Chapitre 11 : Réunion de famille

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Isolé de mes pairs par mon impossibilité de communiquer, isolé par mes idées, isolé par mon vécu...

Passé un certain stade, la solitude me parut fort complaisante. J'étais aux antipodes du bonheur, toutefois je n'étais pas en danger. Ce sentiment de quiétude retrouvée avait été arraché au prix d'un mois de lutte pour ma propre survie. Bien plus que les combats absurdes qui animent nos vaines existences, le spectacle de la nature m'apparaissait d'une beauté sans pareille. La simple caresse des rayons de notre soleil artificiel, observer les brises d'une saison intemporelle balayer les aigrettes des pissenlits, me hisser par-delà la branche la plus haute d'un cerisier, m'émerveiller sur les efforts de toute une fourmilière s'attaquant à fertiliser un champ de fleur adjacent. Avec le recul, j'avais peut-être plus souffert du désert, de son vide et de sa monotonie que de l'absence de mes frères. Si mes proches s'éloignaient de plus en plus de mon cœur, les animaux au contraire s'en rapprochaient. La faune qui s'épanouissait dans le dôme jouissait d'un statut proche du sacré. Naturellement la chasse y était interdite, l'élevage extrêmement contrôlé et les pesticides proscrits.

Une sélection d'animaux de tous horizons avait été choisie pour le dôme. Ces mêmes espèces furent retravaillées par les experts les plus pointus de la génétique et de la biotechnologie de sorte à pouvoir les rendre compatibles à leur nouvel écosystème. Les produits de ces hybridations donnèrent lieu à des transformations d'envergures, nos chevaux perdirent en masse afin que les dimensions d'un poney correspondent à celle d'une taille adulte. Nos chiens ne dépassaient pas la taille d'un chat, nos chats d'une souris et ainsi de suite. Nos fourmis, oiseaux et autres insectes subirent en revanche des transformations inverses, gagnant en proportion selon les besoins accrus du dôme en pollinisation, les oiseaux servirent que de contremesure à cette nouvelle biomasse nécessaire. Du point de vue d'un étranger, le dôme pouvait aisément être confondu avec un jardin d'Eden.

Je fus arraché de mes rêveries bucoliques par un diacre de la noire candeur, m'informant d'une convocation auprès du quartier général de l'œil.

Situé au centre du dôme et s'élevant sur une centaine de mètres, le « dernier retour » façonnait à sa manière le paysage qui l'entourait. Une architecture étrange participait au charme de l'endroit, en effet le bâtiment avait été conçu en forme d'alvéoles bombées subtilement intercalé par des dalles en verre. Avec un jeu de perspective et de lumière savamment élaboré, l'ensemble formait un globe oculaire géant, lui-même découpé en pléthores de plus petits yeux. L'observer donnait toujours une impression saisissante, comme si votre regard était rendu par une centaine d'autres.

Le chemin pour y aller était une merveille en soi, le sentier dessinait une vraie osmose, une vraie harmonie entre technologie et nature.

Les câbles s'entremêlaient aux lianes, les routes étaient faites d'un mélange curieux de mousse végétale, de goudron et de coton composant un terrain irréel. Comme si la terre elle-même était un cœur palpitant dont les veines formées d'un dégradé de blanc de vert et de noir, autant de routes amenant au « Dernier Retour ». Si cette bâtisse était probablement l'accomplissement architectural et technologique du dôme, son environnement l'était tout autant. Tout autour de ce monument, des hybrides mécano-végétale étonnaient de par leur ingéniosité de conception. Ainsi, gravitant autour du curieux immeuble, on pouvait apercevoir des drones de stockage reconverti en écosystème volant, comme si plusieurs mondes tournaient en orbite autour de l'œil.

Le clerc me fit traverser une myriade de salles grotesquement similaire, m'évoquant un labyrinthe de confusion camouflé en quartier général. Après une infinité de couloirs et de portes strictement identiques, il me conduisit vers un escalier sous-terrain donnant sur une énorme pièce.

C'est là que je le découvris pour la première fois.

