Chapitre 20 : La guerre invisible

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Je ne devinais pas en Laurifer le tempérament d’un homme changeant, impulsif. Ce qui venait de se passer devait être sans précédent.

Qu’est-ce qu’il vient de se passer ?

Figé de surprise, je me perdais dans la contemplation de mon camarade. Si ma curiosité me réclamait d’éprouver un contact télépathique avec lui, ma méfiance me l’interdisait.

Est-ce… dangereux de trop mêler son esprit à celui des autres ?

Cyclope gardait aux lèvres un sourire énigmatique, comme s’il saisissait mon dilemme intérieur.

Alors qu’il se redressait, il me fit signe de le suivre. Mon compère m’entraina à l’entrée des quartiers de notre hôte d’où il fit coulisser la porte d’entrée, produisant à nouveau ce sifflement caractéristique. Après quoi, il désigna sa propre oreille pour m’inviter à me focaliser sur mon audition. Outre ce son d’eau ruisselant des fontaines de Laurifer, rien n’attirait particulièrement mon attention.

Apparu alors les premières notes d’une subtile mélodie, un son de flute indescriptible, entre le félin et le solennel, le gracieux et le majestueux. Une musique sibylline qui exprimait les lamentations du silence, comme un soupire lancinant sans fin. Un air suave qui effrita l’accalmie du dôme sans la moindre brutalité.

Au détour d’un couloir, une procession silencieuse d’individu se dévoila à nos yeux. Ils devaient être au minimum une cinquantaine, peut-être une centaine au total. Les voir se succéder les uns aux autres dans un total mutisme exprimait, malgré eux, quelque chose de surnaturel, de presque effrayant. Le cortège défilait manifestement en direction du récital.

Les questions s’accumulent, les réponses s’éloignent…

Cyclope s’invita spontanément dans ce pèlerinage et se joignit à la foule. Au vue de la désinvolture avec laquelle il rejoint le rassemblement, j’avais la désagréable sensation qu’il en savait bien plus que moi.

Après tout… Qu’est-ce que j’ai à perdre ?

Imitant mon acolyte, je me fondis dans la masse.

Guidé par le collectif, je fis mon possible pour ne pas me faire remarquer. Comme un essaim d’abeille charmé par le chant des fleurs, nos pas nous menèrent en direction du flutiste.

Nous arrivâmes dans une salle titanesque qui différait en tout point de l’architecture du reste du dôme. Les étroits couloirs que nous venions d’arpenter, présentait dans leur qualité de finitions, leur matière et leur esthétique un message d’humilité, de simplicité et d’efficacité. Ici, tout n’était que grandiloquence, gigantisme et apparat. La pièce était entourée par d’épais murs d’obsidiennes, elle regorgeait de plantes décoratives exubérante, de palmiers et de fleurs. Elle était éclairée par d’énormes chandeliers de projecteurs qui baignait la salle d’une lumière surnaturelle. L’ensemble donnait à la pièce des teintes vertes et noires là où jusqu’alors nous n’avions croisé que le marron du bois et le blanc du papier.

Cyclope m’attira subitement hors de la foule, laissant le cortège à ses affaires cérémonielles. Je me demandais ce que nous faisions là, pourquoi les suivre si c’était pour au final pour s’écarter d’eux. Mon compère tocard avait l’air catégorique, d’un regard je compris que si nous devions assister à ce spectacle, ce serait en tant que spectateur.

Surplombant de sa hauteur la salle, une plateforme au centre de la pièce accueillait Laurifer munit d’un singulier instrument. Il brandissait ce qui devait s’apparenter à une longue flute à bec qui elle-même était fixée à une énorme caisse de résonance.

En ces lieux où le silence était la norme, la musique prenait une dimension féerique.

Absorbé par la tâche, la concentration lui donnait des airs de grandioses. En totale symbiose avec son instrument, il ne prêta nullement attention à la foule qui s’asseyait autour de la tribune. Ce n’est qu’à la fin de sa sérénade qu’il baissa les yeux vers son public.

Est-ce un trône ? Une tribune ? Pourquoi n’y a-t-il que Laurifer là-dessus ? Je devinais avec Solator un système qui s’apparentait à une forme d’anarchie, était-ce un leurre ?

