Chapitre 10 : Tempus Fugit

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Deux jours s'écoulèrent depuis les dernières retrouvailles avec mon professeur. Je fus contraint de rester dans cette chambre. Naturellement personne ne se présenta à mes côtés durant ma convalescence.

Cette isolation n'était pas anodine, cette solitude, cette quiétude retrouvée visait à tempérer ma colère, à me laisser digérer les souffrances que j'avais pu endurer et peut-être... me préparer à celles que je devrais affronter.

Quoi qu'il en fut, je n'avais pas réellement la tête à ça. Après avoir passé près d'un mois dans un état de vigilance permanente, je pouvais enfin me reposer... Quelque part, j'aurais aimé clore mes paupières pour ne jamais les rouvrir... Toutefois je ne suivrais pas le dessein de mon peuple. Fermer les yeux était tout ce qu'ils n'avaient jamais su faire.

Je sentais que mes songes étaient polarisés par une forme de rancœur irrationnelle à l'encontre des miens. Si moi, Zachary Tempès, du haut de ma vingtaine d'années avait pu découvrir ou apprendre autant d'abominations sur la vraie nature des institutions qui nous gouvernent, je ne pouvais croire que d'autres n'aient pas fait de même.

Combien furent contraints d'être muets ? Combien ont accepté de se taire pour garder leurs langues ? Parmi ceux-là, il serait irréaliste d'imaginer que personne n'ait trahi cet engagement. Malgré le carcan de docilité mentale que l'œil crée, quelqu'un... ou même peut-être plusieurs personnes ont dû craquer. Sur une échelle de temps suffisamment longue, l'improbable finit toujours par devenir l'inévitable. Quelqu'un a dû « fauter ». Il est inimaginable d'envisager le contraire. Je ne pouvais pas être le seul à m'être posé cette question.

Du reste, pour l'heure... Je le suis. Je devrais m'y habituer.

Si je n'avais pas tant matière à réfléchir sur ce qu'il allait advenir de moi, à essayer d'anticiper l'imprévisible, je serais probablement en train de me morfondre dans l'ennui.

Je me retins d'éclater de rire.

L'ennui n'est rien d'autre que l'anéantissement par le néant. La mort progressive de l'âme par le vide. Tel ne sera pas mon sort. Il me reste encore tant de choses à faire, trop d'enjeux dépendront de mes actions. Je ne suis encore qu'au crépuscule de ma quête. Beaucoup de choses vont changer, par ma main, par mon initiative. Je le sais. Je le sens.

Quelque part, c'était comme si ma détresse me réconfortait. Si grand était le péril qui me menaçait, qu'importe la menace, c'était MA menace. Cette détresse me caractérisait. Je ne l'aurais échangé pour rien au monde.

Cette pièce est devenue mon cocon, ou plutôt devrais-je dire ma prison dorée.

Entièrement blanche, sans fenêtre, avec pour seul compagnon cet œil, trônant fièrement au-dessus de ma tête de lit, qui défiait mon existence de sa simple présence. Demeurer allongé sur ce lit commençait à devenir insupportable, le vide était tellement omniprésent en ces lieux qu'il me plaisait à penser que plus rien d'autre n'existait, que le monde se confinait à ces quatre murs et qu'aucune autre âme n'avait survécu.

C'est à ce moment que mon professeur revint à mes côtés.

–Bonjour Zachary.

Il s'exprimait avec le détachement et le calme qui le caractérisait. Le son de sa voix me fit la sensation qu'il entra par effraction dans les portes de mon esprit. D'un seul coup, ce n'était plus ma chambre toute entière qui était condamnée au mutisme, seulement moi.

Je présume que tu as dû récupérer tes forces, tu te doutes de pourquoi je suis là ?

Je lui répondis d'un signe de tête alors que je remarquai cette fois-ci qu'il n'était pas venu les mains vides. Il tenait en ses mains une sorte de pistolet à seringue que je détaillais du regard. La simple forme de l'objet incitait à la prudence.

Ça ? Non, n'ai craintes, il s'agit de ta rédemption.

On devinait un sourire aux coins de ses lèvres, il reprit plus sérieusement.

C'est au travers de cet objet que tu récupèreras la parole. Tu as réfléchi à notre dernière discussion ? Qu'en dis-tu ?

La situation me mettait hors de moi. Pourquoi me poser une question ouverte alors qu'il sait que je ne peux pas lui répondre ? Toutes ses questions devenaient rhétoriques par ma condition, pourtant, j'avais littéralement envie de lui hurler dessus.