Sa seule présence embaumait l'endroit d'une tension oppressante. Je ne saurais dire s'il était adéquat de le juger comme humain, végétal, mutant ou simplement vivant. On devinait un être assez grand, vouté comme si sa colonne vertébrale était naturellement arquée. Son allure émaciée laissait préfigurer d'un corps qui n'avait que trop subi, ses côtes beaucoup trop saillantes, dessinaient un portrait immonde de sa personne. C'était comme s'il portait un veston de peau rapiécé dont les couleurs, délavées par les radiations, mettaient en valeur des coutures apparentes répugnantes.

Si la vieillesse s'abat parfois impitoyablement sur certains, lui transgressait les âges de par sa condition. S'il était indéniable qu'il était issu de temps anciens, immémoriaux, lui donner un âge paraissait presque futile.

On pouvait voir jaillir un tuyau massif de son dos, se terminant en une colonne de fils, de perfusions et de machines. Ces dernières injectant diverses substances verdâtres le maintenant en vie. Maigre, décrépit, irradié... il se tenait dans une chambre adaptée à sa condition, ses déplacements limités par le peu de jeu offerts par son énorme perfusion dorsale.

Parfaitement isolée, aucune porte, aucune fenêtre, il était condamné à rester enraciné.

Son regard présentait un éventail d'expression contradictoire. Son visage était une interface directe avec son âme, chacune de ses micro-expressions m'apparaissait comme la personnification d'un sentiment. Ainsi il devenait tantôt rancœur, jalousie, haine tout aussi vite qu'il devenait tendresse, compassion et amour.

De ce visage se dégageait un charme insaisissable, de ses traits émanaient un charisme poussant tant à l'humilité qu'à l'envie de s'en rapprocher, de partager quelques instants de vie en sa compagnie.

Quand je me présentai devant lui, toute expression disparu de son visage, son être entier était affairé à me juger sous tous les angles possibles. C'était la première fois que je sentais un regard aussi intense. Si pénétrant qu'il m'en aveuglait. J'aurais aimé en cet instant être le plus droit des hommes afin d'éviter les foudres de sa colère. Je ressentis une vive envie de m'enfuir pour échapper à la sentence de ses observations.

Je voyais au travers de son visage stoïque, l'expression silencieuse de la réprimande d'un parent en colère.

–Le voilà, celui qui met en péril notre monde. Qu'il est intriguant d'observer notre fragilité. Nous qui nous pensons si solide, indivisible... Nous parvenons pourtant à être déstabilisé par une âme aussi jeune. A toi tout seul, tu es une vraie leçon d'humilité.

Un compliment ? Un reproche ? Comment suis-je sensé prendre cela ?

Sa voix sonnait comme celle d'un patriarche, sa simple audition inspirer l'envie de rentrer dans ses bonnes grâces.

Sois honoré, peu sont dignes de me rencontrer.

Rien dans sa voix ne trahissait une forme de présomption ou de vanité, c'était probablement un simple constat. Il enchaîna immédiatement :

Je ne m'attends pas à une réponse, je sais que tu ne peux m'en faire et c'est très bien ainsi. J'ai horreur qu'on m'interrompe.

Il se racla la gorge dans un gargouillis inhumain retentissant en écho dans la pièce, comme un coup de tonnerre grondant à mes oreilles.

Je suis Radicor, ou « celui qui prend racine ». Je suis le chef de ton Eglise, ton messie en quelque sorte.

Je ne saurais dire s'il plaisantait ou s'il était sérieux. Son ton ne laissait rien deviner... ou plutôt il laissait deviner tellement de choses que c'en était ininterprétable.

Trêve de balivernes, je vais directement t'informer de la raison de ta présence ici.

D'un geste de main léger et élégant, ses doigts caressèrent la surface d'un hologramme tactile projetant sous mes yeux un enregistrement de mes faits d'armes.

Ta vidéo...

Sa diffusion jetterait le discrédit sur nos actions. Cela, je ne peux le tolérer.

Il marqua un temps de pause, comme pour soutenir l'autorité qu'il dégageait.