Il s’inclina humblement en guise de salutation puis s’installa en tailleur sur la petite estrade. D’un signe de tête, il invita un premier membre du dôme à le rejoindre sur scène. Le fils du tyran ferma les yeux puis offrit la paume de sa main à l’individu qui s’empressa de la toucher. Une fois fait, l’individu regagna sa place alors que son voisin se leva pour rejoindre le doyen du dôme. L’opération se répéta jusqu’à ce que tous eurent toucher le régent du dôme.

Contempler ainsi une centaine de personne s’enfermer dans le mutisme pendant une durée aussi longue me plongeait dans un profond malaise. Paradoxalement, je sentis un feu intérieur qui me commandait de hurler, de briser cette quiétude si oppressante pour moi.

Je n’avais jusqu’alors aucun problème avec le silence, dès lors que je fus seul.

Dès l’instant où la solitude s’effaçait face à la chaleur humaine, demeurer muet ne pouvait être synonyme que de danger ou, au minimum, de tension. Ici, j’avais même peur que le son de mon souffle ne soit une insulte. Tant bien que mal, je tentais de me rassurer comme je le pouvais.

Calmes-toi. Tout ceci est nouveau pour toi, c’est normal d’avoir peur. Regardes et apprends tant que tu le peux. Tu as toujours la possibilité de partir si tu le souhaites. Cyclope est avec toi, tout va bien, tu n’es pas en danger.

Une fois le dernier contact télépathique exécuté, Laurifer rejoignit la foule. Le peuple du dôme se leva comme un seul homme pour former une ronde. Puis, épousant le regard de son voisin, chacun vint palper son prochain.

Bien qu’à l’écart et ignorant totalement de quoi il en retournait, je les observais en spéculant.

Je suppose que c’est ainsi qu’ils débattent. Je n’ai pas encore tranché sur ce que m’inspire la télépathie, mais force est de reconnaître qu’en terme d’échange politique, il m’est difficile d’imaginer un moyen d’expression aussi abouti. Leurs débats ne peuvent être qu’exhaustif et passionnant.

Le patriarche les avaient fait monter sur scène pour informer du sujet de la réunion puis maintenant, chacun venait échanger avec son voisin avant de changer de partenaire. C’était comme assister à un ballet mystique avec pour seule musique le silence.

En quelques minutes, tous les membres du dôme eurent l’opportunité d’échanger avec leurs pairs. Chacun pris de nouveau place autour de l’estrade et Laurifer regagna sa tribune. Une dernière fois, un par un ils rentrèrent successivement en contact avec l’ancêtre avant de regagner la foule.

De cette manière, chacun venait exprimer les conclusions qu’il avait tiré de sa confrontation au débat avec autrui.

Si tôt que le dernier échange eut lieu, l’aïeul se saisit de la curieuse flute et se mit à jouer cette sonate envoutante qui marqua le début de la réunion. Au son de ces quelques notes, le public quitta les lieux pour regagner ses quartiers.

Il ne restait désormais plus que Cyclope, Laurifer et moi. Comme profitant d’un moment suspendu dans le temps ou rien d’autre n’existait, le régent du dôme demeura un moment sur l’estrade, seul en compagnie de sa flute, avant de nous rejoindre.

Le tocard et lui échangèrent un regard chargé en émotion puis, le doyen du dôme entama un contact télépathique avec mon acolyte. Quelques instants plus tard, mon fidèle ami m’arracha violemment du domaine de l’existence pour me propulser dans un onirisme total.

Mon âme baigna alors dans une atmosphère étrange, tout autour de moi l’air se solidifiait dans une matière malléable. Je n’aurais su dire si mes sens me faisaient défaut ou si toute lumière s’était tue. Aveugle dans ma progression, je ne sentais plus ni mes bras ni mes jambes. J’en étais réduit à me tortiller pour me frayer un chemin dans cet incompréhensible réalité. Loin de céder à la panique, je dévorais l’espace devant moi afin de me frayer un chemin dans cette insondable pénombre. Par la force des choses, je me rendis compte que plus je creusais, plus mon corps se dissolvait.

Or plus je me fragmentais, plus les ténèbres se dissipaient, me laissant découvrir avec stupeur que me désincarner donnait des couleurs à ce qui n’était qu’ombre. Courant après ma propre perte et poussé par une irrépressible envie, je me fis un devoir d’absorber toute l’obscurité jusqu’à ce que je ne sois plus que poussière. Des bribes de mon être, je découvris un paysage magnifique à l’horizon verdoyant.

