Chapitre 23 : Plongée dans l'angoisse

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A mon réveil, Cyclope avait l’air absorbé, le regard perdu dans le ciel. Il était toujours en train de contempler le rapace qui décorait le ciel de son ombre majestueuse. Suivant son regard, je fronçai les sourcils et apposai ma main sur le front pour protéger mes yeux somnolents d’un soleil bien trop agressif. D’un ton nonchalant, je lui lâchais.

-C’est vrai que cet oiseau est fascinant, malheureusement on ne peut pas en voir grand-chose.

Du fait de sa position, l’aigle était constamment en contrejour, nous ne pouvions finalement n’apercevoir qu’une silhouette géante, incapable d’apprécier les couleurs de son plumage ni sa forme exacte.

Le tocard se racla la gorge avant de me répondre.

-Ce qui m’est offert est déjà bien plus que ce je pouvais espérer.

Je lisais dans ses yeux le rêve et l’envie, je devinais au travers de cette expression qu’il aurait voulu être cette créature. Au travers d’elle était né le rêve d’arpenter le ciel, libéré de toute contrainte, avec le monde entier comme terrain de jeu. Poursuivant dans ce que je crus lire en lui, j’enchaînai.

-Il fut un temps où l’homme était capable de voler également.

Incrédule, mon frère tourna son regard vers moi. Dubitatif, il me répliqua :

-Vraiment ?

Je hochais la tête en guise de réponse.

-Ce n’était pas aussi élégant que le vol d’un oiseau. Il fallait nous munir d’un engin de métal qui lui nous conduisait en l’air.

Cyclope soupira de déception.

-Alors nous ne volions pas. La machine volait. Pas l’homme. Ça n’a pas grand-chose à voir.

Prenant place à ses côtés, je fouillais dans notre paquetage commun pour y trouver de quoi me remplir le ventre.

-C’est vrai. Mais même le vol de cet oiseau est quelque chose de limité. Nos ancêtres, au moyen de certains appareils, « volaient » bien au-delà du ciel, pour aller rejoindre d’autres étoiles.

Cyclope écarquilla les yeux avant de m’examiner scrupuleusement comme pour analyser si je me moquais de lui. Etayant mon argumentation sans ciller, je continuais.

Je suis tout à fait sérieux, mon ami. Au firmament de notre gloire, nous commencions à cartographier les étoiles et à s’approcher d’autres planètes. Nous avions déjà posé les pieds sur la lune, nous étions proche de coloniser d’autres mondes.

Mon compère baissa la tête, il avait l’air de regretter des temps passés qu’il n’avait jamais connu avant de ricaner.

-Mon peuple a vraiment eu une illumination quand il a formulé que « tous les hommes sont des tocards ». Plus je vieillis, plus c’est une évidence. Comment une race peut-elle prétendre vouloir habiter d’autres mondes quand elle ne peut même pas empêcher l’implosion du sien ? Implosion qu’elle a, par ailleurs, elle-même provoquée.

Après un court moment de silence, il conclut.

Quel serait alors l’intérêt de coloniser sinon détruire d’autres terres ?

Terminant mon petit-déjeuner, je me redressais pour m’étirer. Je pris bien soin de me mettre dos à Cyclope de sorte à ce qu’il ne puisse pas voir mon visage.

-Certains pourraient en déduire qu’il serait salutaire d’en finir avec l’humanité. Pour préserver le vivant, ou ce qu’il en reste.

Et par certains…. J’entends notamment moi. Ne sommes-nous pas la pire espèce ayant jamais foulé le pas de ce monde ?

-Je crois en d’autres formes de rédemption que la mort.

D’un air amusé, je repris.

-Imaginons mon ami que l’humanité se relève de cette catastrophe qu’a été la Grande Débâcle. Imaginons que nous retrouvions notre niveau technologique d’antan. Que de florissantes nations émergent, que des cendres de l’ancien monde en jaillisse un nouveau. Que crois-tu qu’il arrivera ?