Pourquoi crois-tu que personne n'a jamais choisi de divulguer tout son parcours aux yeux du public ?

Il prit un ton particulièrement narquois qui ébranla les fondations de ma personne.

La vérité c'est que des tas d'élus l'ont choisi, je ne dirais pas une majorité mais au fil du temps, sur l'ensemble des envoyés il doit y avoir 40% de diffusion de vidéos pour 60 % de langues gardées.

Tu es dans ton droit quand tu exiges de la diffuser. Par contre, tu finiras aux côtés des autres...

Son sourire était le reflet de sa satisfaction, comme s'il s'apprêtait à me narrer ses triomphes passés, pourtant son expression n'était pas exempte de compassion.

Où sont-ils, ces fameux « autres » me diras tu ? Tu les as côtoyés tout au long de ta vie, mon cher Zachary, sans le savoir. Notre société est bâtie autour d'eux. Notre calendrier est bâti autour d'eux, chaque jour de jeûne correspond à la faute d'un « autre » afin de nous rappeler leur erreur. La plupart des insultes de notre belle langue correspondent à des déclinaisons du nom de ces traitres. Avant, nous les exécutions Zachary.

A nouveau, un silence insistant, cette fois ci pour marquer la gravité de la situation.

Désormais, nous diffusons effectivement leurs vidéos. Par contre nous modelons leur image pour refléter ce que nous avons envie de dévoiler. Sois sûr, mon enfant, que l'image qui en ressortira te réserve un sort bien pire que celui du mutisme.

Il souhaite manifestement entraîner mes réflexions là où il le souhaite, il maîtrisait cet exercice. Combien de fois l'avait-il pratiqué ? Combien de sacrifice avait-il désacralisé afin de préserver la cohésion du dôme ?

Tu dois comprendre ceci, aussi fondées moralement que tu juges tes actions, elles mettent en péril des centaines d'années de durs labeurs pour maintenir notre écosystème dans un état fonctionnel. Je ne peux tolérer aucun écart, même si cela suppose de mettre au ban de la société les contrevenants.

Son visage se mua en une expression plus catégorique, beaucoup moins empathique.

Pour parler plus crument, ta lutte est condamnée d'avance, tes espérances n'aboutiront pas, nous ne pouvons pas le permettre. Ta vidéo sera retransmise, certes mais selon nos modalités. Nous profiterons de ton cas pour faire un exemple. Nous ne te bannirons pas, cependant tu seras trainé dans la boue, excommunié de la Noire Candeur dans une fastueuse cérémonie puis rejeté comme un paria. Aussi noble et légitime que tu estimes ta lutte, tes efforts ne te guideront qu'à ta perte.

Insondable sentiment que celui qui embrassait son faciès. Je sentais qu'il espérait sincèrement me convaincre, pas seulement pour le dôme mais également pour moi, pour m'éviter le destin néfaste que mes choix me réservaient.

Rentre dans le rang, oublie tes rêves de révolution et grandis avec nous ou sombre dans l'oubli avec les autres naïfs écervelés.

Il exprimait son propos d'une voix sèche, comme s'il rendait un jugement. Pourtant, quand il reprit c'était d'un ton nimbé de bienveillance.

Le règne de l'humanité n'est plus Zachary, nous ne faisons que nous débattre dans les derniers instants de tout une race. Nous prolongeons artificiellement la vie de l'humanité, celle là-même qui a condamné toutes les autres à une éternité de souffrance. Par notre arrogance, par notre incapacité à nous prendre en main, nous nous sommes rendus coupables d'un méfait qui dépasse notre race.

Indéniablement, c'était son discours que j'entendais au travers des « vaisseaux » de la Noire Candeur, que ce soit de mon professeur ou de mes pairs. Cette culpabilité latente propre aux habitants du dôme, c'était de son fait.