Balloté au gré du vent, d’innombrable fragment de mon esprit furent emporté dans une clairière. La brise me déposa au creux de ce havre de paix qui n’attendait que ma compagnie.

Fusionnant avec la terre, une nouvelle vie s’offrait à moi. Je me sentis bientôt me disperser, me répandre et envahir la terre elle-même. Ma course ne connaissait aucune limite. Ma foulée marquait le sol de mon empreinte indélébile et assimilait tout sur son passage. Le mort, le rejeté, le déchet devenaient mien. Feuilles mortes, fruits pourris, champignons devenaient une extension de moi-même. J’étais cette moisissure envahissante qui unifiait le vivant. Naviguant de trésor en trésor, je sentais mon âme se diffuser tout en tissant sur son sillage un tableau complexe, comme un réseau veineux jaunâtre qui, à chaque pulsation, redonnait l’énergie à mon âme de proliférer davantage encore.

Je n’étais plus que symbiose. J’étais l’incarnation de la frontière entre la vie et la mort.

Mes pérégrinations m’amenèrent à un défi de taille. Juché au pied d’un arbre, le cadavre d’un humain espérait profiter du repos éternel. La dévorante faim qui m’animait me guida naturellement à me consacrer à ce festin. Enflammé par l’ampleur du défi, je m’épandais simultanément sur son torse et sur son dos, suivant le pourtour de sa cage thoracique.

Partout où j’allais, ma marque insufflait un souffle de vie à ce qui n’était plus que nécrose et putréfaction. En colonisant la mort, je nettoyais le défunt de ses souillures, rendant un dernier hommage à la dépouille, avant que celle-ci ne retourne à la poussière.

Arrivé au sternum, mon inexorable course connu ses premiers travers. La matière organique eut une saveur rance, ma propagation se retrouvait entravée par la présence de corps étranger. Incrédule, je réunis mes efforts pour enquêter sur les lieux. Ces terres avaient déjà été colonisé, j’avais opportunément attaqué la partie vierge de la carcasse, j’arrivai désormais en terre conquises. Ainsi, pour renforcer mon assise sur ces terres fertiles, je fis germer dans les territoires frontaliers d’inconcevables champignons à mon effigie. Ces statues improbables seraient l’inébranlable rappel de mon emprise sur ce terrain.

Mon rival dû en faire de même puisque bientôt, deux rangées de statue se défiaient du regard, deux mondes se faisaient face dans un climat de tension croissante. Alors que chacun était déterminé à défendre ses propres intérêts, deux sculptures opposées joignirent leur main dans une empoignade amicale. Bientôt toutes les autres les imitèrent et chacun finit par étreindre son prochain. De cette fraternité germa une nouvelle race de moisissure, fruit de l’union des deux consciences, qui recouvra le sol.

En ce terreau spirituel fertile, émergea deux colonnes faites de spores dans lesquelles nos essences se matérialisèrent.

Dubitatif, j’observais l’incarnation de mon compère.

-Le cadre est surprenant, est-ce de ton fait ou du mien ?

-Du mien.

Cyclope s’exprimait d’une voix apaisée, sereine, comme si cet environnement renforçait sa paix intérieure.

-Comment peux-tu en être si sûr ?

-Pendant ta convalescence, j’ai beaucoup appris sur ces gens et leurs manières de faire. Notamment sur la télépathie.

Bien qu’à l’écoute des propos du Tocard, mon regard lorgna sur son domaine.

Homogène et diaphane, son empreinte se divisait en une arborescence complexe qui, à rythme régulier, était secoué de curieux spasmes, comme s’il transportait quelque chose. L’afflux menait droit à ces fongus hybride de nos deux âmes. Quand la décharge arriva jusqu’à lui, je sentis mon corps frémir simultanément.

Une règle régit les images, le monde dans lequel l’échange nous plonge. Dans notre cas, elle explique ceci : « quiconque n’ayant pas fixé de lieu de prédilection laisse la main à l’autre. » Tout ce que tu vois correspond à un lieu, un souvenir qui m’est cher, réel ou non.

-Et dans le cas où j’aurais formulé un tel lieu, que ce serait-il passé ?