Mon nihilisme m’arracha un sourire sarcastique alors que je me retournais vers Cyclope.

Qu’est ce qui pourrait mal se passer ?

Je ne pensais pas devenir un jour aussi fataliste. Et pourtant…

Cyclope médita un moment sur cette question avant de rétorquer.

-A bien des égards je suis d’accord toi, mon ami. Tu penses comme un tocard. Nous observons cette apocalypse comme une bénédiction. Pour les plantes, pour les animaux, la fin de l’âge des hommes fut un soulagement incommensurable. Cependant, la Grande Débâcle aura permis la naissance de mon peuple et ainsi de souder une indéfectible fraternité.

Mon acolyte se leva et commença à replier nos affaires. Je me joignis à lui pour lui donner un coup de main. D’une voix empreinte d’un sentiment de fierté, je l’entendis poursuivre.

L’humanité pourrait également te surprendre, Zachary. Pas nécessairement en mal. Ma tribu est la preuve que du pire peut jaillir le meilleur.

Je réprimais difficilement un rire narquois.

-J’ai hâte de voir quelle… « bonne surprise » nous réserve l’humanité.

Sur ces belles paroles, nous nous remettions en route. A trois désormais puisque nous étions toujours sous la surveillance du rapace vigilant qui tournoyait autour de nous.

Nous progressions ainsi pendant quelques jours de voyages qui se déroulèrent sans encombre. Des paysages dévastés de la colonie où nous nous étions installés, nous arrivâmes sur une savane verdoyante. Notre avancée monotone fut ponctuée par de rare moment où, quelques animaux que nous ne parvenions pas à identifier se dérobaient à notre regard, effrayé par notre simple présence.

Ces bêtes ont le bon réflexe. La peur les préservera peut-être de l’influence néfaste de l’humanité. Je suis heureux que Cyclope n’est pas suggéré de les chasser. Après tout nous avons de la nourriture, nous n’en avons pas le besoin. J’aurais quand même voulu les étudier davantage mais c’est peut-être mieux ainsi.

Passé une éternité de marche se déroulant sans encombre, nos pas nous menèrent aux abords d’un vaste rivage. La démesure de cet océan me rappelait le désert. Un désert bleuté dont les dunes éphémères, portées par les vagues venaient s’écraser sur les terres sableuses de la berge.

Jamais de ma vie je ne pensais assister à pareille merveille.

Béa d’admiration, Cyclope et moi demeurions figés. Le silence s’imposait comme une évidence. De notre perspective, nous dominions la plage en contrebas. Mon regard se promena tout d’abord à l’horizon où le ciel se reflétant dans la mer, donnait une sensation d’infinité, de plénitude. La perfection de cette vision me rasséréna immédiatement.

Fermant les yeux pour communier avec l’instant, je pris conscience de l’étendue de cette splendeur.

La vue n’était qu’un sens parmi d’autres à savourer ce spectacle.

Le bruissement de l’eau racontait une épopée enchanteresse. Une lutte sans fin où les vagues, poussés par des élans chevaleresques, chargeaient inlassablement en direction des plages sablonneuse. Une force inextinguible qui venaient constamment mordre sur les terres, façonnant le rivage de son empreinte iodée.

Je pouvais voir la mer, je pouvais l’entendre, il me fallait maintenant la toucher.

Rouvrant les yeux, je me mis à courir en direction du sable chaud, rapidement suivi par Cyclope. Animé par une félicité disparue depuis l’enfance, j’étais insouciant et heureux comme je ne pensais plus l’être un jour.

Arrivé en bord de mer, le Tocard me prit par le bras pour m’arrêter.

-Je partage ta joie, Zachary. Mais ne nous précipitons pas. Cette eau pourrait être irradiée.

Je me surpris à vouloir protester avant de retrouver mon instinct de survie.

-Tu … as totalement raison. Contentons-nous d’observer pour le moment.

