpoccini ou Enzo Calpoccini de son vrai nom, a vécu pour protéger son clan. Il a essayé de s'en échapper, mais a échoué, car personne n’a souhaité l’aider.

Ma mère, Linda Comella, a été exploitée par BigJo en arrivant aux États-unis.

Leur rencontre a été provoquée par Marco. Destin ou hasard, nul ne saurait le dire.

Ma mère raconte sa vision des choses, ses émotions, ses sentiments. Elle aimait son père, lui vouait une admiration sans faille. Il a été là pour elle aux moments où elle en avait le plus besoin. Sa mère est plutôt décrite comme une femme-enfant, tourmentée qui avait besoin de beaucoup d’attentions. Elle est tombée enceinte par accident, mais Lisa l’accepte comme une évidence. Elle décrit l’horreur du meurtre du 30 mars 1938, puis son voyage en Italie. Je ne savais même pas qu’elle était allée un jour dans ce pays. Elle explique son deuxième choc. Le 12 juin 1939, elle a vu son père mourir sous ses yeux. Je plaque une main devant ma bouche. Quelle horreur ! Les larmes me montent aux yeux. J’ai l’impression de découvrir la vie d’une inconnue. Cette pensée me serre la poitrine. En tournant la page, stupeur, je tombe sur l’acte de décès de mon grand-père :

Certificato di morte :

Enzo Calpoccini

Data di nascita : San Francisco, USA, 26 agosto 1912

Data di morte : Sperlonga, Italia, 12 giugno 1939

Madre : Monica De Luca, moglie Calpoccini

Padre : Giuseppe Calpoccini

Je caresse du bout des doigts le nom de la mère et celui du père. Ils se sont finalement retrouvés, sur ce bout de papier…

Je suis stupéfaite d’apprendre que la mère de Francis, mais aussi femme de Robert Tucker, a assassiné mon grand-père. Jack a payé de sa vie le meurtre de Robert à la place d’Alfonso… C’est injuste. Suite au décès de Jack Calpoccini, l’affaire a été clôturée par la justice. La famille Tucker se retrouve impliquée dans le meurtre de mon grand-père. Un élément utilisable lors du procès. Il allait avoir vingt-sept ans cette année 1939. Bryton pose sa main sur mon avant-bras. J’essuie mes larmes. Il poursuit la lecture.

Mon père est décédé sur une plage d’Italie, une nuit de Juin, tué par balle, un coup porté par Jocelyne Tucker. La Polizia di Stato a constaté l’assassinat et le suicide de l’américaine. Ils ont conclu à un règlement de comptes. Ils n’ont pas poursuivi Francis, il s’est enfui, évaporé dans la nature. Quatre jours plus tard, j’ai assisté aux funérailles de mon père, Enzo Calpoccini, à la chiesa di Santa Maria, située via Guglielmo Marconi, entourée de ses parents, de Giovanni et de quelques amis de la famille.

Le lendemain, Giovanni et moi sommes repartis aux États-Unis, le cœur lourd. J’ai emporté le Pinocchio de mon père.

J’ai constitué un trésor de souvenirs : ma poupée de porcelaine, la montre de mon père et son pantin de bois.

Je lève la tête, je n’ai retrouvé que la poupée et le pantin… Non, je sais où se trouve la montre. À son poignet, enterrée avec ma mère. Elle n’a jamais voulu l’enlever et a toujours refusé que je lui en offre une nouvelle. Ce n’est qu’aujourd’hui que je comprends sa réticence à la changer. Elle aurait pu me l’expliquer… Mais, je prends conscience aussi de ses instants de mutisme et de ses moments déconnectés du monde qui l’entourait. Elle n’était peut-être pas faite pour avoir des enfants, ou alors est-ce moi qui n’ai pas été à la hauteur ? Je me frotte les yeux, me penche sur ces notes.