La situation m’amusait et m’apaisait particulièrement. Dans la plupart des échanges que j’eus jusqu’alors avec Cyclope, je me retrouvais dans une position inconfortable ou mon ami m’inondait d’un flot intarissable de questions. La balance s’équilibrait enfin.

-Alors le monde dans lequel nous serions aurait été la fusion de nos deux lieux.

-Intéressant. Jusqu’à présent aucune des réalités que j’ai pu observer n’avait de rapport entre elles. Je serais curieux de voir ce que cela donne. Clairement le tien est la plus…

Je pris un moment avant de choisir l’adjectif qui me semblait le plus approprié.

Organique ?

-Intéressant choix de mots. Je m’attendais à lugubre ou morbide. Organique est également à mes yeux le terme le plus approprié.

-J’aurais pu utiliser ces termes-là. Avec Insitivus il s’agissait d’un arbre éthéré, avec Laurifer ce fut une tornade d’eau. C’est la première fois que je vois…

Comme si je prenais de la hauteur, j’observais la tête géante du cadavre avec une placidité inquiétante.

Un animal.

Alors même que la morbidité de cette scène ne me gênait pas le moins du monde, je ne pus réprimer une forme de dégoût dans le ton de ma voix. Un rictus amer s’installa sur mes lèvres, puis dans un réflexe d’autoflagellation, je me tirais les cheveux comme pour faire sortir ces idées de ma tête.

Malgré moi et malgré toute la bienveillance que je porte envers mes semblables humains, la vie a fait naître en moi une misanthropie latente.

-Ne te forces pas à être bienveillant si tu ne le souhaites pas. C’est parfaitement normal de ressentir cette haine. La refouler, c’est ça qui ne l’est pas.

Une forme de masochisme vertueux m’intimait de condamner ses propos, pourtant profondément en moi, je savais qu’il avait entièrement raison.

Tenaillé par deux émotions contradictoires, mon malaise s’esclaffa d’un rire jaune.

Des sages paroles, Cyclope. Je me rends bien compte que tu es dans le vrai. Cependant on m’a élevé dans la pensée que tout ce qui n’est pas fraternité est pêché. Il me faudra… un certain temps avant de pouvoir l’assimiler.

-étrange pour quelqu’un qui souhaite le soulèvement de son propre peuple, non ?

-C’est justement la fraternité qui me pousse à cela. Qu’entends-tu derrière cette question ?

Mon regard se chargea de haine. Laissant involontairement s’échapper un songe que j’aurais volontiers gardé pour moi.

Si même mes proches sont incapables de me comprendre, est-il seulement pertinent de les qualifier ainsi ?

-Calmes toi, Zachary. Je voulais juste t’entendre le dire. Non pas que je soutienne ou condamne ta tentative de révolution, mais je pense que t’amener à te rappeler ce constat peut te faire du bien.

Le soulagement qui m’envahit tamisa mon ressentiment. L’espace de quelques instants je baissais les yeux en formulant un silence qui exprimait toute ma gratitude. Cette sérénité retrouvée me poussa à aborder un sujet plus léger.

-Je ne m’imaginais pas que tu pensais ainsi, en employant des phrases complexes et sophistiquées.

-C’est normal, je ne le fais pas.

-Mais pourtant, depuis tout à l’heure tu…

-Effectivement.

Je sentais qu’il n’avait pas tout à fait envie de me répondre, qu’il occultait le sujet pour passer à autre chose.

-T’en couterait il de m’expliquer ?

-C’est … compliqué.

Pris par une fulgurante réminiscence, je souris à pleine dent et lui assaini amicalement une réponse qu’il m’avait déjà sortie par le passé.

-Parler à moi, pas stupide. Pouvoir Comprendre.

Il soupira comme s’il rendait les armes avant de répondre à mon sourire.

-Avant qu’elle ne soit traduite en mots, chaque pensée se décompose en un ensemble d’émotions, de ressentis, de réactions. Cet ensemble est nommé substrat. L’appareil synchronise nos substrats et les formate de la manière la plus intelligible pour nous.

En d’autres termes, tu percevras systématiquement le fond de ma pensée mais la forme sera articulée pour correspondre au moule de ton esprit. Comme si tu l’avais pensé toi-même.

Légèrement amer, je lui répondis avec une pointe de déception dans le ton de ma voix.

-Ceci explique cela, je comprends mieux pourquoi je me sens autant osmose à chaque échange télépathique.