La mer se drapait d’une robe bleu azur totalement transparente qui nous laissait entrevoir ses secrets. Nous étudiâmes scrupuleusement le bord de mer pour y trouver des coquillages, des algues et parfois même des crabes. Un peu plus profondément dans l’eau, nous devinions ce que j’imaginais être du corail. Il n’y avait aucun doute, ce chef-d’œuvre de la nature abritait un écosystème riche et diversifié.

Aussi studieux que nous tachions d’être, notre concentration était régulièrement troublée. L’océan était d’humeur taquine. La mer venait nous fouetter le visage de ses embruns dans une attitude espiègle qui sonnait comme une invitation au défi.

La surface claire de l’eau tendait à nous rassurer, la faune également. Peut-être qu’une forme d’insouciance éclipsait notre jugement toutefois la présence abondante de vie sous-marine, qu’elle soit végétale ou animale, termina ne nous convaincre de l’absence de radioactivité.

Alors que j’étais totalement mobilisé par la poursuite d’un crabe récalcitrant à mon examen, Cyclope m’interpella en pointant du doigt la cible de son attention.

-Tu as vu ça ?

Suivant son geste, je contemplais l’horizon où le bleu insondable de l’eau avait des airs de membranes, comme si la terre à nue se révélait enveloppée d’une peau bleutée. Plus loin encore, on pouvait observer une aspérité étrange, une forme bombée m’évoquant de prime abord la forme d’un œil qui observait le ciel.

Incrédule, je ne parvenais pas à m’expliquer ce que pouvait être cette chose.

Dans un élan de lucidité, je devinais au vue de la distance que nous avions parcourue ces derniers jours, ça ne pouvait qu’être le dôme des deux sens. Comme une forteresse marine, la structure immuable flottait au loin, immobile dans un océan de mouvement. D’un ton nimbé d’enthousiasme, j’interpellai à mon compère.

-Mon frère, je pense que nous sommes arrivés à destination.

Incrédule, Cyclope tenta de me raisonner.

-Si tu veux mon avis, ton affirmation bien présomptueuse.

D’un regard interrogatif, je lui lançai.

-Pourquoi donc ?

Le tocard soupira.

-J’ai beau être un bon nageur, ça fait quand même une grosse distance à couvrir. Peut-être que si l’on se montre suffisamment observateur, il y a quelque chose à faire…

Tout penaud, je fuyais son regard alors que je pensai à haute voix.

-Le moment serait-il approprié pour avouer que je ne sais pas nager ?

Cyclope éclata de rire.

-Nous n’avons jamais été aussi loin de notre but, Zachary.

Le géant des égouts posa son paquetage puis laissa retomber sa lourde masse au sol pour profiter du paysage un moment.

Je vais t’apprendre, pour le moment reposes toi.

Nous venions d’enchaîner plusieurs jours de marche avec de trop rares poses, nous étions tous les deux exténués.

Nous restâmes allongés jusqu’à la fin de la journée. Cyclope avait les yeux rivés vers l’océan pendant que mon regard se perdait dans le ciel. Je fus presque rassuré d’y voir notre ami ailé tournoyer dans le ciel.

Le tocard se leva d’un bond avant de m’annoncer d’un air enthousiaste :

On va commencer dès ce soir. Reste allongé. Cette nuit, c’est ta tête que l’on entraine. Demain ce sera ton corps.

Cyclope commença par une formation théorique, où il me parla notamment des dangers de la mer. Des courants, des marées, des gestes à éviter, d’autres à privilégier. Pour se prémunir des risques de cette vaste étendue d’eau, son enseignement se porta sur ce que les vagues nous indiquent, me conseilla d’observer les nuages et le vent avant même de rentrer dans l’eau. Fasciné par son expertise, je dévorais ses leçons avec une avidité insatiable.

M’étonnant de l’étendue de ses connaissances je ne résistais pas à l’envie de lui poser quelques questions.

-Comment sais-tu tout cela ?

Il me répondit alors qu’un voile de tristesse drapait son visage.

