Chapitre 9 : Convulsions politiques

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Mon désarroi éclata de rire.

Voilà une heure que mon professeur était parti, je n'en revenais toujours pas.

Trahi par mon propre peuple.

Non... il fallait que j'aille au-delà de ça, ces mots ne suffisaient pas à transcrire la situation.

Mon peuple se trahissait lui-même.

Une pensée issue des travailleurs bouffeurs de chair vint court-circuiter mon esprit :

C'est nécessaire, alors qui se fout de savoir si c'est moral.

Qu'y avait-il de choquant dans ce qu'il m'avait dit finalement. Aussi horrible que cela puisse paraître, ce système avait été mis en place pour le bien commun, pour la survie du plus grand nombre, alors pouvait-on vraiment trouver à y redire ?

L'immoral peut-il être légitimement justifié ? Le caractère nécessaire n'outrepasse t'il passe par essence la morale ? C'est justement parce que c'est nécessaire que cela redevient moral ?

Une part de moi comprenait ces idées. Une part infime de moi voulait s'y résoudre. Ma raison et mon cœur s'empressèrent d'infirmer cette réflexion.

Les pratiques de la Noire Candeur venaient en contradiction directe avec tout ce que l'on m'avait appris. On m'avait inculqué des principes d'abnégation, de sacrifice au nom du plus grand nombre, on m'avait enseigné des valeurs morales intransigeantes. Valeurs bafouées par ce même système qui les ont instaurées.

De deux choses l'une. Ou ma morale est mauvaise, ou ce système l'est. Je suis convaincu émotionnellement et rationnellement du bien-fondé de ma morale. La respecter me met en accord avec moi-même. Tout ce qui vient la contrecarrer, la remettre en cause est mon ennemi. Ce système est mon ennemi.

Ezra me revint en tête... Plus particulièrement une conversation que nous avions eue, lors de la matinée précédant mon évasion...

–Il y a quelque chose qui m'interpelle, Zachary.

Il arborait aux lèvres un sourire carnassier, un sourire empreint de sadisme. Rien qu'au ton de sa voix, je sentis sa malveillance. Candide face aux émotions que je devinai, je lui répondis.

–Quoi donc Ezr...?

C'est à peine s'il me laissa le temps de répliquer, tant il bouillonnait d'impatience face à l'envie d'avoir ses réponses.

–Qu'est-ce que tu fous ici ?

–Plait-il ?

Il me toisa de bas en haut, d'un air inquisiteur.

–Regarde-toi... Tout chétif, tout innocent, j'connais pas ton âge, mais t'es clairement pas de taille pour être ici. Et je ne parle même pas de cette station, je parle de ce monde. Tu transpires la naïveté. Je ne sais pas d'où tu sors, mais tu n'as rien à faire ici... Ce qui m'amène à ma question : Qu'est-ce que tu fous là ?

Je poussai un soupir d'exaspération.

Le rappel constant de ma fragilité m'aurait naguère laissé parfaitement de marbre... Toutefois plus j'arpentai ce monde, plus je me rendis compte que la faiblesse ou le simple fait d'être perçu en tant que tel conduisait rapidement à la mort. Ce soupir était la preuve que ce monde déteignait sur moi.

–Et bien... Je viens d'un monde différent, je viens d'un endroit où nous sommes tous égaux, où nulle querelle n'a lieu d'être, un monde basé sur l'entente, sur le dialogue, sur le respect de l'autre à un point que vous... que tu pourrais qualifier d'extrême.

–Ouais, et ?

– Et il se trouve que cet endroit, si idyllique soit-il, n'est pas parfait. J'avais l'ennui facile et la langue bien pendue. Aussi, quand j'ai partagé mes doutes vis-à-vis de ce monde, on m'a donné pour mission de voyager pour me rendre compte de...

De quoi en fait ? Bon sang il a raison, pourquoi on m'envoie dehors alors que la mort rôde partout ? Qu'est-ce que j'ai à apprendre de la mort ? À plus forte raison, qu'est-ce que j'apprendrais de ma mort ?

Après un temps de pause marqué par l'incertitude, je repris :
D'exploration. C'était une mission d'exploration.

Il m'interrompit en se fendant d'un rire à gorge déployé.

–Et tu ne t'es pas posé la question de pourquoi ils envoient un type comme toi dans un monde comme ça?

–Je ne remets pas en question les principes de l'œil. Si notre société fonctionne, et elle fonctionne selon moi mieux que la tienne, c'est parce que la Noire Candeur a façonné nos vies de la manière la plus optimisée qui soit.

Tout en parlant, je caressai machinalement l'œil qui ornait les épaulières de mon uniforme, symbole de l'institution qui m'a missionné, comme pour me rassurer.

– Il est mignon... si docile. Tu as bien appris ta leçon, chien. Nous, on se bouffe par nécessité. Vous, vous envoyez vos enfants aux casse-pipes et ça n'a rien de mal, puisque ces derniers le font avec le sourire quand on le leur commande.

Chaque raillerie, je le voyais bien n'était pas seulement dédiée à l'idée de me faire du mal. C'était également une incitation à la remise en question. A force de piques, Il nuançait l'estime que je portais à la Noire Candeur.

Peu m'importe de savoir qui t'a amené là, que ce soit ta « Noire Candeur » ou même ta mère, je m'en fous pas mal. Le fait est que la ou les personnes qui ont décidé ça... sont des connards. Ose me dire le contraire. Dans un monde comme le nôtre, les types comme moi survivent à peine. Les types comme toi meurent, tout simplement.