Notre mort est une nécessité. Au firmament de notre puissance, nous nous sommes brulé les ailes. Nous continuons d'en payer le prix. Zachary, ça ne sera jamais assez. Nous en avons trop fait, nous devons mourir. Aucune action ne saurait réparer nos fautes. La seule chose qui puisse nous racheter un tant soit peu, c'est de parvenir comme nous le tentons de le faire, à ranimer une étincelle de vie dans les Terres Mortes. Cette étincelle est tout pour moi. Comprends bien ceci, j'aime chacun de mes citoyens, j'aime la dynamique qui anime chacun de nos efforts, j'aime à trouver une certaine noblesse dans notre pénitence, pourtant... Je sacrifierais le dôme tout entier si cela permettait à notre écosystème de se soutenir et s'équilibrer lui-même.

Son discours avait des tonalités religieuses par moment, comme s'il essayait d'expier les pêchés de toute une race.

Pour en revenir au sujet de l'objet de notre rencontre....

Son visage présentait un yin-yang émotionnel parfaitement indéchiffrable, je ne sus déterminer tout à fait quand il m'accablait en réprobation ou m'encensait en louange.

Quiconque menace l'équilibre artificiel que nous peinons à maintenir en subira les conséquences. Si l'on s'intéresse à ton cas par exemple... Si j'ai bien suivi, tu étais en mission de reconnaissance dans la périphérie du dôme. Une tâche qui a lieu toutes les décennies s'inscrivant dans la démarche de recolonisation de la terre. Au cours de ta mission, tu nous as confirmé l'existence d'au moins deux peuples indigènes, rapporter des informations cruciales s'agissant de la vie au-delà du dôme, au travers des cafards.

Il ponctua son discours en diffusant des extraits de mon excursion au travers de l'hologramme.

Tu n'imagines pas l'émotion qui m'a saisi en apprenant que d'autres formes de vie subsistaient dehors.

On n'attendait pas autant de toi, cependant tu as fait encore bien plus...

Les images se succédaient les unes aux autres, le désert, les immeubles en ruines, le repère des Tocards, la station des cannibales.

Tu as établi une ébauche de relation pacifique avec les « Tocards ». Tu as fait preuve de vaillance et d'ingéniosité dans une démarche qui visait à protéger tes frères lorsque tu as menti aux cannibales vis-à-vis de l'état et de la localisation du dôme.

Tes actions ont également menée à l'anéantissement de tout un peuple. J'ai bien conscience que tu as été trompé, que ta volonté n'était que de t'enfuir. Tes possibilités étaient limitées.

Le soulagement qui étreignait mon cœur libérait mon âme d'une partie de la culpabilité et de la colère qui m'animait. La noire candeur comprenait mes choix, elle les approuvait presque. Cela voudrait-il dire que... le peuple en ferait de même ?

Ce n'est pas non plus l'idée que je me fais d'un succès. Qui sait combien de morts tu as engendrés ? Des centaines ? Des milliers ? Tes actions ont condamné des personnes innocentes, des familles, des enfants. Oui cette culture paraitrait à chacun d'entre nous comme parfaitement immorales. Nous, qui disposons de moyens suffisant pour nous prémunir de cette barbarie qu'est le cannibalisme, évidemment nous serions tentés de juger leurs mœurs cruelles, leur culture inhumaine, leur nation décadente.

Quand bien même, ce serait une incroyable erreur de réduire notre jugement à ce constat.

Contempler avec mépris ceux qui se saignent pour survivre, fustiger les tentatives désespérées de ceux se débattent pour subsister n'est pas seulement d'une bassesse insensée. C'est simplement tout aussi abominable que le comportement dénoncé. Quelle valeur a notre jugement lorsque nous-même avons toujours été à l'abri de cette faim dévorante ? Quelle valeur a notre jugement lorsque notre habitat fournit les conditions optimales pour vivre ? Qui nous sommes nous pour juger si nous ne comprenons pas ce par quoi ils passent, Zachary ?

Le spectre de son empathie couvrait la totalité des enjeux. Lui, qui incarnait la plus haute sphère du pouvoir, parvenait à prendre suffisamment de recul pour faire abstraction des pires pratiques de l'humanité. Son appréciation de la situation confronte contexte et moral. Là où je ne voyais qu'une aberration, lui s'attache à comprendre ce qui pourrait pousser l'homme à l'inqualifiable.