Lorsque je fus seul, mon mutisme n'était d'aucune gêne, mes pensées se supplantant naturellement à ma voix. C'est à ses côtés que je prenais conscience du sacrifice que j'allais devoir faire. Voilà un mois que j'étais dehors, ne comptant plus que sur moi-même et là... j'étais tributaire de cet enfoiré pour une chose aussi élémentaire que parler.

Je ne devrais peut-être pas le haïr, ce n'est que l'engrenage d'un mécanisme. Lui-même n'est responsable de rien... Pourtant il m'était impossible de faire la part des choses. Je me souviens avoir lu que parmi ceux que l'on appelait avant oiseaux figurait une espèce nommée « corbeaux ». Ils étaient considérés comme annonciateur de mauvaises nouvelles. À ce titre, ils étaient parfois victime d'iniques massacres. Face au corbeau devant moi, jamais pareille l'injustice ne m'était apparue aussi légitime.

Maîtrisant ma colère, je finis par me dominer et à opiner du chef.

Bien... alors, prenons la peine d'en discuter.

Il joint le geste à la parole, en me saisissant délicatement par les cheveux pour repousser très légèrement ma tête en arrière afin d'avoir un accès dégagé sur mon cou. C'est à peine si je sentis l'aiguille rentrer. Retrouver ma voix me donna instinctivement envie de hurler à pleins poumons pourtant, je décidai de dompter ma fougue en balbutiant calmement quelques voyelles, pour petit à petit composer des syllabes confuses. Si tôt que je pu lui répondre de manière intelligible, je le fis.

-Pourquoi me rendre la parole si vite ? Mon choix n'est-il qu'une illusion ?

–L'effet de ceci est temporaire. Juste quelques heures pour nous permettre d'approfondir ta décision.

Il déposa son pistolet à seringue sur mon lit.

Ma colère empira de plus belle, je redoublai vainement d'efforts pour la camoufler...

Connerie. Connerie. CONNERIE. Tu me prends ma voix, tu me la rends pour mieux me la reprendre après. C'est de la torture mentale. Tu mérites de te faire bouffer, pour ce que tu es, pour ce que tu représentes.

–Entendu, au moins je ne galérerais pas à me faire comprendre.

–Plait-il ?

Il avait toujours été en contrôle, en maîtrise sur les fragiles esprits qu'il modelait à sa guise. Mon dessein était désormais d'incarner le chaos insubmersible qui allait engouffrer sa prétendue sagesse dans des flots de déviances.

–Quelque chose me dit que mon choix n'est pas celui que vous attendez.

–Je ne m'attends à rien, pour l'heure je suis dans l'ignorance.

Il aurait été plus exact de dire, « je propage l'ignorance ».

–Je suis presque certain que vous mentez, que vous vous doutez de ma décision.

–L'autorité de la Noire Candeur t'a déjà signifié ce qu'il allait advenir de ta parole si tu refusais de te soumettre à Sa volonté.

Pareil discours ne m'aurait pas choqué auparavant puisque la volonté de la noire candeur correspond à la volonté du peuple, celle qui mène à la survie du plus grand nombre. Aujourd'hui pour moi, il ne s'agit purement et simplement que d'une forme de prosélytisme totalitaire. Une menace qui incite au rappel à l'ordre.

–L'œil n'existe pas. La Noire Candeur n'existe pas. Derrière ces concepts, derrière ces institutions, derrière ces objets de cultes, il y a des hommes. Ce n'est pas un symbole de la vie que l'on sert, ce sont des hommes. Des hommes qui doivent se sentir vénérés, mais surtout... bien à l'abri, à plus forte raison quand leurs suivants étaient aussi dociles que nous.

Je manquai de finesse et je le savais. Je n'avais aucune envie de l'être. Peu m'importe de conserver la cordialité de cet échange, je voulais qu'il se sente outré de mon blasphème, je voulais le déstabiliser, le faire réagir et peut-être d'une certaine manière... Le tester ?

Il poussa un profond soupir, à la hauteur de la déception que je lui inspirais. Si je n'avais pas fait ce voyage, je me serais couvert d'excuses pour avoir osé proférer de tels mots.

–Il y a quelque chose d'extrêmement arrogant en toi. Quelque chose que je n'ai jamais réellement réussi à déconstruire. Cet égo qui te pousse à vouloir dépasser les autres, être le meilleur, laisser une trace, être vu et reconnu pour ce tu es, cela pourrait te mener à ta perte.