-Maintenant que nous avons réglé ces quelques détails… Vas, Zachary, nourris-toi de mon savoir. Nous aurons à parler après.

Je regardais l’esprit de mon compère d’un air hésitant. Incertain quant à la marche à suivre, je fermai les yeux et m’efforçai alors de faire le vide en moi. Je sentis là une prolifération de spores pulluler en moi. Incapable de maîtriser le flot de champignons, je rouvris les yeux pour découvrir que, ce qui avait été mon bras était devenu une protubérance fongique géante, elle-même terminée par une bouche à quatre lèvres.

Quelques mois auparavant, j’aurais été horrifié par ce spectacle, désormais j’étais fasciné et amusé par cette spectaculaire transformation.

Guidé par une intuition surnaturelle, je plantais cette improbable excroissance dans le sol jonché de parasites. Utilisant des muscles que j’ignorais posséder, les lèvres de mon bras aspirèrent la moisissure dans un indéfinissable bruit de succion. Alors que mon bras se nourrissait de cette essence primordiale, je compris qu’elle serait la clé pour accéder aux pensées de Cyclope.

M’immergeant dans la psyché de mon ami, je naviguais de songe en songe jusqu’à remonter à celui qui m’intéressait plus particulièrement : Le premier échange télépathique entre Laurifer et Cyclope.

Tout bascula lorsque le régent du dôme fouilla dans les souvenirs de son hôte spirituel. Quand il découvrit la vie des Tocards, quelque chose en lui se brisa à jamais.

Les tocards brillaient par leur résilience, leur robustesse, leur capacité à résister à l’impossible. Cette capacité, ils la devaient à un principe de solidarité inaliénable. Nul ne saurait affirmer, même parmi les plus anciens tocards, si ce caractère était né du besoin de survie ou si la fraternité était une seconde nature chez eux. L’entraide façonnait la communauté des tocards, il s’agissait évidemment d’une société égalitaire, sans chef, où les décisions se prenaient collégialement.

Instantanément, Laurifer leur reconnut une forme de pureté primordiale. C’était, de plus, la seule société qu’il connaissait à ne pas avoir été entachée par l’emprise de Radicor.

Poursuivant ses recherches, Il découvrit également qu’au fil du temps, cette population indigène avait failli s’éteindre maintes et maintes fois. Famine, stérilité, radiations représentaient autant de péril pour leur survie. Pourtant, tant bien que mal, la civilisation des tocards perdura.

Le fils du tyran ne pouvait réprimer un intense sentiment de culpabilité. Son peuple et lui-même jouissait de tous les plaisirs de la vie alors que ses voisins souffraient de tous les maux de la terre. Leur civilisation était le témoignage vivant de son aveuglement et de son inaction.

Animé par une détermination sans faille, il ne se laissa pas submerger et poursuivit ses investigations.

Fouillant dans les souvenirs les plus précieux et les plus intenses de son hôte, Laurifer s’attarda sur un nœud émotionnel qui secouait activement Cyclope.

Quand vint « l’âge des Cafards », la menace atteignit son apogée. Tout le monde pensait la situation désespérée pourtant, les tocards résistèrent. Et ce grâce à l’action d’un homme. Un homme qui au mépris du danger, brava les insectes pour ramener quotidiennement des caisses de conserves et de médicaments.

Cet homme nommé « Le demeuré » était le père de Cyclope. Un être dont l’extrême bravoure confinait à la stupidité, c’était d’ailleurs pour cela qu’il était nommé ainsi. Par le passé, on moquait ses prétentions. Avec le temps et les exploits aidant, il acquit une influence sans pareille au sein de la communauté des Tocards.

Il avait fini par tirer une grande fierté dans le nom qu’on lui attribuait. Que ses faits d’armes défiaient ce que l’on considérait comme sensé lui allait très bien.

Si les Tocards n’avaient jamais eu de chef, on plaçait tant d’espérance autour des prouesses du Demeuré, qu’il en devint un, malgré lui. Tacitement on le mettait en valeur, on estimait ses conseils, sa compagnie était un honneur. Vint un temps où il fut tant considéré, qu’on ne le laissa plus quitter le domaine.