Les voies qu’empruntaient le Demeuré pour ramener des trésors à mon village n’étaient pas terrestres. C’était un fin nageur et il m’a appris tout ce qu’il savait.

Il passa le reste de la soirée à m’enseigner comment lire la mer : Etudier les courants, déterminer leur puissance et leur sens.

Le lendemain, le tocard me fit passer en revue les connaissances apprises la veille avant d’attaquer une partie plus pratique. Nous poursuivions notre leçon, cette fois ci les pieds dans l’eau.

Il existe différentes manières de nager. J’en maîtrise quelques-unes mais la plus pertinente à t’apprendre est je pense la brasse.

Afin d’illustrer son propos il joignit le geste à la parole en me montrant sa technique. J’étais stupéfait par la maîtrise dont il faisait preuve en milieu marin.

Pour traverser cette eau, tu vas alterner deux techniques. La brasse et la planche. Tu viens de voir la brasse, nous parlerons de l’autre tout à l’heure.

Il sortit de l’eau et m’invita à m’installer sur le sable. Il me fit m’allonger sur le ventre et demanda de reproduire les gestes qu’il venait de me montrer. Tout en continuant de m’abreuver de théorie.

Une bonne maîtrise de la brasse tient dans la synchronisation entre les bras et les jambes. Tes jambes sont ton moteur, tes bras vont l’accompagner.

Alors que je m’appliquais à reproduire ses conseils, il corrigea mes gestes en positionnant mes membres de manière optimale. Au terme d’une après-midi de pratique sur sable, il fut satisfait par ma technique puis enchaina.

Nager est quelque chose d’éprouvant, la tâche devant nous est monumentale. Ton endurance et ton souffle vont être mis à l’épreuve. Nous n’avons pas l’entrainement pour réaliser ce trajet d’une traite, c’est pourquoi nous devons nous donner des occasions de nous ménager. Suis-moi, je vais te montrer comment.

Il me ramena à proximité de l’eau puis s’immergea jusqu’à hauteur de la taille avant de basculer sur le dos, les bras en croix, le ventre légèrement levé, les genoux fléchi.

La planche, c’est ta seule manière de te reposer en mer. La seule occasion de détendre tes muscles. Ton seul problème c’est qu’ainsi, tu seras totalement soumis aux aléas du courant.

Mon fidèle ami ferma les yeux, d’un air totalement détendu comme je ne l’avais jamais observé. Puis il reprit.

Tu peux également te mouvoir avec, de la manière suivante.

Il rabattit ses bras au-dessus de sa tête en gardant la paume de ses mains tournées vers le ciel. Puis à tour de rôle ses bras dérivèrent une sorte de cercle autour des épaules, je le vis utiliser ses jambes pour se propulser.

Avec une aptitude hors pairs, il se déplaçait dans l’eau, non sans fracas et ne manquant pas de m’éclabousser pourtant la technique brillait par son efficacité.

Assez de démonstration, place à la pratique. A toi, mon frère.

J’observais la mer jusqu’à présent comme un trésor, je la voyais maintenant comme un défi. Alors que je m’enfonçais dans l’océan, j’aperçus mes premiers poissons qui, curieux de notre leçon, se maintenaient à une distance raisonnable de nous.

Je ne vais pas me ridiculiser devant mon public, c’est le moment de briller !

J’entamais mes exercices par une planche simple. Désarçonné par les courants, il me fallut un certain temps avant de trouver une position stable, à maintes reprises je bus la tasse, pourtant à force de tentative et au prix de biens d’efforts maladroits, je finis par toucher au but.

Instantanément je fus envahi par un sentiment de plénitude absolue. Flotter sur l’eau me donnait la sensation fusionner avec la mer. La vigueur de mes névroses, ma vigilance permanente qui tendait vers la paranoïa, mes craintes vis-à-vis du dôme de l’ouïe et la vue, mes appréhensions, mes peurs, ma haine.

Ces flots de tourment se diluèrent cette complétude aqueuse.