Un sermon, un discours moralisateur qui a pour but de me recadrer. S'il pense me assez naïf, après tout ce que j'ai subi, pour pouvoir y être sensible, c'est lui l'ingénu.

Remplace la vanité par l'humilité et tu trouveras la vraie sagesse. Cette prétention, chaque humain la ressent. Ne pas la maîtriser conduit à penser autrui comme, au mieux un tremplin, au pire comme nuisible. En plus d'implanter une hiérarchisation d'autrui, elle mène nécessairement à la solitude.

Son regard semblait traversé par une forme d'amour paternel.

C'est vraiment ce que tu veux pour toi ? C'est vraiment ce que tu veux pour nous ? Pour ton peuple, ta race ? Tu entends reproduire les mêmes erreurs qui ont conduit l'humanité à se dévorer elles-mêmes ?

Nous n'avons jamais souhaité pour toi et pour notre peuple que... le meilleur. Le meilleur exige parfois des sacrifices.

Le meilleur ? Des sacrifices ?

J'éclatai d'un rire sardonique.

Tu veux donner des leçons d'humilités à celui que l'on a envoyé mourir pour son peuple ?

La rancœur que j'avais accumulé à l'égard des miens ressortait en cet instant précis. J'étais au firmament de ma haine.

Tu me trouves présomptueux ? Regarde-toi... petit pantin écervelé d'un système à la dérive. Tu me dis arrogant ? Qu'en est-il de celui qui se sent tellement au-dessus de ses semblables qu'il en envoi ses enfants directement à la mort. Tu parles des erreurs de l'homme, mais nous sommes en train de les reproduire. Penses-tu que parce qu'on ne les voit pas, qu'elles n'auront aucune conséquence ?

La colère imprégnait le ton de ma voix, je marquai un petit temps de pause pour reprendre mes esprits pour poursuivre plus calmement.

Dans mon périple, j'ai observé et subi maintes et maintes horreurs cependant je peux t'affirmer une chose, nous sommes la pire société que j'ai pu croiser. Que ce soit les cafards, les tocards, les cannibales... Tous ont eu le mérite d'assumer ce qu'ils étaient, que ce soit en tant que peuple ou en tant qu'individu. Nous, on se drape derrière une morale intransigeante et prétendument vertueuse pour au final vivre dans un système tellement vicieux, tellement pernicieux qu'il en devient complètement immoral.

Peinant à me maîtriser à nouveau, je lui vociférai ma diatribe en plein visage.

Pour moi tu n'es rien d'autre qu'un laquais de la misère, un agent du désespoir. Tu m'as envoyé à la mort et je ne l'oublierais jamais. Je ne t'oublierais jamais. Je ne te pardonnerais jamais. Tu étais tout pour moi, tu es devenu indigne de toute forme de respect.

–Tu ne vois que les catastrophes immédiates au lieu de penser survie au long terme. Comment ferions-nous pour vivre si tout le monde survivait ? Tu comptes convaincre le distributeur d'oxygène de l'immoralité de ses dysfonctionnements ? Expliquer aux arbres de nous fournir plus de ressources, que moins de 20 fruits par plant équivalent à un mort par mois ? Tu comptes faire jaillir l'eau au moyen d'une morale intransigeante ?

Nous en arrivons au moment tant attendu ou sa verve religieuse s'éteint, laissant place à un pragmatisme sensé m'éclairer sur la voie de la raison.

Ce n'est pas ta fougue qui me déçoit, plutôt ta naïveté. Tout ceci est fait par nécessité, non par envie. Le sacrifice vient tout autant du bourreau que de la victime. Celui qui applique les directives les plus sombres de la noire candeur ne le fait pas par plaisir, mais par nécessité. Voilà un exemple de dévouement et de sainteté. Sans cela, nous finirions par être asphyxiés par notre soif de vie. Tu te débats comme un vers, incapable de supporter la dureté du monde dans lequel tu vis au point de condamner toute la population ? N'as-tu donc rien n'apprit de ton voyage ?

Bien qu'en proie à une fureur noire, écouter ses talents d'orateurs était un vrai plaisir, c'était comme entendre un pianiste interpréter avec perfection sa partition. C'était comme un instant figé dans le temps ou sa présence, sa réflexion s'imposait comme une évidence. Si je n'avais pas été animé par une rancœur insurmontable, j'aurais probablement mis de l'eau dans mon vin.

–J'ai autant appris de mon voyage que de mon retour. Comme nos ancêtres, nous sommes éduqués de sorte à nous faire croire en des principes moraux inapplicables, qui le moment venu, ne seront que la cause de culpabilité voir pire de négation de moralité.