Cela fait quatre ans que je ne veux pas parler aux inconnus. J’échange avec ma mère et Giovanni. J’ai assisté à deux meurtres en un an… Celui qui m’a le plus perturbé n’est pas le premier, mais le second. Mon père est mort sous mes yeux. Je n’oublierai jamais sa main chaude devenue glacée, qui a glissé lentement des miennes. Je n’oublierai jamais les sanglots de sa mère, la lumière de ses yeux qui a laissé place aux ténèbres. Je n’oublierai jamais le visage de la meurtrière, parti en éclat.

Madame Erin Sullivan, ne perdez pas votre temps avec moi. Vous ne pouvez pas m’aider, vous n’avez pas assisté à un meurtre, et encore moins à deux, dans votre vie. En revanche, je suis amplement capable de soutenir les personnes qui ont vu la faucheuse emporter un être cher. C’est ce que je ferai. Je suis décidée à me lancer dans des études de médecine, je soignerai les gens comme moi.

Fin de séance.

Son carnet est terminé… Bryton soupire, pianote ensuite sur le clavier de son ordinateur, en silence.

Ma mère a gardé cette histoire secrète pendant toutes ces années. Je me sens bien isolée et seule tout d’un coup. Je lui en veux de ne m’avoir jamais rien expliqué. La solitude m’accapare, je me sens exclue du passé de ma famille…

De son côté, Bryton est satisfait. Grâce à ce rendez-vous avec la psychologue, Tess Moore, il a pu obtenir les données qui lui manquaient pour finaliser son dossier. Les techniciens en identification criminelle vont pouvoir prélever l’ADN de mon grand-père, afin de vérifier les données. Heureusement que ma mère n’est plus là pour voir ça. Les prélèvements seront comparés avec ceux prélevés sur le document signé, c’est-à-dire l’acte de prêt original récupéré auprès du commissaire Mason, qui a été envoyé au siège de la New-York City Police Department, section criminelle. Cela me semble délicat et prendra du temps puisque mon grand-père est enterré à Sperlonga en Italie.

La brigade criminelle va donc se rendre là-bas pour le déterrer. Je n’aime pas cette situation, mais je dois le faire pour laver l'honneur de ma famille et disculper mon grand-père de ce vol à main armée et de ce meurtre. J’avoue aussi, pour m’éviter de rembourser cette dette importante. L'attente va être longue. Le chef de la division identification nous a précisé que l’analyse est complexe, parce qu'il faut partir d'ossements et que l’extraction dure plus longtemps qu'un prélèvement classique. Lors de l’autopsie d’un cadavre fortement dégradé, le choix du fémur est privilégié pour établir un profil génétique et identifier la victime.

Concernant le document, il m’a spécifié que lorsque les prélèvements sont bien conditionnés et stockés dans des conditions optimales, la durée de vie des molécules d'ADN peut être de plusieurs dizaines d'années ou de plusieurs centaines d'années si toutes les conditions sont réunies. Des traces de sang et de simple contact se trouvent sur le document signé entre l’emprunteur et le prêteur. La police scientifique va donc prélever aussi l’ADN sur Monsieur Robert Tucker. Le document a été conservé dans un sac papier, à l’abri de la chaleur et de la lumière, dans un milieu sec. Un prélèvement bien conditionné et stocké dans des conditions optimales selon le chef de la brigade criminelle. Mon ADN, celui de ma mère, ainsi que celui du fils et de la petite-fille de Monsieur Tucker ont aussi été prélevés pour vérifier les liens familiaux. Cette méthode va permettre de disculper le suspect.

En attendant les résultats, Bryton va effectuer des recherches sur les membres de la famille Calpoccini. Que sont-ils devenus ?

Pour l’instant, il me raccompagne chez moi. Je retrouve Matthew et me blottis dans ses bras.

***

Le lendemain, j’appelle Maître Allard. Je le tiens au courant de l’avancée majeure de l’enquête. Il me propose de reprendre le cas de Miguel, pour ne pas rester les bras croisés et pour ne pas perdre plus de temps sur son procès. D’autres attendent derrière. Je soupire. Je prends mon attaché-case et file au Tribunal. Les avocats et les juges que je croise dans les couloirs me saluent, et chuchotent derrière mon dos. Je lève les yeux au ciel.