Aussi louable qu'était son point de vue, lui n'avait pas risqué de terminer dans une assiette. Je me demande s'il penserait toujours de la sorte s'il avait été menacé...

Encore une fois, tu as été trompé Zachary. Je ne te juge pas responsable de leurs morts. Quelque part, ce peuple s'est anéanti lui-même. Toutefois il n'y a aucune raison de se réjouir de leurs morts.

Son visage prit une expression plus austère.

Au-delà de ces erreurs, il y a d'autres éléments plus perturbants...

Il soupira, comme s'il ne souhaitait pas aller plus loin dans sa phrase, puis se résigna à poursuivre.

Tu fomentais un complot pour éclairer nos citoyens sur la prétendue « vérité » qui entache la moralité de nos pratiques. À quoi voulais-tu arriver au juste ? Animé par la vengeance, tu voudrais tous nous faire payer ta frustration par notre mort. Que crois-tu qu'il arriverait si nous dévoilions nos pratiques au grand jour ?

Je n'ai jamais réellement voulu la mort.

Certains s'indigneraient, d'autres comprendraient la nécessité de notre démarche. A part porter atteinte au moral de tes frères, cela ne changerait rien. Nos besoins resteraient les mêmes, nos pratiques également. C'est ce que je crois. Tu trouverais peut-être la démarche plus sincère. Je pense que ce serait parfaitement contreproductif et nuirait simplement au bonheur de notre peuple.

Tu considères le peuple comme un enfant, incapable d'appréhender l'urgence. Tu veux le maintenir dans une cécité paternaliste. Je veux leur ouvrir les yeux car j'ai foi en lui.

Quand bien même, ce que je pense ou ce que tu penses des conséquences éventuelles de pareille révélation n'a aucune importance. L'équation est mathématique. Si nos pratiques s'ébruitaient massivement, il y aurait un risque de discorde, un risque de révolte, un risque de perdition. Si le dôme rentre en guerre civile Zachary, entends-moi bien, il n'y résistera pas.

Son regard inquisiteur pesait sur moi, me plongeant dans une profonde insécurité.

Je ne peux te percevoir autrement que comme un danger.

Tant que ce sera le cas, tu resteras silencieux.

À mes yeux, tu es une menace.

Il soupira.

Cela dit, pas pour de mauvaises raisons.

Il s'adoucit tout en portant son regard sur le cadrant photo posée à l'extrémité de son bureau. Une photographie, de mauvaises qualités, représentant ce que j'imagine être un homme. Vêtu de haillons qui devait avoir été un gilet un jour, le visage méconnaissable enveloppé dans des bandelettes de tissues, portant d'une main à ses yeux une énorme paire de jumelles jaunes et de l'autre un fusil curieux qui devait presque faire la longueur de son bras. Un déploiement anarchique d'appendices tentaculaires en guise de cheveux. Il était figé ainsi, dans une posture cavalière en train d'arpenter une dune.

Il plaqua le cadrant contre son bureau, comme si sa vision était devenue insupportable.

Nous allons trouver un compromis. Prouves moi que je peux réviser mon jugement.

Nous avons reçu il y a 10 jours une communication de la part du dôme de l'Ouïe précisant ses coordonnées actuelles exactes. Tu dois bien comprendre une chose, on n'avait pas reçu de communication d'un autre dôme depuis une bonne vingtaine d'années. C'est un évènement inespéré proche du miracle. Notre survie et la leur importent peut-être de nos futurs échanges. Ton but sera de découvrir s'il est possible d'établir une route entre nos deux dômes. Concrètement, si tu parviens à aller là-bas et revenir, tu passeras à mes yeux de paria à saint.

De paria à saint... ça ne me dit pas s'il me rendra ma voix. Quand bien même, je ne suis pas vraiment en position de négocier, je ne vais pas commencer à lui imposer des conditions dans une circonstance aussi désespérée.

Qu'en dis-tu ?

En réponse, je le regardai avec insistance comme pour lui signifier que je ne pouvais toujours pas parler.