Je ne ressentais plus le besoin d’incarner mon être, avec tout ce que cela pouvait impliquer de néfaste, j’aurais simplement voulu n’être que ce corps flottant à la surface de l’eau.

Je fermais les yeux pour ouvrir mon âme.

Enfin, la sérénité.

ZACHARY, REVIENS.

J’entendis à peine Cyclope hurler pour me ramener à la réalité. Réalisant qu’il était temps de me redresser, je découvris avec effroi que je n’avais plus pieds. Mon insouciance m’avait éloigné de la berge.

Ne cédant pas à la panique, je rassemblais mon sang froid pour mettre en application les conseils prodigués par mon compère. Comme pour me rassurer, simultanément à la réalisation de chacun des mouvements, je me répétais mentalement une à une les directives du tocard.

Respire. Ouvre tes jambes pour les ramener proche de toi. Tes jambes donnent l’impulsion, tes bras ne font que l’accompagner. Rentre ta tête. Ramène tes bras et projette-les loin devant. Profite un maximum de l’élan donné par ton mouvement puis resserre les jambes. Respire.

Je ne me posais plus la question d’où était la côte, je me perdais dans une boucle sans fin d’exécution machinale.

Perdu dans une concentration totale, je ne regardais plus ni où j’allais, ni ne parvenait à estimer depuis combien de temps j’étais en plein effort.

Je pensais que rien n’aurait pu m’arrêter pourtant, retrouvant un semblant de lucidité, je cherchais Cyclope du regard.

Je n’avais parcouru qu’un tiers de la distance qui me séparait de lui alors même que je m’imaginais déjà à ses côtés.

La panique s’empara de moi, l’adrénaline commençait à retomber et je découvris mon corps endolori, mes jambes étaient proche de l’entorse. Je savais qu’elles ne tiendraient pas éternellement la charge musculaire que je leur imposais.

La voix de mon frère retentit à nouveau.

LE COURANT JOUE CONTRE TOI, NAGE SUR LE CÔTÉ. PAR LA.

Je me laissai guider par mon fidèle ami en prenant bien soin de me ménager. Mes mouvements gagnaient en imprécision et à nouveau je bus la tasse à maintes reprises. Pourtant il me semblait que je ne me déplaçais plus en vain, regorgeant mes gestes d’un nouvel entrain.

Au bout de quelques minutes, sa voix me rassura.

TU Y ES PRESQUE, MAINTENANT NAGE EN DIAGONALE, VERS MOI.

Cet ultime effort me semblait complètement insurmontable, je dus puiser dans des ressources dont je ne soupçonnais même pas l’existence pour gagner la cinquantaine de mètre qui me séparait de mon ami.

J’arrivais en bord de rive exténué. A peine capable de me féliciter de ma survie, trop occupé que j’étais à retrouver mon souffle et mon sang froid.

Cyclope vint me susurrer à l’oreille.

Cette leçon était la plus importante. Si belle la mer soit elle, elle n’en demeure pas moins périlleuse. Maintenant tu sais à quel point.

Un sourire aux coins des lèvres, il continua.

En mer, tu peux très rapidement passer de la sérénité à l’effroi. C’est aussi ce qui fait son charme. Reposes toi, mon ami, tu l’as bien mérité.

Les jours passèrent et les leçons du tocard travaillèrent à augmenter mon endurance et ma technique. En un mois, à force de pratique régulière je devins un nageur remarquable. Plus le temps passait, plus Cyclope me laissait travaillait en autonomie, confiant qu’il était dans mes capacités d’adaptation en mer. Il en profita pour étudier avec plus d’attention la faune marine, me narrant chaque soir ses découvertes de la journée : Crabes, crevettes, méduses, poissons. C’était comme si l’apocalypse n’avait pas eu lieu ici. Le seul témoin de la grande débâcle se trouvait au loin, perdu en haute mer. Le dôme des deux sens demeurait toujours hors de notre portée, sa seule présence était une provocation, un appel à transgresser le danger.