Il m'énervait... il m'énervait tellement. Et pourtant, à l'époque je n'avais rien trouvé à lui redire. Cette discussion anodine m'avait pourtant éclairé sur une chose. Il n'avait pas nécessairement déclenché cette conversation par pure méchanceté, même le ton qu'il employait, volontairement provocant, avait pour but de me faire réagir, de m'ouvrir les yeux sur une évidence que je refusais de voir.

D'une certaine manière, je vais devoir me transformer en un Ezra pour éveiller mon peuple. Je vais devoir faire mal à un tas de gens afin qu'ils se réveillent de la prison mentale dans laquelle on les a enfermés.

Ce système est mon ennemi. La Noire Candeur est mon ennemie. L'œil est mon ennemi.

D'autres questions émergeaient de cette réflexion.

S'il est mon ennemi, quelle est la meilleure manière pour le combattre ?

Est-ce seulement pertinent de le combattre ?

Prendre le risque de pulvériser cet équilibre mettrais-en danger mes propres-frères, ce fragile et unique bastion d'humanité réellement civilisé ?

Je fermais les yeux puis secoua la tête tant mon propre déni me parut insupportable.

Un système qui envoie ses membres les plus fragiles à la mort, tu appelles ça civilisé ? Si tant est que ce mot veuille encore dire quelque chose.

Joignant mes mains, assis en tailleur, j'aspirais à une forme de recul dans mes songes.

Je ne suis personne pour juger de si une culture ou une société vaut la peine d'être qualifiée en tant que telle, surtout maintenant que je remets en question la mienne.

Civilisé n'est peut- être rien d'autre qu'un mot, un voile qui dissimule plus ou moins bien la barbarie.

Il fallait peut-être que cela arrive pour que je m'en rende compte.

Je rouvris les yeux, animé par une nouvelle détermination.

Ma remise en cause ne sera pas qu'une question de rhétorique, je vais lui trouver une application bien pragmatique que tous sauront sentir.

Je sentis ma colère teinter mon esprit d'un rouge de passion qui vint entacher le spectre de mes réflexions.

Retire tes sentiments du prisme de tes pensées, pose-toi la seule question qui vaille la peine de se poser, par rapport au choix qui m'a été donné, quelle est la chose juste à faire ? Laquelle me donnera le moins de regret entre devenir muet et tout révéler ou me taire et tout garder pour moi ?

Reformuler la question en ces termes m'aura permis de trouver directement la réponse.

Ton ambition ne se réduit pas à faire payer quelqu'un pour cette trahison, tu aspires à déconstruire pour mieux rebâtir.

Tout révéler s'imposa comme une évidence. Me résoudre à utiliser ma langue pour mieux taire les travers de ma nation revient également à me condamner au mutisme.

Je vais tout révéler, quitte à me faire bannir, j'aurais au moins la sensation d'avoir accompli quelque chose de grand, quitte à mourir après. Ni pour la postérité, ni pour la gloire mais pour mon peuple, pour que personne d'autre n'ait un jour à être dégoûté à nouveau de sa propre nation. Mon ennemi est clairement défini, il n'a pas de visage, simplement un œil que je vais crever. Je leur ouvrirais les yeux, quitte à les énucléer.

La nécessité de mon succès s'imprimait dans mon esprit comme un élément indéfectible de ma psyché.

L'œil qui protège, l'œil qui voit tout, j'espère qu'il ne ratera rien du spectacle que je vais lui offrir.

Je vais tout révéler, ma parole m'importe peu, elle n'est jamais rentrée en ligne de compte. Cette cause dépasse ma seule personne, y sacrifier un de mes sens est un modeste sacrifice. S'il faut que je devienne un martyr, j'abandonnerai volontiers ma langue.

Une forme de sérénité m'envahit si tôt que ma décision fut précise. Toutefois il me fallait encore régler quelques questions.

Qu'y a-t-il de plus abominable : qu'ils me voient manger de l'humain ou qu'ils se découvrent être un engrenage parmi d'autres dans un système qui appelle à la mort de leurs frères.

Me voir manger de l'humain allait sûrement les dégouter, mais ce n'était pas non plus ce que je redoutais. Je craignais surtout qu'une si grosse remise en question poussa au déni, puisque c'était précisément la même réaction que j'eus avec Ezra lorsqu'il me confronta aux tors de la Noire Candeur.

Ils pourraient ne voir derrière ces images que ma personne. Au lieu de voir un système qui permet cela, ils pourraient n'y voir que le dégoût inspiré par mes actes, au lieu de se demander pourquoi ces actes.

Comment vont-ils présenter les images ? Vont-ils montrer l'enregistrement intégral ? Un simple montage ne suffirait-il pas à me montrer en paria et à nullifier toute réflexion ? Seraient-ils capables de faire une telle chose ? Si tel était le cas, ma lutte n'est-elle pas condamnée d'avance ?

Refusant de céder à la panique, je pris une profonde inspiration pour me calmer.

Je connais mon monde, mon peuple n'est pas imbécile, il a été élevé dans une philosophie promouvant l'esprit, la réflexion critique, et l'empathie. Ces images me dépeignant, il suffirait qu'une seule âme soit touchée par les épreuves que j'ai dû traverser, qu'une seule âme se glisse dans ma peau, alors mon entreprise n'aura pas été vaine. Qu'une seule se demande : quelle a été la suite d'évènements qui a conduit à cela ? Aurais-je fait la même chose à sa place ? Ou simplement pourquoi ?

Je suis convaincu que ce seul mot peut tous nous sauver. Dans le pire des cas, si mon peuple échoue à cette épreuve, alors.... Peut-être ne mérite-t-il pas d'être sauvé.

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