Pardonne-moi, mon enfant, j'ai un sens de l'humour bien à moi.

Ses excuses étaient si désinvoltes qu'elle ne me réconforta en rien, elle m'amusa plutôt. J'appuyais désormais son regard sans défaillir alors qu'il me fit apporter une ardoise et une craie pour lui répondre.

En nettoyant légèrement le support que l'on m'offrait, je ne pouvais m'empêcher de penser à combien d'entre nous, avant moi, avaient pu voir leurs vies se terminer en ces murs. C'est ainsi que j'inscrivis, « Taillez-moi l'uniforme pour le cyclope et je suis votre homme ».

Pour être parfaitement honnêtes, à l'époque, les émotions se supplantaient à la raison. Je n'aurais su dire en cet instant si ma lutte était toujours légitime. Mon esprit était en lutte pour savoir quoi penser. Bien plus que les mots de mon professeur avec ses airs d'ordinateur humain, ceux de Radicor sont vivants. Il diffusait une aura pénétrante de charisme, criante de richesse, qui enveloppe votre être d'un sentiment de sollicitude.

Ainsi soit-il. Tu peux maintenant te retirer.

Ses dernières paroles ne sonnaient absolument pas comme une invitation, mais comme une invective prononcée avec douceur. Alors que son regard se figea sur la photographie ornant son bureau, je vis les traits de son visage se vider de sa substance, réduit au néant, éteint...

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Quelques temps plus tard, au même endroit.

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Le fracas causé par les coups de bélier tonnants à la porte réveilla Radicor.

Chacun des coups produisait un bruit sourd accompagné progressivement par le crépitement du bois broyé. Au fur et à mesure, on devinait les contours de la porte se déformer, les chevilles se désaxer jusqu'au moment où elles céderaient enfin.

Radicor attendait ce moment depuis des années.

Ce moment qu'il avait tant craint, il l'accueillait désormais avec impatience.

Fini l'inquiétude, terminer les remords, assez.

...

De son vivant, Insitivus était une personne calme. Ce trait ne l'avait jamais quitté, même à sa mort.

Calme et mort deux mots parfaitement appropriés pour le décrire.

C'était un être unique au sien du dôme, révéré de tous. Il n'était pas qu'un enfant, il était un élu. Un de ceux que l'on avait choisis pour arpenter les Terres Mortes. Un élu remarquable. Loin d'être traumatisé par le voyage, il était toujours avide de contempler le « vrai monde », selon ses dires. Peu peuvent s'honorer d'avoir accompli autant de prouesses que lui. Lors de ses premières missions, il découvrit un accès sous-terrain menant à des nappes phréatiques. Ce fait d'armes seul permit au dôme de perdurer 1 an durant la Sécheresse Sans Fin. Comme son dégoût pour l'ennui était au diapason de son goût pour l'aventure, ses miracles étaient quotidiens. Que ce fût en mission de sauvetage, de reconnaissance, de ravitaillement. C'était de loin l'élément le plus précieux de notre communauté.

Pourtant, s'il nous a permis de briller c'est en ternissant son propre éclat.

Ce ne fut que tout naturellement que Radicor vu le potentiel en lui, pour en faire officiellement son successeur et officieusement devenir son fils. L'amour, dans cette famille, était une affection que l'on déguisait avec pudeur. Ils n'en demeuraient pas moins prolifiques.

Avec la soif d'aventure d'Insitivus naquit l'inquiétude de Radicor.

S'il ne revenait pas ? Que ferais-je s'il échouait ? Est-il conscient du poids que je place sur ses épaules ? Est-ce qu'il m'en veut ?

Autant de questions qui vinrent parasiter sa réflexion et sa capacité à administrer convenablement le dôme. Il s'engagea à ne pas freiner les velléités chevaleresques de son fils, en échange de quoi, pour rassurer son père, Insitivus serait tenu de se faire installer un équipement spécial.

Au début, ce ne fut effectivement qu'un ajout de matériel. Une nouvelle combinaison pensée pour l'aérodynamisme et le camouflage, un nouveau fusil laser capable de fendre n'importe quoi, etc. Progressivement, les changements prirent le chemin de la chirurgie.