J’avais beau me sentir à l’aise en mer jamais je ne me serais jamais tenté à un pari aussi risqué sans l’aval de mon frère. Lorsque j’aurais sa bénédiction, lorsque sa foi en mes compétences lui fera dire que j’étais prêt à surmonter le défi, nous nous lancerions dans cette folle aventure, pas avant.

En guise d’entrainement matinal, j’avais pris pour habitude de faire deux tours de plage en courant. En plus de gonfler mon endurance, cela renforçait mes jambes en m’offrant un panorama remarquable. S’il n’était pas aisé de courir dans le sable, je m’étais convaincu qu’une contrainte en plus entrainerait des bénéfices supplémentaires.

Un jour, alors que je croisai Cyclope pendant mes échauffements, le géant me fit signe de m’arrêter.

C’est aujourd’hui que nous tenterons de rejoindre le dôme, mon frère. Tu es prêt.

-J’attendais ce jour avec impatience et appréhension. Penses-tu que nous y arriverons ?

Il afficha un sourire grimaçant aux lèvres.

-Je n’ai aucune inquiétude sur le fait que nous y arriverons. Par contre si nous trouvons les portes du dôme fermées, je suis également certains que nous n’aurons pas la force de revenir.

Je devins pâle l’espace d’un instant en m’imaginant mourir si proche du but, enfermé en haute mer. Refusant d’accepter la fatalité, je me ressaisis. Pensant à haute voix, je répliquai avec détermination.

-Je ne me suis pas entraîné si longtemps pour abandonner avant même d’avoir essayé. Ce voyage n’a jamais été sans péril, nous tenterons la traversée et advienne que pourra.

Mon compère acquiesça d’un hochement de tête puis se mit à étudier les vents, les vagues et le courant alors que mon regard se braquait sur le dôme.

L’aventure me démangeait alors que mon impatience atteint son paroxysme, pourtant je m’en remettais au jugement de Cyclope. Tant que les conditions n’étaient pas optimales pour notre traversée, nous resterions sur terre. Nous n’allions pas risquer nos vies pour un caprice.

Arrivé en début d’après-midi, le verdict du tocard tomba d’une voix solennelle.

-Il est temps.

Alors que nous nous approchions de l’eau, mon acolyte me fit un exposé de la situation.

Les vagues sont toujours moins puissante à cette heure de la journée, cela devrait faciliter le début de notre progression. Plus loin encore, le courant semble jouer en notre faveur et nous poussera vers le dôme. Je n’ai aucune idée de ce que l’on trouvera au-delà.

Pendant un moment il se tut, il ferma les yeux comme s’il se préparait mentalement. Il formula sa question avec gravité, insistant sur chaque mot comme pour tester ma détermination.

Frère, es-tu prêt ?

Immédiatement je lui répondis d’un air déterminé.

-Je n’attends que ça.

Nous nous jetâmes alors à l’eau sans être sûr d’en ressortir un jour.

Les premiers temps de la traversée se firent sans encombre. Nous connaissions tous les deux ce pan de mer que nous parcourions tous les jours. Comme prévu par mon fidèle ami, les vagues n’opposèrent qu’une piètre résistance.

Alors que notre avancée allait de bon train, je repensais à ces premiers temps passé dans l’eau ou ma négligence avait failli causer ma perte. Désormais, tous mes sens étaient en alerte.

Plus nous mettions de la distance avec le rivage, plus la vie foisonnait autour de nous. Il aurait été facile de s’émerveillait sur la faune sous-marine, pourtant je m’efforçais de mobiliser toute ma concentration dans la nage.

Les poissons se firent de plus en plus gros au point où il me semblait encore ridicule de les appeler ainsi. Je reconnus diverses espèces que j’avais pu étudier dans mes livres de biologie toutefois j’ignorais l’existence de la plupart.

De cet inconnu naquit une terreur qui ne manqua pas d’augmenter mon rythme cardiaque.

Qui sait quel genre de monstre pourrait nous prendre en grippe et se repaître d’un festin d’humain.