Dans une société ou l’empathie, la solidarité frise le sacré, ses excursions en extérieur était pour lui bouffée d’air frais, une opportunité de se retrouver seul avec soi-même. Un jardin secret aux milles dangers qu’il cultivait avec soin. En être privé revenait à tuer une part de lui-même.

Loin d’être aussi à l’aise entouré qu’en solitaire, il s’adapta péniblement à son nouveau mode de vie.

On attendait désormais de lui, au mieux, un conseil avisé sur la meilleure route à prendre pour un pillage sécurisé, au pire, un partenaire de beuverie. Ce n’était plus ses seules aptitudes qui comptaient mais sa personne.

La solitude et la nostalgie se partageaient son âme.

Fort heureusement, une femme aimante croisa son chemin. Une personne qui, loin d’être fascinée par ses exploits, s’était épris d’un homme qu’elle jugeait prisonnier de ses succès. Séduit par sa lucidité, leur relation couvait une saine compétition, poussant l’un comme l’autre à offrir la meilleure version de soi-même. Il ne cessa jamais de se languir de ses aventures passées, cependant il se lança dans un nouveau voyage, celui de la paternité.

De cette union passionnée naquit Cyclope.

Le jour de sa naissance était un moment aussi redouté qu’espéré. Un accouchement chez les tocards se soldait souvent par la mort, que ce soit celle du nourrisson ou de la mère. Ce qui aurait dû être le plus beau jour de la vie du demeuré se transforma en cauchemar, emportant avec lui ses espoirs et sa compagne.

Le demeuré ne fut plus jamais le même. Sa vie fut dédiée à la seule chose qui lui restait, son fils qu’il chérissait plus que tout.

Tous les Tocards portèrent le deuil en eux, accompagnant autant qu’ils le purent la tristesse de leur frère. Il y eut un temps où on ne vint à lui que pour le soutenir. Malgré cela, personne n’avait oublié ce dont il était capable, le peuple avait besoin de ses conseils pour survivre.

Les Tocards vivaient tous une vie dangereuse. Le demeuré chercha à tout prix à préserver celle de son fils. Alors qu’implicitement on lui avait offert une position de pouvoir, il réalisa petit à petit qu’il pouvait s’en saisir afin de sécuriser sa seule famille des dangers de l’extérieurs.

La parentalité avait fait naître en lui une forme d’égoïsme : son enfant avant tout. Qu’importe si d’autres devaient en payer le prix.

Personne n’oserait reprocher quoique ce soit au bienfaiteur des Tocards, au sauveur des temps perdus.

L’avenir lui donna tort.

Quand Cyclope atteignit l’adolescence, il se mit à douter de la bienveillance de son père. Il remarqua la partialité de son père et ne pouvait se résoudre à fermer les yeux. Si lui ne manquait de rien, il ne pouvait approuver un tel favoritisme. Laisser son peuple se faire berner revenait à le duper lui-même.

Il commença à confronter en privé les décisions de son père.

Être mis face à ses pires travers, poussa le Demeuré dans ses derniers retranchements. Même s’il agissait à ses yeux pour les meilleures raisons du monde, il savait également qu’il trahissait son propre peuple pour ses intérêts personnels. Il le savait mais n’était absolument pas prêt à l’entendre.

Chaque fois que Cyclope soulignait son égoïsme, il s’énervait d’une colère noire :

« Tu ne manques de rien, grâce à moi. Ne l’oublies jamais. Si je dois tout sacrifier pour que tu vives, je n’hésiterais pas une seule seconde. »

L’enfant comprit alors que son père mènerait les Tocards à leurs pertes.

Malgré tout l’amour qu’il portait à son père, ses valeurs morales lui interdisaient de laisser perdurer pareille injustice. Le fils se fit un devoir d’avouer la vérité. Il se confia d’abord à ses amis les plus proches qui lui jetèrent en réponse un regard penaud. Comme s’ils étaient déjà au courant de la supercherie.

Insatisfait de la réaction de ses proches, Cyclope poursuivit en semant le doute auprès de ceux que le Demeuré conseillait.

Attendant la fin des audiences, l’adolescent suivait les pauvres hères en quête de la sagesse de son père. Quand il le jugeait adéquat, l’enfant rompait sa filature et interpellait ses pairs. Peu importait l’ardeur qu’il employait à convaincre de la fourberie de son père, on interprétait systématiquement ses démonstrations comme de la jalousie ou une demande désespérée d’attention.