En s'appuyant sur les connaissances des anciens en ingénierie bio-mécanique, médecins et scientifiques s'appliquèrent à réparer Insitivus, quand ce fut nécessaire. Remplaçant un bras arraché par un nouveau, bionique. Puis le second. Des bras, ils passèrent aux jambes... Puis, petit à petit, l'idée germa de greffer des poumons mécaniques, bien plus fiables que leurs homologues organiques. Des poumons, ils en vinrent au cœur et ainsi de suite.

Aujourd'hui, ceux qui osent encore le qualifier d'humain sont traités de fous.

Plus le temps passait, plus il avait envie d'aller dehors.

Plus il allait dehors, plus il cherchait un frisson plus grand encore que le précèdent.

Plus il revenait écharpé, plus on le modifiait.

S'il revenait blessé des Terres Mortes, c'est au dôme qu'il s'effritait un peu plus.

Quand l'inquiétude du père arrivait à son paroxysme, lors d'envoi de missions particulièrement périlleuses, le fils avait toujours un mot rassurant pour lui :

« N'ait crainte, papa. Je reviendrais toujours pour toi. »

Sa mine enfantine, son sourire si radieux, tout son être semblait si insouciant qu'il réveillait l'envie de se fondre à nouveau dans l'innocence.

Aussi amoché qu'il pouvait l'être en revenant, il demeurait guilleret et disait ne rien regretter. Le jeune homme connut la consécration, que ce soit à l'extérieur du dôme au travers de l'effort ou en son sein.

Suscitant jalousie, inquiétude et passion, les cavalcades d'Insitivus animaient parfois leurs disputes familiales, seulement rien ne semblait pouvoir les séparer l'un de l'autre.

Pourtant, l'âge et les transformations cybernétiques aidant, Insitivus changeait. Plus efficace, plus austère, mais également de plus en plus éteint. Ce que Radicor prenait pour un éveil de maturité n'était en fait que la disparition progressive de son humanité. Néanmoins, Insitivus réservait toujours ces quelques mots à l'adresse de son père, véritable attestation, s'il en fallait une, qu'il était encore là.

–N'ayez crainte, père. Je reviendrais toujours pour vous.

Chaque fois qu'il envoyait son fils en mission, Insitivus s'éteignait de plus belle. Il caressait l'espoir que son fils se lasse de ses périples afin qu'il puisse lui transmettre son patrimoine : son savoir, l'art d'administrer un complexe aussi gigantesque qu'était le dôme.

Désormais quand Radicor opérait un briefing sur les missions de haute importance, Insitivus répondait par le silence.

Jusqu'au jour où il ne revint plus.

Quand Radicor prit conscience de sa faute et qu'il prit la mesure des conséquences de ses abus, Insitivus n'était déjà plus. Radicor en était malade. Il en était malade depuis une décennie. Empoisonné par le déni, rongé d'avoir tué son fils à petit feu.

Aujourd'hui, son fils s'était juré de le guérir.

...

Quand les débris de cette porte haute de trois mètres vinrent s'écraser au sol, le silence reprit ses droits.

–Je t'avais dit que je reviendrais.

Il braqua son fusil dans la direction de son père en un quart de seconde et tira sans sommation.

La balle entama sa course pour venir transpercer le cadrant-photo ornant le bureau , pour venir se loger dans le ventre de Radicor.

Insitivus se rapprocha lentement de son bureau, sa démarche à l'instar d'un condamné dans le couloir de la mort, est celle de la Camargue. À l'article de la mort, le père n'avait jamais été aussi similaire à son fils : mort bien avant le trépas.

C'est à peine si le chef de la Noir Candeur poussa un gémissement de douleur, comme s'il cherchait à garder même en ce dernier instant un semblant de dignité. Insitivus prit alors à sa ceinture un vieux revolver qu'il avait gardé pour l'occasion, le plaqua contre la tempe de son père. Lorsqu'il vint embrasser Radicor, il appuya simultanément sur la détente.

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