Je nageais toujours aux côtés de Cyclope, essayant de ne jamais le perdre du regard.

La mer nous offrait une période d’accalmie où, pour un minimum d’effort, notre cheminement était assuré par les courants.

Jamais notre objectif n’apparaissait aussi tangible. J’aurais voulu accélérer le rythme pourtant avec prudence je modérais mon enthousiasme.

Tu ne sais pas ce que la mer te réserve. Garde-toi bien de te sentir serein en terres inconnus.

Je n’osais pas me retourner cependant j’estimais que nous avions parcouru un tiers de la distance qui nous séparait de notre but.

Lorsque ma tête plongeait sous l’eau, je prenais conscience de l’immensité de cet océan.

Je ne pouvais déjà plus voir le fond et cela me saisit d’effroi.

Quand ma tête était hors de l’eau, j’avais la sensation d’être à découvert. Comme si en nageant, j’appelai de mes mouvements des prédateurs inconcevables qui verraient en moi une cible facile. Sous l’eau, je n’étais guère rassuré, cherchant du regard les créatures marines que mon esprit fantasmait dans cette insondable réalité.

Ma paranoïa était constamment alimentée et je n’avais aucun moyen de m’en séparer.

Bientôt j’eus la sensation d’être chassé. Je me surpris à éprouver des sensations irréelles, comme si un animal reniflait ma jambe pour vérifier qu’elle soit bien comestible avant d’y enfoncer ses crocs. Je redoublais de vigueur en fuyant cet amphibien invisible, gâchant ainsi de précieuses ressources.

Les rares fois où je me retournais pour vérifier que rien ne me pourchassait ne faisait que renforcer mon délire. Se faisant, j’accumulais de plus en plus de retard par rapport à Cyclope qui s’assurait maintenant une confortable avance.

Cela faisait bien une vingtaine de minutes que nous nagions sans relâche vers notre objectif pourtant, le dôme paraissait toujours aussi lointain.

L’effort constant exigé par la nage réussit à dompter mes peurs. J’évoluais à présent sans contrainte progressant inlassablement droit devant moi.

Quelques temps après que mon délire de persécution ne se tut, je remarquai bientôt que notre escapade marine attirait des curieux. Un dense banc d’une centaine de petits poissons nageait à mes côtés.

Distrait par cette fantaisie offerte par l’océan, je me pris à observer le comportement de cet entité fascinante.

La nuée filait dans l’eau avec une aisance et une cohérence quasi-surnaturel, chaque individu formant le rouage d’une machine plus globale. Etait-ce de la jalousie ? De la curiosité ? De la fascination ? Ce collectif d’écailles ne manqua pas d’inspirer ma réflexion.

Est-ce un exemple de solidarité naturelle qui les lie entre eux ? Ou bien est-il est plus aisé de se mouvoir en groupe sous l’eau ? à moins que ce ne soit un instinct de survie qui les pousse à agir de la sorte ? Peu importe la raison qui les pousse à vivre ensemble, il y a de la beauté dans …

Ma réflexion fut brutalement interrompue par un gonflement irrégulier au sein de cet agrégat de corps écailleux. Le banc de poisson fut transpercé et explosa sous le coup d’une terrible charge. D’une seconde à une autre la cohérence de l’entité fut réduite à néant dans la panique générale.

Le monstre responsable de ce chaos se révéla à moi alors qu’il terminait son effroyable assaut sur ses proies affolées.

Une créature allongée pourvue d’une longue nageoire dorsale, de gros yeux vides dont l’air inexpressif m’était synonyme de mort. Ce qui attira le plus mon attention fut ce surprenant appendice qui ornait l’extrémité de son visage. Aussi allongée qu’aiguisée, c’était comme si le visage de cette créature se terminait en une longue lame affutée. La vue de cette excroissance suffit à achever ma sérénité. Je fus saisi par un vertige, comme si la contempler revenait à passer au fil de cette excroissance surnaturelle. En tout la bête devenait mesurer dans les quatre mètres et possédait une masse monumentale.