Je prends place dans mon fauteuil en cuir, me replonge dans le dossier de Miguel Perez. Je revois son cas d’une toute autre manière, d’un nouveau point de vue. Mon regard a changé, je pointe du doigt des éléments qui m’ont échappé à la première lecture de cette affaire. Je ressors mon calepin, barre des phrases et en griffonne de nouvelles. J’ouvre ensuite le code de droit pénal et colle des post-it sur des éléments que j’avais fini par occulter, comme : « Le Juge des mineurs doit, avant toute décision, effectuer des investigations utiles pour parvenir à la manifestation de la vérité et à la connaissance de la personnalité du mineur, ainsi que des moyens appropriés à sa rééducation ». Étudier la personnalité du mineur pour adapter la décision, quelle qu’elle soit. Les juridictions des mineurs doivent prononcer, en cas de culpabilité reconnue, des mesures de protection, d’assistance, de surveillance et d’éducation, même lorsqu’il s’agit de faits criminels. La juridiction doit examiner la possibilité d’une mesure d’éducation pour les mineurs de treize à dix-huit ans. C’est ce que je dois appliquer. C’est ce que Dylan a toujours essayé de me faire comprendre…

J’ouvre le tiroir de mon caisson, je mets la main sur des notes de droit pénal et de sciences criminelles. Je me souviens de ces documents. Du droit français, laissé par Charlotte, une étudiante parisienne venue étudier aux États-Unis. Elle avait suivi ses parents mutés à San Francisco pour leur travail. Je ne l’aimais pas. La première petite amie de mon fils. Une jeune femme téméraire qui forçait l’admiration de ses professeurs et des avocats du barreau. Étrangère, française, étudiant le droit d’un autre pays, elle brillait par son excellence. En vérité, j’étais seulement jalouse de sa réussite. Ce que je ne pouvais pas m’avouer à l’époque. Le jour où mon fils m’a présenté Charlotte, j’étudiais le cas d’un cambriolage commis par un jeune de dix ans. Me voyant concentrée sur les arguments de l’avocat de la Défense, elle s’est permis de s’asseoir près de moi et de me faire des remarques. Quel toupet ! Une étudiante venu me faire la leçon, à moi, diplômée, juge de vingt ans d’expérience !

Elle m’a rappelé le cas du jeune Nathaniel Abraham, onze ans, poursuivi pour homicide et jugé comme un adulte en Novembre 1999 près de Detroit. Puis, elle m’a expliqué les principales particularités du droit des mineurs en France. Charlotte m’a souri, me disant que cela enrichirait mes propos. Ni une ni deux, j’ai remis cette jeune pimbêche à sa place. Pour qui se prenait-elle pour me faire la morale ? Qu’elle reste en France avec son droit français ! Mon fils s’est fâché et a perdu son premier amour à cause de moi.

En repensant à ça, je me sens stupide. Je repense à Jack, un italien rejeté par les américains. J’ai fait de même avec cette petite française, ou juste parce que mon fils l’aimait ? Bref, vu comme ça, je me sens honteuse de ma réaction disproportionnée.

Aujourd’hui, je ne suis plus si sûre de moi, peu confiante en mon jugement envers ce jeune garçon mexicain depuis la lecture des notes de ma mère. Devons-nous considérer le passé, le présent et le futur tracé de ces jeunes mineurs délinquants avant d’émettre un jugement ?

***

Deux semaines plus tard, le 5 septembre 2012, je retrouve Maître Allard et Maître Gonzalez en salle d’audience. J’écoute leurs plaidoiries d’une nouvelle oreille. Je me souviens très bien des arguments du poursuivant. J’écoute attentivement l’avocat de la défense. Miguel Perez était passager, il n’a pas conduit le fourgon. D’après les caméras de vidéosurveillance, son père était au volant… C’est lui qui a renversé la vieille dame. C’est aussi le père de Miguel qui a planifié la livraison de la drogue du Mexique vers la Californie, et aussi lui qui a eu l’idée de cacher la poudre parmi les sacs de café. Miguel s’est fait embarquer par son père. Il n’était que spectateur…