Désormais, le fils ne pouvait plus supporter la présence de son géniteur.

L’entendre distiller son venin tout en demeurant dans l’impuissance devint une torture. Son père était un mensonge. Sa propre existence également.

Parfois la frustration le poussait à hurler à qui voulait l’entendre, en pleine place publique, que son père était un traître, un parjure. Pourtant, plus il criait et moins on l’écoutait. Même s’il était animé par les meilleures intentions, Cyclope devint un paria.

Le temps n’essuya pas sa détermination. La solitude n’effaça pas sa loyauté envers son peuple. Arrivé à l’âge adulte, sa colère atteint son apogée. Toutes les solutions pacifiques avaient échoué. Pourtant Cyclope n’était pas prêt de se résoudre à abandonner. Bien au contraire.

Lentement, il se résigna à l’idée que pour ouvrir les yeux de son peuple, pour pérenniser sa survie il lui fallait abattre son père.

Pendant des années, ou remords et hésitations ponctuaient sa réflexion, il échafauda un plan dont il était sûr de la réussite. Il connaissait bien son père, il partait avec une longueur d’avance pour élaborer sa manigance. Une machination qui ne laisserait aucun doute sur la nature accidentelle ou naturelle du décès. Le parricide parfait, à supposer cette formule ait un sens. La contrainte principale n’était pas d’élaborer un plan mais de se convaincre de son bienfondé, qu’il était moralement légitime de l’exécuter et que sa réalisation ne le déshumaniserait pas lui-même.

Chaque soir le demeuré rendait hommage à sa défunte compagne. Chaque soir, il serrait contre son cœur une amulette qui lui avait appartenu. Il parlait à cet objet comme on parlait à une tombe. Lui disant à quel point elle lui manquait, à quel point il était perdu sans elle. Chose rare, il avait enfermé dans ce médaillon une photographie d’elle. La photo n’étant pas un art répandu chez les Tocards, l’objet était d’autant plus précieux.

Cyclope réalisa que s’il voulait cibler spécifiquement son père, cet objet serait le parfait intermédiaire. L’immoralité de sa démarche ne pouvait plus constituer un frein, peu importait sa culpabilité, il devait le faire pour le bien de son peuple.

Un matin, il subtilisa le bijou tant chéri par son père avant de partir en expédition à l’extérieur. Il savait qu’aux abords de la ville, au-dessus de laquelle trônait le repère des tocards, se trouvait un lieu où personne n’osait aller. Un endroit où la faune et la flore était particulièrement étrange, d’aucuns diraient mutante. Ce lieu était autant synonyme de mystère, de radiation que de mort. On racontait que ceux qui s’aventuraient dans ces contrées ne revenaient jamais totalement eux-mêmes. Au péril de sa vie, Cyclope, s’enfonça au cœur du danger pour y trouver un cours d’eau. Il sortir de sa besace une caissette en plomb qu’il remplit autant qu’il le put. Après quoi, il enferma l’amulette dans la boite, l’immergeant d’eau hautement radioactive.

Il avait beau être résolu dans sa détermination, convaincu du bienfondé de sa démarche, il pleura toutes les larmes de son corps. Il savait à quel point il était horrible de provoquer la mort de son père en utilisant le seul fragment qui lui restait de sa mère. Pourtant aussi affreux soit ce procédé, il en était venu à la conclusion qu’il s’agissait de la manière la plus efficace de concrétiser ses plans. Tout au long du trajet retour, il serra la caissette contre son cœur en murmurant entre deux sanglots :

« Pardon maman, pardon papa. Pardon… pardon… pardon. »

Aux premières lueurs du matin, le Demeuré rendit son dernier souffle.

Si Laurifer avait pu jusqu’alors contenir ses émotions, ce souvenir provoqua une éruption sans commune mesure dans son esprit. Outre la responsabilité de son inaction vis-à-vis des Tocards, la détermination de Cyclope mettait en avant sa propre lâcheté vis-à-vis de Radicor. Le Radicor. Le tyran qui avait façonné le nouveau monde. Par peur de lui ressembler, peur de le contrarier, il s’était toujours cantonné à la régence du dôme de l’ouïe. Sa seule marque de « courage » l’avait amené à surcharger le réseau électrique qui alimentait les communications inter-dôme. Si les dômes vivaient désormais en autarcie, parfaitement isolé les uns des autres, c’était de son fait. Le régent avait toujours pensé que sommeillait là les limites de son action, qu’il était raisonnable de ne pas en faire plus.