C'était à mon tour de lui faire la leçon. Il n'entendra probablement pas raison, il a déjà bafoué ses principes en m'envoyant à la mort. Jamais il n'acceptera de reconnaître ses torts. Pourtant, si je peux le faire douter, ne serait-ce qu'une seconde... ma victoire sera totale.

Contrairement à ce que la noire candeur sous-entends au regard de ses pratiques, c'est la morale qui se sert de nous, pas l'inverse. Elle n'a jamais été là pour nous brosser dans le sens du poil, la morale se nourrit de nos frustrations pour contrevenir à nos penchants individuels. Si tôt que l'on cesse de la combler, l'immoral nous asservit.

Je fusillais Aquifolius du regard.

C'est pour cela qu'elle demeure légitime, quoiqu’il arrive. Si la morale vient à obstruer des impératifs de survie, c’est que nous avons foiré quelque chose. C’est une opportunité de nous remettre en question, de revoir nos actions à nous, humains, en aucun cas d’enterrer la morale elle-même.

Mon regard était une interface directe avec ma vindicte.

Au lieu de vous convaincre du « bien-fondé » de vos actions immorales, vous avez soumis le peuple, le jugeant incapable de comprendre la "vaillance dont" vous faites preuve en envoyant vos frères à la mort. Je lui ferai comprendre la noblesse de votre sacrifice en espérant qu'il récompense votre dignité.

Déguisé un appel au meurtre dans un écrin de sarcasme, je me reconnaissais à peine. Je ne pouvais plus écouter ma raison, mes paroles esquissait le portrait de ma rage avec le pinceau de l'ironie.

–Tu es prompt à juger, Zachary... Mais qu'adviendra-t-il de toi quand le peuple verra tes exactions ?

Je rêve où il essaye de me faire culpabiliser ?

–Je n'ai rien à me reprocher. Si j'ai fait ce que j'ai fait, ce sont les évènements, le contexte qui m'a poussé à agir de la sorte.

–Tout comme la noire candeur.

Je fulminais intérieurement.

–Ma démarche n'a rien à voir. Je veux libérer le peuple des craintes que vous leur imposez. Montrez l'intégralité des enregistrements de mon périple, sans retouche, sans fioriture. Laissez le peuple être juge de mes actions et par extension des vôtres.

–Tu m'apparais être en plein déni, pas totalement au fait des conséquences de tes propres actes. Comme il te plaira Zachary. Permets-moi une dernière question, regrettes-tu ce voyage ?

Je savais ce qu'il voulait m'entendre dire... que j'avais grandi au travers de ce voyage, que j'avais changé, muri... Devenu plus « adulte ».

–Malgré ce que j'ai subi, je ne le regrette pas non. Par contre vous... vous le regretterez.

–Quoi qu'il t'en coute de penser ceci, Zachary, je ne suis pas ton ennemi. Ce débat est vain, je regrette que ces évènements t'amènent à choisir le mutisme, néanmoins je serais à tes côtés lors du récit de ton « odyssée », qui sait si en plein cœur de la tourmente, tu finiras par retrouver ma compagnie agréable. Pour l'heure, tu es libre d'aller où bon te semble.

Et sans autre forme de procès, il déverrouilla la porte de ma chambre et quitta les lieux. Le silence enveloppa la pièce d'un voile mortuaire. Alors que je sentais déjà mes cordes vocales se figer, je me rendis compte que ce fut probablement la dernière vraie conversation de ma vie. J'avais gâché mes dernières paroles en prononçant des menaces, symboliquement, cela faisait de moi une personne affreuse.

Je m'évertuai à ne plus y penser en effaçant ces souvenirs dans un soupir de frustration. Notre échange s'étant terminé dans la précipitation, je n'avais même pas remarqué les affaires qu'il avait pris le soin de m'apporter. Rien de trop faste, juste la tenue régulière des civils lambda, une chemise bouffante aux couleurs grises et violettes qui parfois se déclinait en un pourpoint curieux pour les citoyens les plus prestigieux. Endosser ces vêtements me donnait l'impression de retrouver ma famille.

À nouveau l'amertume, à nouveau un soupire. Je n'avais qu'une seule hâte c'était de sortir d'ici, je n'avais aucune idée du temps que cela fît, je savais juste que c'était trop.

Fouler le pas de cette porte remplit mes yeux d'émerveillement. J'avais oublié à quel point le dôme était un prodige, une utopie à lui tout seul.