Je ne peux m’empêcher de faire le parallèle entre sa situation et celle de Jack Calpoccini. Deux jeunes abandonnés à leur triste destin. En tant que juge, je dois agir pour remédier ne serait-ce qu’un peu à ces situations d’enfants malmenés devant faire face à un destin inéluctable et tragique. Connaissant à présent le vécu de Jack, fils d’immigrés italiens mafieux, je ne peux plus fermer les yeux sur les situations de ces mineurs délinquants. Je peux changer ça. Il est de mon devoir de le faire. Il ne faut jamais juger sans connaître toute l’histoire derrière…

Moi, Chloé Walker, Juge des mineurs, je tape sur le socle pour rendre mon verdict, un choix qui étonne toute l’assemblée. J’ai décidé de prendre des mesures éducatives, s’inscrivant dans le cadre des dispositifs de protection de l’enfance. Ce qui consiste principalement à confier Miguel à une famille d’accueil pour une durée limitée. À cela s’ajoute un contrôle judiciaire et un travail d’intérêt général. Je ne l’envoie pas en prison.

***

La semaine suivante, Bryton me fait part de ses découvertes sur ma famille.

Les Mancini, les Costa et les Rossi ont quitté Marco pour s’allier avec des familles plus puissantes sur Chicago. Mais Gio Mancini a été tué à cause d’un trafic de contrefaçon de biens industriels. Quant au père Costa, il a été assassiné lors d’un règlement de compte sur fond de trafic de drogues.

Giovanni est resté avec Linda. Ils sont morts dans un accident de voiture au Texas, en 1949. Ma mère avait vingt ans.

Marco a perdu la plupart de ses biens, sa demeure, ses relations avec les directeurs d’usines, sa réputation et sa gloire. Il logeait dans un appartement en duplex, caché de la police.

Daniela a sombré dans la folie et est décédée en 1951, chez elle, d’une overdose de pilules roses.

Marco est mort quelques années plus tard d’une crise cardiaque.

Alberto a mené une petite vie d’horloger avec sa femme et ses deux enfants, Andrew et Kelly, dans le quartier de Little Italy. Jusqu’à ce qu’il se fasse tuer par un des associés de la famille Lanza pour un travail mal effectué. Prisca a changé de nom et a pris la fuite avec ses enfants.

Maria est restée unie à Fabrizio. Ils n’ont jamais eu d’enfants.

Valentina, elle, s’est retrouvée seule à partir de 1953, année où son mari Pietro a été envoyé en prison, pris dans les filets de la police mexicaine lors d’un trafic de stupéfiants. En bonne épouse, elle lui rendait visite les premières années. Ses trois garçons se sentaient dans l’obligation de continuer les affaires de leur père pour honorer la famille. L’aîné a été tué d’une balle dans la tête à l’âge de quatorze ans, en 1955, lors du braquage d’une banque ayant mal tourné. Dévastée par cet événement tragique, Valentina s’est enfuie avec un riche homme d’affaires suisse, rencontré dans un casino lors d’un tournoi de Poker. Ils sont partis tous les quatre vivre en France, à Nice. Elle est décédée d’une overdose de stupéfiants et d’alcool à cinquante-six ans.

Quant à Giuseppe et Monica, ils ont perdu goût à la vie. Ils sont morts dans leur lit, lors d’un bombardement sur Sperlonga, en 1943.

Et enfin ma mère, Lisa. Elle est devenue psychologue. Elle s’est mariée avec Wyatt Campbell, un médecin généraliste, puis je suis née en avril 1957.

Plus aucun membre ne porte le nom de famille « Calpoccini ».

Au cours du temps, la nouvelle génération italienne s’est fondue dans la masse, l’intérêt et la méfiance des américains se portant sur d’autres communautés. Les immigrés italiens ont perdu leur statut de parias racisés au fil des ans, pour devenir des américains blancs bien considérés. Quelques clichés subsistent tout de même encore, les stéréotypes gardent la vie dure.

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