Ma paranoïa antérieure quant à la faune marine venait de trouver une brutale concrétisation.

Son assaut fut si violent qu’il me coupa le souffle. Je sentais mes poumons se gorger d’eau pendant que les flots étouffèrent mes hurlements. Mon pouls s’accéléra pour battre le rythme de mon angoisse. Je n’avais nulle part où me réfugier, il ne suffisait à ce monstre qu’à désirer ma mort pour la réaliser.

Fortuitement, la bête ne s’intéressa qu’aux poissons qui m’accompagnaient pourtant il m’était impossible de m’en rassurer.

J’étais déjà plongé en plein cauchemar lorsqu’un monstre similaire au précédent fit son apparition. Puis un autre. Un autre. Et encore un autre. Ces monstres vivaient selon le même instinct grégaire que leur proie.

Incapable d’en supporter davantage, je me plaçai dans la position qui supportait le mieux mon déni, m’astreignant à poursuivre en faisant la planche.

Ne pas voir la menace n’était pas exactement le plus rassurant, toutefois mon esprit ne pouvait en supporter davantage. Je fus assailli par nombre de réflexions asphyxiantes parmi lesquelles, nombre de « et si ».

Et si le courant t’emportait loin de ta destination ?

Et si ces bêtes décidaient de goutter l’humain ?

Et si Cyclope lui-même avait été dévoré par des choses ?

Et si c’était là la fin de notre voyage ?

Ma tête était la source inépuisable de tourments insolubles, pourtant mon esprit ne cédait pas. La panique m’avait fait oublier à quel point mes muscles étaient endoloris par l’effort. La planche m’offrait les quelques instants de répits que mon corps réclamait instamment. Je devins de moins en moins sensible à mon environnement, mes inquiétudes s’effacèrent. Plus rien n’existait autour de moi, plus rien n’avait d’importance et mes yeux se fermèrent quelques temps.

Ma conscience s’oublia un moment.

A mon réveil, j’étais seul. Le dôme était plus que jamais à portée de vue. Les centaines de mètre qui me séparait de lui n’était qu’une formalité à laquelle je m’inclinai volontiers. Le tocard n’était plus là, mais je n’étais pas encore à même de m’en inquiéter.

Pour l’heure, seul la destination comptait.

Lorsque je fus suffisamment prêt, un nouvel obstacle me barra la route : Je ne voyais aucune entrée à cet édifice majestueux. Pire encore, alors que je souhaitais m’en approcher davantage, je pressentis un danger.

Alors que je plongeais ma tête sous l’eau pour étudier l’origine de cette intuition, je découvris une machinerie sous-marine complexe où de longs tubes mécaniques s’échappait de la structure. C’était comme si le dôme était pourvu de dizaines tentacules artificiels. Ces dernières souples et flexibles se mouvaient dans l’eau avec une désinvolture et une élégance qui rappelait une grâce animale. Au fil de mes observations, je m’aperçus que ces protubérances étaient pourvus d’une lentille qui projetait une lumière aveuglante. Lorsqu’une forme passait au travers de ces faisceaux lumineux, l’appendice tentaculaire se durcissait brusquement pour se jeter sur les pauvres poissons qui avaient eu le malheur de braver la vigilance de la machine.

J’ignorais s’il s’agissait d’un système de sécurité ou simplement d’un outil de chasse. Pourtant je ne me risquerais pas à vérifier mes théories. Au lieu de cela, je décidais de nager autour du dôme pour trouver une faille dans cette forteresse flottante.

Je ne tardais pas à découvrir une sorte de quai d’où dépassait une barque, qui éveilla en moi l’espoir d’une issue à ce périple sans fin.

Alors que je me rapprochais, je croisais le regard d’un homme qui, monté sur cette embarcation finement ouvragée, me dévisageait, frappé de stupeur par ma simple présence.

Je n’avais plus la force d’hurler pourtant mon visage criait ma détresse et mon soulagement.

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