Au-delà des conditions de vie déplorables qu’enduraient les Tocards. Le courage et l’abnégation dont avait fait preuve Cyclope rappelait à Laurifer à quel point il était lâche. La vie du Tocard pointait du doigt les conséquences de sa prétendue sagesse.

En sa qualité de chef, il résista aux larmes. Il résista péniblement à l’envie de se morfondre éternellement. Au contraire, il souhaitait réparer ses torts. S’il avait brillé jusqu’alors par son inaction, il tâcherait maintenant de contrebalancer ses travers.

Plonger ma conscience dans celle de Cyclope fut éprouvant, c’était presque dans un réflexe de survie que je dégageais mon bras des spores nimbant le sol. Peinant à reprendre mon souffle, je jetais un regard inquiet à mon compère.

-C’était ça, l’objet de leur réunion ?

-Tout à fait. Ils ont longuement discuté de s’il était pertinent d’agir et après de… comment agir.

-Et ?

Cyclope soupira.

-Tu… craignais de voir l’influence de ton dôme contaminer mon peuple ? Ce n’est rien en comparaison de ce que Laurifer a prévu de faire.

Interloqué, je devinais que Cyclope en avait profité pour explorer ma psyché.

Il sait que ton dôme va envoyer un émissaire pour parlementer. Il a prévu d’utiliser ce « pion » pour mener une « guerre invisible ». L’idée est de charger en lui des pensées si fortes qu’elles s’imposeront à lui-même et à d’autres. Comme un virus informatique adapté à la pensée humaine. Une fois « converti », l’émissaire transportera des gemmes de télépathies pour à son tour, propager les idées du dôme de l’ouïe au sien de ton peuple. Il espère qu’insidieusement, sa manœuvre finisse par toucher les instances dirigeantes et ainsi saboter le pouvoir.

Sa finalité rejoint la tienne : libérer ton peuple de l’oppression qu’il subit. Elle ne s’arrête pas là. Il veut collectiviser les moyens dont nos trois peuples disposent pour pérenniser leur survie.

Pensant à haute voix malgré moi, je marmonnai.

-Je ne sais pas si je dois applaudir ou vomir. Pourquoi ai-je la sensation que c’est mal ?

Cyclope enchaina immédiatement.

-Est-ce que ça l’est réellement ? A mes yeux, la question que nous devrions nous poser est plutôt celle de notre responsabilité. Toi et moi, c’est nous qui avons provoqué cela. Nous étions loin d’envisager la portée de nos actes. En nous rendant ici, nous pensions simplement voyager, découvrir, rêver. Pourtant il semble que nous ayons lourdement impacté la géopolitique de cette région.

Incapable d’assumer l’étendue de notre implication, mes songes se tournèrent vers l’avenir.

-Si nous devons continuer à voyager, il va être temps de se fixer quelques règles quant à l’influence de notre simple présence.

-J’ai la sensation que peu importe les règles que nous nous serions fixés vis-à-vis du dôme de l’Ouïe, l’issue aurait été la même.

Je soupirais avec lassitude.

-C’est probablement un cas particulier, toutefois, pour les autres il faudra y réfléchir.

Cyclope acquiesça d’un signe de tête.

-Et maintenant ? Que faisons-nous pour la situation actuelle ?

- De ce que j’ai compris, nous n’avons déjà que trop fait. La meilleure des choses à faire est de filer en espérant que… tout aille pour le mieux ici.

Le tocard sourit à pleine dent.

-Est-ce que nous sommes là en plein déni ? Ou bien est-ce une manifestation sincère d’optimisme alors même que la situation désespérée ?

-Autant essayer de ne pas l'empir…

Mon regard fuit celui de mon acolyte pour se tourner vers celui du cadavre. Bouleversé, je reconnu en ses traits défigurés la dernière expression du Demeuré. Pouvoir placer un souvenir, une personne derrière l’expression figée d’un corps inerte rendait sa présence bien plus traumatisante. Il m’était impossible de concevoir cette scène, j’aurais voulu partager la tristesse de mon ami, pourtant le choc était trop fort. Je n’étais animé plus que par un seul désir : partir.

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