Les plus anciens racontent que ce dernier a été fabriqué selon un schéma bien particulier : au début, on pensait le compartimenter en secteurs, chacun correspondant à un type d'environnement entre aride, tropical, montagneux et océanique. Les ingénieurs concevant l'édifice durent manquer de temps ou gagner en créativité, une solution s'est dégagée.
Poussé par les progrès de la recherche la décision fut prise de mêler tous les environnements en un seul. Le dôme était ainsi un endroit idyllique où les vallées se terminaient en plage, où les forêts habillaient les déserts, où les arcs en ciels croisaient les aurores boréales...

Cet endroit où l'homme a prouvé qu'il pouvait créer et non plus seulement détruire, que pour soumettre la nature, il fallait se soumettre à elle. Au-delà de cette énigme environnementale, dominée par une faune et une flore massive et diversifiée, ce qui m'étonna le plus fut la qualité de l'air, comme si le simple fait de respirer était une caresse des poumons.

Alors même qu'il était la source de ma lassitude, le dôme sublimait mes sens à nouveau. Si la solitude ne me pesait pas atrocement, si mon ambition n'appelait pas à l'œuvre de toute une vie, je me serais volontiers laissé mourir ici. Tout ivre de béatitude que j'étais.

Je me mis donc en quête de ma vieille demeure. Demeure était peut-être un terme un brin élogieux pour désigner mon foyer. Tout comme chaque citoyen du dôme, je me fis attribuer un de ces larges caissons, inesthétiques à souhait, qui incommodait les plus spartiates d'entre nous. Bien qu'étroit et trop éclairé, je l'aimais quand même. Ces habitats me fascinaient... Ils étaient issus d'une des industries les plus polluantes, avaient probablement participé à provoquer l'enfer dans lequel le monde est plongé, pourtant en ces lieux... La nature reprenait ses droits, si l'on avait terraformé la terre au travers de la pollution, en quelque sorte la nature faisait de même avec nos foyers. Le mien était colonisé par les racines d'un chêne centenaire, c'était comme si l'arbre attirait inexorablement ma maison en son sein. Comme si la nature prenait sa revanche sur son destructeur.

Arrivé au pas de la porte, celle-ci me reconnut et s'ouvrit automatiquement. Tout était tel que je l'avais laissé, il n'y avait pas grand-chose à part un ordinateur, celui-là même avec lequel j'entamai l'écriture de ce récit, du linge sale et un lit. Retrouver cet environnement familier me remplit de joie, pourtant... Mon container, comme les autres, avait été pensé de sorte qu'il soit inhospitalier, inconfortable au possible. Un lieu qui n'avait d'autre dessein que le sommeil.

Quelque part cela ne me gênait pas, du moins auparavant.

La philosophie derrière cela c'était que si l'on concevait des bâtisses incommodantes, on freinerait l'individualisme en incitant tout le monde à privilégier les espaces publics, les lieux de vie en communauté, afin que chacun fasse réellement partie de la vie de tout le monde.

Hésitant du regard entre la porte et mon ordinateur, je repris conscience du fait que j'étais muet et seul. D'autant plus seul que la langue des signes m'était inconnue. Mon unique espoir pour communiquer, c'était cet ordinateur. Je commençais à me représenter ce qu'allait être ma vie ici, sans l'usage de la parole...

Comment vont réagir mes amis quand ils découvriront mon mutisme ? Je ne saurais même pas comment leur expliquer. Les voir me rappellerait juste à quel point j'étais dans le mal. Les voir n'était pas la solution, non... Pas de suite en tout cas, pour l'heure, j'allais devoir me contenter d'un substitut virtuel.

Quand bien même je les retrouvais, en admettant que je parvienne à communiquer avec eux. Qu'est-ce que je vais leur dire ?

Que leur monde est basé sur un mensonge, que leurs dirigeants les voient comme de la chair à canon, que nos beaux principes sont parfaitement virtuels, que l'œil agit de manière barbare et immorale prétendument par « nécessité ».

Quand bien même j'y arrivai, la noire candeur était présente en chacun d'eux et avec elle, l'espoir que l'existence ou la mort de tout un chacun ait un sens.

Quelle légitimité j'aurais pour ébranler leurs croyances. Avais-je réellement envie d'être cette personne à leurs yeux, moi qui n'avais toujours été qu'un différent indifférent. J'avais l'habitude de faire ce que l'on me disait de faire, sans aucune prétention.

Comment réagiront-ils lorsque l'on me verra remettre en question leurs principes, leurs modes de vie, leur culture ?

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